Nadine Deveaux est psychothérapeute et thérapeute de couple. Elle a travaillé dix ans dans le service de psychiatrie de la Maison d'Arrêt de Fresnes, puis a été coordinatrice d'un service d'accueil des conflits familiaux et de médiation familiale au Tribunal de Nanterre. Elle exerce actuellement dans un cadre hospitalier à l'unité de consultation médico-judiciaire (accueil des victimes) et est formatrice à l'Association française des centres de consultations conjugales (AFCCC).
— La croissance du nombre des divorces doit-elle être attribuée à l'augmentation des conflits au sein des couples, à leur plus grande fragilité, ou plus simplement au fait qu'il est plus facile de se séparer.
Il est vrai que l'on compte aujourd'hui un peu plus d'un divorce pour trois mariages. A Paris intra-muros, un ménage sur deux se sépare dans les premières années. Mais je ne suis pas sûre pour autant qu'il y ait davantage de conflits ; peut-être a-t-on actuellement moins de capacité à les traverser. Nous vivons dans une société très hédoniste où l'on a besoin de plaisirs immédiats, où l'on a du mal à gérer les frustrations. Il faut la réussite à tout prix ! Telle est l'idéologie du moment. Par conséquent, un grand malaise est ressenti autour de la perte, du vieillissement, de la mort. On les cache ! Et le couple est un peu malmené dans ce contexte. A cela s'ajoutent les raisons culturelles et sociales que tout le monde connaît : les femmes travaillent, s'assument, ne dépendent plus financièrement de leur mari — ce qui leur permet d'être plus exigeantes sur le plan de la qualité relationnelle. Il me semble que l'on demande beaucoup au couple, à la relation affective, même si l'autonomie et l'indépendance sont prônées comme valeurs actuelles.
— Il est plus difficile de traverser les crises, dites-vous. La crise est-elle donc inévitable ?
Les crises font partie de la vie. La naissance est déjà une crise. Puis vient ce qu'on appelle la « crise du neuvième mois », la peur de l'étranger : le bébé a vécu en osmose avec son environnement, il a comme image prégnante le visage de sa mère. Vers neuf mois, il ressent l'angoisse d'être abandonné, une angoisse qu'il va projeter sur les autres visages, perçus comme menaçants. C'est l'angoisse de l'étranger. Plus tard, l'enfant n'acquiert son autonomie vis-à-vis de ses parents qu'en apprenant à dire « non »... « On ne grandit pas sans violence », disait le psychanalyste Winnicott, pour signifier que l'on ne construit pas son individualité, on n'acquiert pas son autonomie de sujet sans deuil ni séparation. Ensuite, parents et adolescents ont à accomplir une difficile tâche pour se séparer. Ce qui ne va pas sans conflits ni crises. Tout cela est structurant.
— Une certaine violence n'est donc pas toujours mauvaise ?
Tout dépend de la façon dont elle est gérée, « métabolisée », transformée à l'intérieur du psychisme. Freud affirmait que la violence naît en amont de l'agressivité. Elle est liée à la vie, à l'instinct de survie. Quand le bébé n'a pas encore conscience de son environnement, qu'il n'est pas encore différencié, il a déjà la perception confuse d'autre chose que lui-même, et, par instinct de sécurité et pour se protéger d'un extérieur menaçant, il met en place des mécanismes de défense ; il exerce des mouvements violents pour montrer qu'il existe, il crie il appelle sa mère avec vigueur, il gesticule... La violence est assez primaire, liée aux pulsions vitales. Il ne faut pas être trop fragile pour continuer à vivre, mais c'est aussi parce que nous avons de la violence que nous sommes en vie !
— Quelle différence faites-vous alors entre violence et agressivité ?
L'agressivité est l'affirmation de soi au détriment de l'autre. On est là dans un processus plus secondaire : le sujet est alors tellement fragile qu'il a l'impression que, pour avoir le sentiment d'exister, il ne peut s'affirmer qu'en détruisant l'autre, ou, s'il a des côtés un peu pervers, en le manipulant. Chez lui, pulsions de vie et pulsions de mort ne parviennent pas à s'intégrer. Une intégration réussie se réalise quand le sujet est confirmé dans son sentiment d'existence, dans son identité, dans l'estime qu'il a de lui-même.
— Quelle serait alors l'origine des tensions au sein du couple . Le retour de conflits infantiles mal assumés, ou bien la violence de la relation amoureuse elle-même ?
Le désir est violent. Ce qui, de fait, n'a pas du tout été réglé dans l'enfance (et on ne peut tout régler) rejaillit à un moment ou un autre dans notre vie adulte. Il est d'ailleurs frappant d'entendre souvent l'un des partenaires d'un couple en conflit dire à l'autre : « Mais j'ai l'impression que ce n'est pas à moi que tu parles... Tu me prends pour un autre ! » Et si l'on entend bien cela, on peut comprendre qu'en effet la personne qui est très en colère ou vindicative s'adresse parfois à quelqu'un d'autre. Elle règle des comptes avec son partenaire, image substitutive d'un parent fantasmatique. Et, de fait, surgissent à nouveau dans la relation conjugale des conflits, parce que, dans toute relation, et particulièrement celle-là, il y a forcément des frustrations et des déceptions. La solution serait de pouvoir y trouver assez de satisfactions pour supporter les désillusions sans être amené à attaquer l'autre. La difficulté, c'est d'accepter que l'autre ne coïncide pas totalement avec nos attentes. Les crises sont justement l'occasion de cet apprentissage, de ce travail psychique d'acceptation de la différence.
— Pourquoi la déception est-elle alors si douloureuse ?
Plus les frustrations infantiles ont été grandes, plus les attentes sont fortes. On demande alors à l'autre de nous soigner. Il devient le partenaire soignant, lequel ne peut combler tous nos manques. Si l'enfant s'est construit sans recevoir assez d'amour, ou plutôt en ayant le sentiment de ne pas en avoir reçu suffisamment, une demande gigantesque peut surgir au sein du couple, adressée au partenaire censé venir réparer, combler toutes ces frustrations. Telle est bien souvent l'origine des conflits conjugaux. Fort heureusement, bien des couples réussissent à retrouver l'équilibre Ceux que nous voyons en consultation sont ceux qui sont restés bloqués, figés au moment où la crise s'est produite sans pouvoir mettre en oeuvre un processus dynamique grâce auquel chacun retrouve sa place et son identité. Car la plupart des crises sont des crises identitaires où les personnes sont trop proches, voire dans la fusion, jusqu'au moment où ce n'est plus vivable C'est la porte ouverte aux reproches, à la rancœur, à la haine avec tout ce qu'elle peut avoir de destructeur. La crise vient alors recréer un espace remettre chacun sur des limites. Pour la dépasser, chacun doit pouvoir compter sur ses ressources, puiser dans ses forces pour rétablir une nouvelle qualité de dialogue et de communication.
— Ce processus dynamique implique, dit-on, un « travail de deuil ».
Ce deuil évoque, en effet, le renoncement à un certain « idéal du couple ». Le premier couple est constitué par la relation mère-enfant : chacun est inscrit dans la continuité d'une histoire. Freud allait jusqu'à dire que « trouver l'autre n'est que le retrouver » ! Si le choix du partenaire s'origine en fonction du vécu de chacun, l'autre représente aussi le nouveau, le différent. Tout cela contribue à la formation du couple. Un idéal conscient fort et une image inconsciente façonnée par l'histoire de chacun se conjuguent au moment où se forme la relation amoureuse ce temps de l'illusion nécessaire à la constitution du lien, où chacun projette plein de choses bonnes et agréables sur l'élu.
Petit à petit, après la lune de miel, la réalité refait surface à travers le quotidien : c'est le temps de la désillusion. Il arrive souvent que des personnes viennent alors consulter, tellement ce moment est pour elles violent, plein de déceptions. D'autres, pour éviter ce temps de deuil, vont investir immédiatement sur un autre partenaire : c'est une mesure de protection assez défensive ; on évite d'avoir mal, mais on se met dans l'impossibilité de constituer un couple durable. D'autres encore préféreront se protéger de trop grands investissements amoureux en restant seuls.
— Qu'est-ce qui peut aider à vivre positivement cette désillusion ?
C'est le travail d'élaboration psychique, la capacité à renoncer, la reconnaissance de l'autre dans sa différence. Depuis dix ans que je reçois des couples en difficulté, je reste surprise d'entendre ce genre de dialogue : « Ah ! Mais, tu ne m'as jamais dit ça ! » Et la femme, aussi étonnée : « Ça fait cinq ou dix ans que je te le dis, mais tu ne m'as jamais comprise ! » Beaucoup de couples se forment sur l'accord implicite que la parole comporte du danger. C'était comme ça dans la famille ! On parle de questions pratiques, des enfants, de divers sujets d'actualité, mais pas des émotions : le langage émotionnel est verrouillé.
Il y a aussi des familles où il faut faire comme si tout allait bien. Un enfant élevé de cette manière peut se façonner une espèce de faux « self », vivre en permanence un décalage entre ce qu'il ressent et ce qu'on attend de lui. Il devient alors difficile, une fois devenu adulte, de se créer un espace de parole et de pouvoir exprimer ses besoins : la thérapie peut offrir cet espace de liberté, avec la présence d'un tiers qui ne juge pas mais qui, au contraire, contient, propose un environnement favorisant l'expression de l'intime. Souvent, ils disent : « Heureusement qu'on vient vous voir, parce qu'il n'y a qu'id que l'on parle. » Alors qu'en tête-à-tête les mots peuvent faire très mal, parce que la parole est investie comme une arme, ici, dans l'espace thérapeutique, elle peut devenir porteuse de sens. Nous gardons tous une certaine nostalgie de notre enfance où la préoccupation maternelle faisait que nous étions compris dans une histoire sans parole. ",
— Il est frappant de constater le niveau assourdissant de la musique dans bien des rencontres de jeunes, où la violence du rythme vient colmater toute possibilité de parler.
Effectivement, cela se passe dans beaucoup d'endroits qui pourraient être des lieux d'échanges relationnels. On cherche à combler le vide par l'excitation des sens, comme s'il fallait qu'ils soient toujours en éveil. Notre époque est exhibitionniste : on montre tout, on dévoile son intimité ; parents et enfants devraient tout se dire sous prétexte de communication... Publicité et images racoleuses y incitent, jusqu'à certains discours politiques. Les sens sont toujours sollicités au détriment de la parole, du silence, d'une certaine tranquillité.
— L'espace thérapeutique que vous offrez ne vient-il pas remplacer ces lieux d'échange, ces médiateurs naturels que sont la famille, les amis.
Quand le couple a trouvé un certain équilibre, chacun peut rester à sa place : homme-femme, parents-enfants... Il y a alors une certaine qualité de dialogue. La difficulté vient quand les repères s'estompent, quand on est dans la confusion des générations, que l'individualisme est trop fort... Alors, il y a un certain brouillage ; les attentes deviennent trop intenses et trop désespérées, même autour de l'enfant. On s'attendrait à ce qu'il joue un rôle de médiateur, qu'il porte les projets des parents. C'est ce qui se passe dans les familles qui vont bien : nul besoin de recourir à un tiers externe. Mais là où les liens sont trop distordus, où l'on ne parle plus que pour blesser ou pour se justifier, l'enfant est en première place pour être porteur des désespoirs du couple.
— Et quand il faut se séparer ? La croissance des divorces par entente mutuelle semble indiquer que bien des séparations se réalisent paisiblement.
Ce n'est pas si sûr ! Le travaille dans une unité de consultation médico-judiciaire au sein d'un hôpital qui reçoit des personnes victimes de toutes sortes de violences, qui ont porté plainte auprès du procureur. On reçoit dans ce cadre de plus en plus de femmes victimes de violences conjugales. J'ai remarqué quantité de violences agies par les ex-conjoints ou ex-concubins, après ce qu'on pourrait appeler de fausses séparations : on est séparés sans l'être, dans l'ambiguïté, on continue de se voir avec la menace permanente de tout arrêter, on rend l'autre jaloux, dans une espèce de jeu pervers. Cela donne à réfléchir : pourquoi une impossible séparation ? Est-ce que la rupture, le passage à l'autre vient en lieu et place de la séparation ? Il semble que beaucoup de couples se séparent avec une sorte d'idéal : « On a raté notre couple, on va réussir notre divorce ! » Là aussi, il y a des illusions : il faut se séparer sans drames, sans conflits !... Mais cela ne veut pas dire que tout ce qui est refoulé, non dit, ne resurgira pas un jour. Il faudra alors de nouveau solliciter le juge, parce que le consensus d'entente mutuelle ne tient plus la route.
— La crise n'a pas été digérée ?
Voilà ! C'est un débat que je poursuis avec les médiateurs familiaux en formation, et avec les juges aux affaires familiales : la médiation a quelque chose de paradoxal ! C'est au moment où l'on ne s'entend plus que l'on va vers un médiateur pour trouver un accord. Mais il est difficile d'entrer dans une démarche consensuelle quand, en même temps, on se sent trompé ou abusé par l'autre. C'est pourquoi la place du médiateur est délicate : il s'agit d'aider les gens à bien se séparer, et surtout à rester parents, alors même que l'enfant cristallise les conflits. Les choses se jouent autour de la pension alimentaire, des vacances, du lieu de résidence, du choix de l'école. Quand les couples n'ont pas réussi à se mettre d'accord dans le bureau du juge, celui-ci propose une série de rencontres avec le médiateur. Cette solution, qui concerne les situations les plus difficiles, peut cependant être opérationnelle dans bien des cas.
— Le pardon a-t-il sa place dans le dépassement de la crise ?
Bien sûr, c'est heureusement une ouverture possible, accessible à certains couples après un certain temps et tout un cheminement personnel. Mais le changement de regard sur l'autre nécessite une prise de distance, parce que, j'allais dire, chacun a « repris ses billes». Le travail de la thérapie de couple y vise : c'est un travail de séparation psychique qui permet a chacun d'être lui-même, toujours dans l'acceptation de cette différence. Quand on reçoit les deux ensemble, et qu'un climat de confiance se recrée peu à peu, alors une découverte mutuelle peut se faire. Beaucoup de non-dits s'expriment. C'est la porte ouverte vers le changement.
J'ai en mémoire ce couple, reçu dans un climat émotionnel intense. La femme avait eu une aventure extra-conjugale quelques mois avant l'annonce d'une grossesse, ce qui faisait aussi surgir des questions autour de la paternité. On s'est vu quelque temps, jusqu'à finir par comprendre ensemble que si cette jeune femme avait eu cette histoire, ce n'était pas pour faire mal à son mari, et encore moins pour le quitter. Le sens de son aventure, c'était d'interpeller son mari, trop pris par son travail, pour lui dire : j'existe ! Elle reproduisait là ce qu'elle avait déjà vécu dans sa famille où, au milieu de frères et soeurs envahissants, elle avait l'impression d'être la mal-aimée, celle qui justement n'avait pas eu une place très satisfaisante : « Je n'arrivais pas à te faire comprendre à quel point je vivais une sorte d'exclusion, un sentiment d'abandon. » Ce couple est reparti sur d'autres bases. Le mari, avec beaucoup d'humour, m'a dit : « Au fond, c'est avant de se marier qu'on devrait rencontrer des thérapeutes de couples ! » Chaque couple est une création.
(Propos recueillis par Claude Flipo)
Face aux violences conjugales
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