L'éclatement des protections devenues inutiles libère parfois chez les patients des richesses d'humanité insoupçonnées et une paix enfin trouvée qui nimbera jusqu'au masque mortuaire. 
C'est donc la qualité du lieu et la modestie des personnes qui, en apportant du neuf dans l'ici-et-le-maintenant, favorisent une communication. Il n'est pas évident pour le patient d'accueillir dans son univers rétréci, limité parfois à quelques personnes, des étrangers, hier encore inconnus, de leur accorder parfois une telle confiance qu'il livre ici du jamais-dit-à-quiconque. Je comprends aisément la saturation de certains à l'encontre de la cohorte des bénévoles.
"La fréquentation des malades m'a progressivement dévoilé qu'en dépit des apparences, ce sont eux qui ont l'initiative des démarches importantes. Ils accueillent (ou n'accueillent pas) les étrangers que nous sommes.
Ils choisissent dans le nombre diversifié des intervenants leur interlocuteur privilégié (préalablement testé peut-être). Reconnaître cela n'est pas évident et bouleverse bien des prétentions naturelles à "faire le premier pas", "s'occuper de", "aller vers", "accueillir", "aider", qui nous donneraient certes le beau rôle et nourriraient notre narcissisme primaire, mais cela sera toujours contredit par les faits: "Les fondateurs ont puisé dans leur tradition spirituelle l'antériorité de l'existence de l'autre sur toutes nos initiatives vers lui: la vie nous a été donnée, un amour nous a précédés, nous ne pouvons donner que ce que nous avons d'abord reçu." (Cicely Saunders).
De telles phrases livrent une expérience intérieure sur un chemin d'initiation. Le disciple est invité à un minutieux "travail" sur lui pour éradiquer la prétention, toujours renaissante, de se donner les premiers rôles. Le fondement ultime de cette attitude de dépossession, sa raison d'être, sont à chercher dans l'appel intérieur, enraciné dans une histoire ndividuelle,  à quitter ses terres connues (la vie d'avant la maladie grave ou le deuil) et aller vers l'inconnu de la rencontre. Cette attitude de dépossession ne peut se comprendre que dans l'obéissance à cet appel .
Grâce à cette acceptation de l'inconnu de l'autre, dépouillée de toute comparaison avec soi, un regard et une écoute sauront admirer et encourager ce qu'il y a de beau et de noble en cette vie qui s'achève, les combats de cet homme et de cette femme.
L'aidant comprendra que ce mourant juge sa vie sur ce qu'il a su transmettre. Viktor Frankl, psychiâtre juif, a raconté sa conversation avec une vieille dame qui avait été domestique à Vienne toute sa vie. Emu par la noblesse de cette femme, il s'était écrié, comme Pilate devant Jésus de Nazareth: "Ecce homo" ("Voici l'Homme").

P.René-Claude BAUD, sj (1933-2010) in Ce qui remonte de l'ombre, Itinéraire d'un soignant, éditions Lessius, 2011, pp.110-111.