Qu'est-ce qu'être attentif à un texte biblique ? Qu'est-ce que lire véritablement un texte, devrais-je dire ? La plupart du temps, en effet, nous ne lisons pas les textes bibliques. Nous savons à l'avance ce dont ils parlent. Soit cela nous convient – et alors nous nous bornons à dire ce que nous pensons qu'ils disent sans vraiment les lire. Soit cela ne nous convient pas – et nous nous contentons de souligner que le monde a changé et que ce qu'ils disent ne nous concerne plus. Mais nous ne les avons toujours pas lus. Et, ces textes-là, ceux qui ne nous plaisent plus, nous les laissons aux fondamentalistes dont nous pensons, comme eux d'ailleurs, qu'ils les lisent bien, mais seulement qu'ils ne les contextualisent pas assez. Ce en quoi nous nous trompons ! Ils ne les lisent pas plus que nous, car ils savent, eux aussi, avant de les lire, ce qu'ils contiennent : une certaine vision du monde, la leur, et non celle du texte lui-même.
Il s'agit ici de se laisser éprouver par le texte biblique sans essayer d'en adoucir les aspérités, de le lire au pied de la lettre, c'est-à-dire de façon littérale. Pour autant il ne s'agit pas de « prendre » le texte au pied de la lettre comme on se « saisit » de quelque chose, mais de se « mettre » humblement au pied de chacune de ses lettres, devant chacun de ses mots, chacune de ses phrases, pour entendre ce qui s'y exprime et qui est toujours autre que ce qu'on y cherche. Lire, c'est en quelque sorte laisser résonner en soi les lettres, les mots, les signifiants du texte biblique pour que, de cette résonance, naisse bien sûr une signification possible qui tienne compte du contexte d'énonciation, mais aussi qui ait un effet de sens pour le lecteur, une signifiance. Oui, la Bonne Nouvelle est au pied de la lettre du texte biblique, pour autant que l'on se soit mis humblement, très bas, agenouillé en quelque sorte devant elle, comme le font les talmudistes devant les lettres de la Torah, en espérant de l'Esprit qu'il la vivifie, sans quoi, non seulement elle reste lettre morte, mais elle peut également « tuer » (2 Co 3, 6)1.
Lire ou écouter un texte biblique, surtout si nous le connaissons déjà, consiste ainsi à être attentifs aux détails, ceux auxquels nous ne prêtons habituellement pas attention ou encore ceux qui nous dérangent, et sur lesquels nous avons tendance à passer un peu rapidement parce qu'ils nous obligent à interroger notre lecture habituelle. Or, dans tout texte, et en particulier dans le texte biblique, se trouvent des détails de cet ordre. Ma conviction est que le Dieu présent dans ces textes, le Dieu de Jésus en quelque sorte, ne se laisse enclore dans aucun dogme, aucune Église, aucune idéologie, aucune théologie. Pour tenter de le montrer, j'ai choisi un texte de l'évangile de Matthieu, au chapitre 25.
À en croire les commentaires, la parabole présente ce qu'il en est du sort de dix jeunes filles (deka parthenois) parties à la rencontre de l'époux (eis hupantêsin tou vumphiou) tardant à arriver. Cinq d'entre elles, « avisées » (phronimoi), ont pris une réserve d'huile pour leur lampe et ainsi pourront entrer dans la salle des noces, tandis que cinq autres, « insensées » (môrai), n'ayant pas pris d'huile en réserve et contraintes d'aller en acheter au plein cœur de la nuit, se retrouvent exclues de la salle des noces puisqu'elles n'étaient pas présentes lors de l'arrivée tardive de l'époux.
Il ne s'agit pas ici de proposer une exégèse détaillée de ce passage, exégèse qui d'ailleurs confirmerait pour partie la synthèse de l'interprétation que je viens de rappeler, mais d'être attentif à quelques détails du texte susceptibles d'en renouveler l'écoute, d'en déplacer un tout petit peu la lecture classique, de la décaler de sa tonalité habituelle. Je m'arrête donc à quatre détails.
Le premier concerne l'ouverture de la parabole : « Il en sera du Royaume des cieux comme de dix jeunes filles » (Mt 25, 1). Si l'on écoute littéralement ce qui est écrit, je veux dire si l'on prend au sérieux ce que le texte dit, alors le Royaume n'est pas semblable aux seules jeunes filles « avisées », mais il englobe les dix, « avisées » et « insensées » comprises. Du point de vue de l'espace, le Royaume des cieux comprend la salle des noces, où seront les unes, et l'extérieur de la salle des noces, où resteront les autres. Que faire de cette tension propre à la parabole ? Comment l'interpréter autrement qu'en postulant qu'il s'agit d'une introduction classique de la parabole et que cette introduction n'a pas d'effet sur le cœur même du propos ? Je propose une lecture possible de cet écart qui n'exclut pas d'autres interprétations. Peut-être la parabole ne décrit-elle pas deux catégories de croyants susceptibles de se retrouver dans deux espaces différents, le Royaume et les « ténèbres du dehors » pour reprendre une image matthéenne que l'on trouve un peu plus loin (Mt 25, 30), mais deux attitudes présentes en chaque auditeur ? Peut-être le Royaume accueille-t-il ainsi, en tout auditeur, la sagesse et la folie ? Quoi qu'il en soit, l'ouverture de la parabole ne coïncide pas avec le scénario qui va ensuite être déployé. Cet écart permet d'ouvrir une possibilité nouvelle d'entendre l'histoire.
Le deuxième détail concerne l'attitude des « avisées ». Je constate d'abord qu'elles dorment comme les autres (Mt 25, 5) ; elles ne sont donc pas plus vigilantes que leurs consœurs. Je note également qu'elles sont de très mauvaises conseillères en les renvoyant, en plein milieu de la nuit, vers un improbable marchand (Mt 25, 9b) plutôt que de les faire profiter de la lumière de leur lampe. C'est que le monde de la parabole, s'il part de la réalité quotidienne, s'en détache rapidement pour libérer le lecteur de cette logique. Car la parabole ne fonctionne pas dans le champ de la morale commune : dans ce champ-là, en effet, les « avisées » sont des égoïstes moralement répréhensibles ! La parabole nous fait changer de monde, elle change notre rapport à la réalité. Et la question que nous pose alors ce second détail est la suivante : si être « avisé » ne relève pas d'une qualité morale, de quelle sagesse est-il question dans ce récit ? Pour tenter de répondre, venons-en au troisième détail.
Le troisième détail concerne la fameuse huile que les unes possèdent et que les autres n'ont pas (Mt 25, 3-4). Que représente-t-elle donc ? Beaucoup d'hypothèses ont été formulées dans l'histoire de l'interprétation : la vigilance, la piété, les bonnes œuvres, la foi... La parabole, elle, n'éprouve à aucun moment le besoin de décrypter l'image. Serait-ce qu'elle est évidente pour les auditeurs historiques ? Ou alors qu'il n'est pas important de savoir ce qu'elle désigne parce qu'elle n'est finalement que l'élément déclencheur d'une histoire dont l'essentiel se joue ailleurs ? C'est cette seconde hypothèse que je propose de suivre en posant une question naïve : est-ce véritablement l'absence d'huile qui interdit l'entrée dans la salle des noces ? « Oui », répond d'abord l'auditeur, influencé par l'importance apparente que la parabole accorde à cet ingrédient : si elles en avaient eu, elles auraient eu accès à la salle des noces ! Certes. Mais enfin, si la porte est fermée devant les insensées (Mt 25, 10), est-ce parce qu'elles n'ont pas d'huile ou n'est-ce pas plutôt parce qu'elles sont absentes au moment où l'époux arrive ? À l'inverse, est-ce parce qu'elles ont de l'huile que les « avisées » sont accueillies dans la salle des noces ou n'est-ce pas plutôt parce qu'elles sont présentes au moment où l'époux arrive ? Dit autrement : l'essentiel est-il d'avoir de l'huile ou d'être là au moment opportun ?
Quelle que soit la réponse que l'on apporte à cette question, la poser permet de prendre conscience de l'écart existant, dans la parabole, entre ce qui relève de « l'avoir » (avoir de l'huile ou non) et ce qui relève de « l'être » (être là ou non). La folie des cinq jeunes « insensées » n'est donc peut-être pas seulement d'avoir oublié de prendre le précieux liquide, mais également d'avoir écouté le mauvais conseil des « avisées » en se rendant chez le marchand – celui qui vend de l'avoir – alors qu'il fallait rester pour être présentes au moment opportun qui est, comme indiqué au début de la parabole, le moment de la « rencontre » (hupantêsin) avec l'époux !
Dernier détail surprenant, qui concerne la conclusion de la parabole : « Veillez donc car vous ne savez ni le jour ni l'heure » (Mt 25, 13). Où voit-on que les cinq « avisées » ont veillé, puisqu'elles dormaient toutes, « avisées » et « insensées » au moment de la venue de l'époux ? Ce n'est pas seulement l'introduction du passage (Mt 25, 1) qui est en écart avec la parabole elle-même, en proposant de comparer le Royaume aux dix jeunes filles, sages et insensées comprises. C'est aussi la conclusion qui est en décalage, puisqu'elle renvoie dos à dos les dix jeunes filles endormies. Qu'y a-t-il donc derrière ce nouveau pas de côté ? Je laisse une fois encore la question ouverte. Je note simplement que, en définitive, plus rien n'est aussi simple qu'au départ. Pour qui a fait l'effort d'écouter au plus près des détails fournis par l'évangile, les certitudes habituelles se sont peu à peu déconstruites et le texte de la parabole ne coïncide plus totalement avec ses interprétations traditionnelles. Ainsi, une lecture attentive aux détails du texte ouvre-t-elle à d'autres possibilités de lecture.
La lecture proposée n'est que l'ébauche d'une approche attentive des textes évangéliques dont l'urgence n'est plus à démontrer. Elle ouvre à une écoute non dogmatique de textes souvent difficiles à recevoir et à entendre aujourd'hui. Elle permet de découvrir un Dieu en décalage avec les images habituelles du juge redoutable, images que nos contemporains refusent. Il ne s'agit évidemment pas d'amoindrir l'interpellation à la responsabilité que ces textes contiennent (ici, par exemple, la disponibilité à la rencontre avec l'altérité) mais, bien au contraire, en étant attentif aux écarts que cette parabole construit avec les représentations classiques du jugement, de ne pas enfermer le Dieu représenté sous l'image de l'époux dans des catégories dogmatiques fermées. L'enjeu est justement de retrouver la pertinence du message évangélique en ces temps de désarroi qui provoquent chez nos contemporains des replis identitaires aux formes aussi variées que celles de l'individualisme consumériste, du fondamentalisme religieux ou du nationalisme populiste.