Ce livre s'adresse à ceux pour qui la prière est un combat qui n'est jamais gagné. C'est-à-dire aux gens normaux de notre temps. Ceux qui s'épuisent à appeler au secours un Dieu impossible à joindre en ligne. Ceux aussi qui se demandent s'il vaut vraiment la peine d'informer Dieu de nos besoins. Ceux encore qui n'arrivent plus à croire en un Dieu qui voudrait du bien aux hommes : n'est-ce pas folie de supplier que soit détourné un ouragan, éteinte une pandémie, enrayé un cancer ?

Ce livre leur offre la chance de découvrir que la prière n'est pas ce qu'ils croient, ni « Dieu » non plus. Il entraîne assez loin des sentiers battus par les amateurs de certitudes pieuses, de formules rassurantes parce qu'immémoriales. Ce n'est pas un traité de spiritualité, au sens classique du mot. C'est l'œuvre d'un philosophe croyant qui possède aussi bien le catéchisme courant que le discours théologique savant. Prêtre lyonnais, il a une longue expérience du terrain (paroissial, associatif, carcéral), ce qui n'était pas vraiment le cas de Maurice Bellet, ni de Michel de Certeau, qu'il admire fort, lui aussi.

Il s'interroge : « Que faisons-nous lorsque nous prions aujourd'hui ? » Aujourd'hui : c'est-à-dire après avoir pris au sérieux les questions posées par les penseurs « déconstructivistes », autrement redoutables que la vieille mitraille de la libre-pensée ou les affres de « l'humanisme athée » sur lesquelles s'était penché Henri de Lubac. Après avoir pris au sérieux, aussi, les drames de la conjoncture historique. Une fois écartées, autant que faire se peut, les projections anthropomorphiques, les images consolatrices ou compensatrices, les tergiversations sophistiques, que reste-t-il ? Une conviction de fond : Dieu est Don. Il est ce qui donne la création à elle-même ; il est ce geste même, ce mouvement même, cette parole même, ce passage même de ce qui n'est pas à ce qui est. Et s'il donne, ce n'est pas pour reprendre, comme l'a cru un moment Abraham : le commentaire du sacrifice d'Isaac (Gn 22, 1-19) suggère à merveille ce qu'est le Don divin. Il se révèle plus que don : excès, gaspillage.

Prier, dès lors, ce n'est pas d'abord demander, remercier ou louer. Plus fondamentalement, plus simplement, c'est se laisser traverser par ce mouvement, ce courant donateur, courant vivifiant, force, esprit – peu importe le mot, il est toujours inadéquat : « Dieu, le salut, la grâce, la Trinité, le Christ, la Révélation, tous ces termes sont finalement synonymes et désignent Dieu qui se donne, c'est-à-dire Dieu » (p. 54). Recevoir, se laisser traverser. Cette affirmation ne désigne pas à peu de frais une nuit dans laquelle toutes les vaches sont noires, comme dit le philosophe. La nuit dont émerge cet acte de foi peut être une traversée onéreuse, comme en témoigne Jean de la Croix, par exemple. Et cette proposition, qui peut sembler désinvolte vis-à-vis de la tradition dogmatique, recueille en fait le fruit des méditations d'un Maurice Blondel, d'un Karl Rahner, d'un Yves Congar.

Elle invite en tout cas à ne pas se représenter Dieu Providence comme un ingénieur informaticien plein de bonne volonté mais dépassé par le programme qu'il a mis en place ou coincé par lui, en sorte qu'il ne sert à rien de le supplier de faire encore des miracles. Confesser la Providence, dès lors, c'est faire de sa vie une réponse au Don créateur. Ce n'est plus Dieu qui est sommé de répondre (d'ailleurs, il ne répond pas, comme le clame le titre du livre de Patrick Royannais), c'est l'homme qui répond, comme Abraham, comme le psaume 40 : « Me voici ! » La prière, en rigueur de termes, n'est pas un dialogue avec Dieu. Elle est d'abord un cri qui, peu à peu, s'articule en réponse – une réponse qui peut d'ailleurs être muette puisqu'elle est d'abord un acte, une conformation de l'être, une ouverture de l'être pour recevoir le Don. La parole de Dieu s'entend dans la réponse, même muette, de l'homme.

Prier, c'est laisser l'Esprit respirer en soi, prier en soi, venir au secours de notre esprit, comme dit saint Paul. Le seul qui prie vraiment, c'est le Christ. Car le corps du Christ habité par l'Esprit, rendu à la vie par l'Esprit du Père, c'est l'Église. Jésus sans son corps n'est pas l'Église. Nous sommes le corps du Christ, mais le corps dont le Christ est la tête. Le corps priant du Christ.

Ainsi résumées, ces affirmations peuvent paraître un peu abstraites. Patrick Royannais les illustre merveilleusement par sa manière de déchiffrer l'Écriture (l'épître aux Hébreux, le récit de la Samaritaine), de donner la parole à saint Augustin ou à saint Jean Chrysostome aussi bien qu'à Raymond Devos.

La prière, en fin de compte, loin des attitudes magiques qui sont spontanément les nôtres, est une manière d'« exciter en nous le désir de Dieu ». Il ne s'agit pas de combler le désir, à plus ou moins de frais, mais de le laisser se renouveler sans cesse, à nos risques et périls. L'orant est soumis à la douleur du manque, comme un grand vide, une blessure, « seule trace, avec l'amour des frères, de Celui qui se dresse à l'Orient ». Pour dire Dieu, il n'y a pas de mots, seulement l'amour des frères.

Il y a longtemps qu'une invitation à la prière aussi vigoureuse, provocante parfois, aussi rigoureusement articulée et aussi actuelle, n'était apparue dans l'édition de langue française. L'auteur lui-même prévient : le premier chapitre peut paraître difficile par endroits (c'est son éditeur qui a dû le lui faire remarquer). Mais que le lecteur ne se décourage pas : il peut passer directement, sans trop de dommage, au deuxième chapitre. Et là, il ne se relèvera pas qu'il n'ait fait l'épreuve de la bénédiction.