Bayard, collection « Christus – Spiritualité et politique », 2010, 190 p., 15 euros.

À travers ce petit livre souffle un vent de liberté. Il s’agit d’une invitation à libérer la parole, invitation qui se fait par le biais d’une parole qui est elle-même très libre.
Dans un genre littéraire original, qui nous fait passer en un clin d’oeil de John Rawls à Sartre, de Tocqueville à l’Évangile, ou de saint Augustin au capitaine Haddock, Étienne Perrot, jésuite et économiste, fait un plaidoyer du franc-parler et de la parrhèsia. Il s’agit bien d’un plaidoyer au coeur d’un procès, celui des « assurances trompeuses » utilisées par l’économie. Trois assurances passent au crible sur le banc des accusés. En premier, l’assurance de la science qui prétend supprimer toute incertitude et inscrire sur le papier un avenir sans surprise. Ensuite, les techniques d’assurance qui prétendent maîtriser le risque en anticipant le futur par le seul calcul. Enfin, l’assurance des procédures bureaucratiques qui prétendent décharger toute responsabilité dans les normes et les règlements.
Chaque assurance est associée à une tentation. Le mirage de l’assurance trompeuse apparaît ainsi du même ordre que chacune des tentations que le diable a fait subir à Jésus. Détenir le pouvoir de transformer les pierres en pains est celui dont semblent disposer les experts de tout poil en donnant l’illusion d’un savoir certain et complet. Croire à une protection magique contre tout risque d’accident est ce que demandent aujourd’hui les compa­gnies d’assurance. Se soumettre pour avoir la gloire, c’est penser que la vie peut se réduire au résultat mécanique qui s’ensuit du respect de la norme et de la loi. À chaque fois, Jésus déplace l’assurance promise et ouvre à un ailleurs qui dépasse et accueille : l’ailleurs de ce qui n’est ni maîtrisable ni saisissable, l’ailleurs de quelque chose de plus grand que nous, qui nous rend libres, ou plutôt qui nous rend la possibilité d’une parole libre.
La parole libre, c’est la parrhèsia dont les Grecs ont fait le ressort de la démocratie. La parole libre, c’est aussi, comme la prière, une liberté qui s’adresse à une autre liberté : « Prier, c’est accepter que mon interlocu­teur échappe aux rets de mon raisonnement. » C’est dans l’expérience de l’inconnu, non maîtrisé, qui jaillit alors la liberté. La parole libre a besoin d’inconnu et d’incertitude, d’opacité et d’incomplétude, de doute et de non-connaissance. La parole libre est définie par Étienne Perrot comme « naïveté qui conjugue de temps en temps réalisme et simplicité ». Elle est semblable à celle prononcée par l’évêque brésilien Dom Helder Camara qui invitait à ne pas avoir peur d’être naïf devant la science des savants et des spécialistes : « Qu’est-ce qu’un spécialiste ou un savant, sinon un naïf qui a travaillé ? » Ce n’est pas l’étude mais « l’audace inventive, généreuse et sans complexe » qui peut changer le monde.
C’est à oser cette parole libre que l’auteur nous invite à travers sa propre parrhèsia, fondée sur la conviction que dans les mécanismes économiques et politiques, il faut donner sa chance au franc-parler. Sa parrhèsia à lui est fondée sur une expérience que lui-même dit n’être ni celle du prophète, ni celle du sage. Je dirais plutôt qu’elle est celle de « l’apôtre ». Alain Badiou différencie le discours de l’apôtre de celui du prophète et du sage. Le discours du prophète est celui du signe qui dit la différence et l’exception. Le discours du sage est celui de la totalité du cosmos, de son harmonie. Le discours de l’apôtre, quant à lui, n’est associé ni à la totalité ni à son exception, car il est pur événement. Il est le discours de celui qui a été marqué par l’expérience radicale de la résurrection.
Étienne Perrot ne parle pas de résurrection, et pourtant son franc-parler est comme une parole de vie qui jaillit de la mort, parole d’espérance qui casse l’assurance. À l’instar de la résurrection, la parrhèsia apparaît comme une parole qui invite à lâcher prise et à traverser le vide. Elle dit vrai, non pas parce qu’elle définit une vérité quelconque, mais parce qu’elle ouvre et met en mouvement. C’est une invitation à ce que chacun se fie à sa propre parrhèsia. C’est un appel à la liberté.