C’est comme écouter Carmen en Espagne, ou regarder Jivago par temps de neige. Que les délais d’édition rendent ce livre disponible aux premiers mois de François, jésuite devenu pape, et voilà qu’au fil de notre lecture se déploie tout un faisceau d’harmoniques et de correspondances. Toute une profondeur de champ, non voulue (et d’autant plus efficace), qu’il faut renoncer à mesurer rationnellement, mais qui enrichit à coup sûr et notre approche d’Ignace de Loyola, et notre regard sur le nouveau pontificat. Lumières offertes sur un siècle ou sur un autre, sur le maître ou sur le disciple, il s’agit toujours d’une quête spirituelle, de l’obéissance à Dieu et du pouvoir sur les hommes. Du service passionné de l’Église, citadelle imposante ou pauvre « hôpital de campagne »…
Cette biographie du fondateur de la Compagnie de Jésus cherche à éteindre les éclairages surdorés ou fantasmagoriques qu’a très vite projetés sur lui l’imaginaire collectif. Car, au fil des siècles, en abusant de l’eau bénite ou du vitriol, on le dépeint avec le plus grand enthousiasme ou avec l’aigreur la plus haineuse, mais jamais sans passion, tant il est difficile de parler sobrement de cet homme de feu.
Pierre Emonet, jésuite, suggère ce feu avec élan. Il veut d’abord raconter comment le feu a pris : conversion musclée, grâces mystiques exceptionnelles, initiatives parfois intempestives, toujours enthousiastes. Puis comment le feu a gagné les compagnons dont, très tôt, Ignace a voulu s’entourer. Comment l’aventure fervente de ce qui n’était au début qu’une poignée d’hommes a pu stimuler une Église en quête de renouveau évangélique, bousculée par l’élan missionnaire vers les Indes de tous horizons.
Les historiens disposent d’un récit autobiographique ; les premiers jésuites ont rédigé leurs souvenirs ; on conserve des milliers de lettres dictées, sinon écrites, par Ignace. L’auteur a lu et relu ces documents, il a consulté des spécialistes (on recommande la touche psychanalytique du chapitre VII…). Et une quinzaine de courts chapitres lui suffit pour rendre compte de la route de celui qui se voulait Pèlerin, afin d’aller partout « aider les âmes ». Trajectoire tout autant culturelle que géographique : du pays Basque à Rome, la suite du Christ l’entraîne surtout dans cette zone foisonnante qui conduisait l’Occident chrétien du Moyen Âge à la Renaissance.
On ne quitte pas ce petit livre avec, sur le Père Ignace, des idées simplifiées et univoques. Mais il nous apprend à explorer autrement le mystère Loyola. À considérer l’homme en marche, de son pas tout à la fois claudiquant et résolu – non le saint statufié, drapé de gloire pour l’éternité.
Plus question de minimiser ou de spiritualiser trop rapidement les graves soucis qu’il a connus comme Supérieur général, avec tel ou tel compagnon de la première heure, devenu incontrôlable ou jaloux. Un combat le déchire dans ses affections et dans ses convictions, il souffre, lui, l’ami bafoué et patient, maladroit dans ses tentatives de conciliation ; pour le bien de la mission, lui, l’inspirateur d’une règle de vie religieuse dont la clef de voûte est l’obéissance, il doit tout mettre en œuvre, jusqu’aux menaces, aux sanctions.
Dans les relations complexes qu’il a entretenues avec les puissants de ce monde et avec les femmes (le sommet des ambiguïtés est atteint lorsqu’en secret il faut admettre une fille de Charles-Quint comme jésuitesse – la seule de l’histoire !), nous repérons moins des lieux emblématiques où rôde la Tentation que des occasions de voir l’homme au travail. Jusqu’à l’épuisement, Ignace y met en œuvre sa prodigieuse capacité à discerner les chemins que trace l’Esprit, tout en endurant les compromis nécessaires, en acceptant les solutions d’attente. L’homme des Exercices ouvre audacieusement à une expérience immédiate de Dieu, mais que de médiations il respecte pour être efficace parmi les hommes, ad majorem Dei gloriam !…
Voilà, en somme, une biographie bien ignatienne : pour favoriser notre méditation sur la sainteté d’Ignace, elle propose une méthodique « composition de lieu » : son humanité. Méditons. En Espagne ? Par temps de neige ? Au Vatican ?

Philippe robert