Noue époque est traversée par une crise du sujet, une crise de la relation des sujets entre eux, par une difficulté singulière à vivre ensemble, mais aussi par un désir d'y parvenir. On parle habituellement du « triomphe de l'individualisme » au risque de voir cette appréciation dériver en jugement moral et occulter les complexités qui éclairent, sinon expliquent, notre tendance indiscutable à préférer notte intérêt particulier au bien commun. Pourtant, des signes indiquent que nous restons également soucieux de l'intérêt général, et ce en bien des domaines : équilibre écologique vertus citoyennes, inquiétude pour la paix, désir de communication entte les cultures... Il ne manque pas de convictions individuelles et de démarches collectives, toutes sensibilités politiques, intellectuelles et spirituelles confondues, pour signifier que le repli des individus sur eux-mêmes ne peut, ne doit pas être la voie d'un avenir sensé, humain, éthique.
 

Faire mémoire de la personne


Ainsi la contradiction est-elle vive : il semble évident pour beaucoup que le souci de soi doit passer avant l'engagement pour le vivre ensemble, mais reste présent au fond des esprits que chacun ne trouve sa voie sa vérité et sa dignité, qu'en comptant avec et sur les autres. Aussi faut-il d'emblée prendre un point de vue positif, qualifié par l'espérance. Comment pourrait-on, en effet, réinvestir à nouveaux frais une éthique une spiritualité de l'« être ensemble » si l'on dénie à nos contemporains, à nos institutions (famille, école, politique...) ou aux générations futures, le désir d'y accorder le meilleur d'euxmêmes?
Si l'individualisme a progressé dans notre société, est-ce uniquement par facilité égoïste ? Ou n'est-ce pas plutôt la peur de l'autre (et indissociablement de soi) qui explique sans pour autant pouvoir les justifier, les comportements d'exclusion, d'intolérance ou d'indifférence que nous ne connaissons effectivement que trop ? Et pourquoi cette peur s'est-elle instillée peu à peu dans une culture dont la trame est pourtant depuis fort longtemps, et sous des figures diverses (philosophiques, religieuses, politiques, éducatives...), celle de la reconnaissance de l'autre de ses droits et de ses devoirs, de la conscience commune d'appartenir à une humanité dont l'intendance nous est dévolue à tous en partage ?
Perte de mémoire,
assurément, plutôt que volonté déterminée de s'abstraire des autres, de les ignorer ou de les combattre de se considérer seul habitant et seul maître dans la demeure du monde Perte de mémoire de ce que nous sommes au bénéfice de ce que nous avons ou croyons posséder. La « crise individualiste » croise la « quête du sens ».
Pour reprendre de telles questions, les éclairer, pour relever de tels défis, il faut des références, des « repères ». Des balises plus que des dogme ; un art de bien poser les questions et de les accompagner plutôt qu'un supermarché des réponses immédiates et des recettes toutes conditionnées. Sur ce registre de la sagesse les traditions croyantes, et spécifiquement la tradition chrétienne ont à proposer leur accompagnement. Une fidélité à l'humain où la notion de personne tient une place centrale à hauteur de transcendance II est urgent, en effet, de faire mémoire de la personne. « Faire mémoire », c'est-à-dire rendre possible l'avenir, selon les belles intuitions de Paul Ricoeur.
 

Dérives de la raison


« Qu'est-ce que l'homme pour que tu en gardes mémoire ?» La question que le psalmiste adresse à son Dieu rejoint au plus universel les interrogations de la conscience humaine. Les ttaditions philosophiques, spirituelles et morales, la portent communément selon les accents propres de leurs références, de leurs convictions et de leurs méthodes. Qu'est-ce que l'homme ? Qui est cet homme singulièrement manifesté en chaque être dont Dieu a le souci ? La question de l'identité de l'être humain inaugure la recherche philosophique dans la diversité des cultures et spécifiquement dans notre univers occidental. Qu'est-ce qui fait la singularité de cet eue qu'est l'homme dans la symphonie des éléments et des événements du monde, de la nature ? En quoi se distingue-t-il et s'apparente-t-il à l'animal, aux pierres et aux plantes ? Quelle posture cette originalité lui donne-t-elle et exige-t-elle de lui dans l'univers ? A la question de la nature de l'homme est liée celle de son agir, de sa responsabilité. La philosophie est sagesse parce qu'elle veut aller jusqu'au bout des conséquences que la stature de l'êtte humain instaure au coeur de la cité.
Si les formes de la « réponse » sont diverses et en débat jusqu'à ce jour (c'est la tradition philosophique), il est un point commun sur lequel les systèmes s'accordent : l'homme est un être de raison. Cette raison n'est pas uniquement « conscience de », capacité de percevoir, de sentir ; elle est aussi « conscience de soi » : prise de conscience de notte possibilité de considérer le monde sous un autre registre que le seul fait d'« être-là », « jeté dans le monde », comme le dit Sartre. Mais la raison est également, de ce fait, « projet » : à sentir, à prendre conscience de la variété de nos capacités, nous nous saisissons également comme capables d'action. Alors vient la question du « sens » : direction (vers quoi aller, et donc quelles décisions prendre ?) et contenu (pourquoi telle décision et pas telle autre ? quels critères et références, quels exemples et modèles vont déterminer mon choix dans telle ou telle direction ?). La raison est encore « estimation » : mesure, relecture, appréciation, goût, dégoût. Prendre des décisions, c'est en assumer les effets. Plus profondément, la raison est « interrogative » : elle s'étonne et se demande pourquoi elle s'étonne, elle se demande d'où elle vient dans le même mouvement où elle s'inquiète de l'action qu'elle détermine. Dans le « sens » qu'elle éprouve elle ressent le vertige de l'origine : « Ce qui ne commence jamais de finir et ne finit jamais de commencer » (Schelling).
Remarques abstraitement philosophiques ou interrogations contemporaines aussi fraîches que du temps des Grecs ? Ne rencontrons- nous pas ces perspectives au détour des relations, des conversations, des problèmes et des questions qui intriguent la culture, le politique, les sciences et les techniques ou les nouveaux modes de communication ? Elles attestent que l'homme est ainsi fait, rationnel, que les interrogations qu'il voulait plus ou moins consciemment oublier lui reviennent avec force d'étape en étape de moments culturels en moments culturels. Il semble que nous soyons aujourd'hui à l'un de ces rendez-vous de la raison.
Kant, dans l'ambiance exaltée du « temps des Lumières », avait déjà bien posé la problématique : les capacités de la raison révèlent aussi ses limites. Le désir de savoir tutoie les dangers du pouvoir. Alors même que nous « progressons » en connaissances et en élaborations techniques, en outils de gestion et de maîtrise des choses et des êtres, nous découvrons aussi que les savoirs ne sont pas équivalents au Savoir, à la Vérité, à l'Absolu. Déception qui peut receler les pires violences : en sciences, en politique, dans la relation entre les êtres. « Je sais, donc je peux » devient insensiblement un pervers « Je sais, donc je sais tout ; je peux, donc je peux tout ». La connaissance qui se prend pour la Vérité ne peut manquer de devenir le pouvoir qui se prend pour Dieu.
Elles nous sont bien connues — ou devraient l'êtte —, ces trahisons de la raison qui ont envahi le champ de l'agir humain en notre siècle. « Barbarie à visage humain » (Bernard-Henri Lévy), « tentation totalitaire », raison « mangeuse d'hommes » (André Glucksmann), « tentation de l'innocence » (Pascal Bruckner)... Délires innommables des univers concentrationnaires, des génocides passés et actuels. Dérives éducatives : confusion entre la formation des hommes et la fabrication de cerveaux. Procédures « efficaces » pour « le plus grand bien de tous » : mondialisation excluant de plus en plus d'hommes et de cultures, économies devenant folles, techniques prétendant se passer de la main et surtout de l'esprit de l'homme, bricolages génétiques, toute-puissance sur la vie et la mort... « Rationalisation », comme on dit. Voilà qu'au nom même de la raison l'on veut la disqualifier en occultant la question récurrente qui est au coeur même de son identité : que fais-tu de l'homme qui porte et use de la raison ?
 

Figures de la peur et du désir


Il nous arrive d'êtte déçus par la raison. Ce peut être même un désespoir. Nous comptions tant, nous croyions tant aux pouvoirs immenses, absolus, que permettraient peu à peu les connaissances. Et voilà que les découvertes et leur usage nous posent plus de problèmes qu'ils n'en résolvent ! La maîtrise que nous visions se transforme en vertige et en injonction : garder mémoire de l'homme. Respect de soi. Respect des auttes. Respect mutuel. Charge commune de la condition humaine. Vivre ensemble. Eue ensemble humainement des humains : « Malheur donc à la connaissance qui ne tourne point à aimer », disait saint Augustin.
Il nous faut donc, nous les hommes, réapprendre constamment nos limites, réapprendre à les aimer pour aimer êtte au monde, aux auttes, à soi, à Dieu peut-être. Réapprendre qu'elles sont des conditions de possibilité de la liberté, le début d'un itinéraire du sens où l'homme se souvient qu'il est homme et qu'il ne s'est pas produit luimême de lui-même, comme une fausse interprétation de l'autonomie voudrait nous le faire croire. Est « autonome », non pas celui qui juge être à lui-même sa propre loi, mais celui qui s'impose de lui-même à lui-même la loi de représenter le meilleur de l'homme en ses paroles et ses oeuvres. Pour réapprendre cela, condition du « pouvoir vivre ensemble », il faut une conversion, un changement de regard. La conversion demande une certaine paix, et il faut bien constater que cette paix fait défaut à noue temps.

Crainte et violence. La peur est sans doute le martre-mot pour expliquer nos comportements « individualistes », oublieux de l'injonction de la raison qui nous porte au souci de nous-mêmes, de l'autre de nous tous ensemble, sans confusion et sans déliaison entre ces trois critères fondateurs de la condition humaine. La peur replie, aigrit, ulcère et rend méfiant de tout, y compris de soi. Dans beaucoup d'itinéraires fragilisés et blessés que l'on croise aujourd'hui, cette « fracture » s'entend. Elle est à la surface des corps, en filigrane sur les visages. Elle éructe dans nos comportements, nos stress, nos angoisses et nos ténacités à exclure. Surveillons sans cesse l'autre qui menace mon territoire l'inconnu qui menace mon savoir, l'étrange qui rend vulnérable mon pouvoir, l'étranger qui demande l'hospitalité...
La peur est le symptôme de la fragilisation de notre confiance en une conception illusoire, tordue, en conttebande de la raison ; une conception qui ne voulait user que d'une facette militariste de la raison, oubliant qu'elle est aussi une conscience qu'elle habite des individus et non des numéros, des sujets et non des choses, des personnes et non des machines. A ne plus se souvenir que l'exercice de la raison humaine n'épuise pas le savoir mais en creuse le désir sous forme de questions ouvertes, ce qui échappe ce qui résiste, ce qui ne peut êtte assimilé dans les rets de la compréhension devient inamical, dangereux. Tout ce qui est « autre », en somme. Tout ce qui n'est pas le même que moi qui me pose comme la référence unique du monde.
L'univers conjugué à ma mesure devient, puisqu'il ne se laisse pas ainsi réduire, suspect. A commencer par l'autre homme le voisin, celui dont les manières de penser, de vivre et de se rapporter au monde ne sont pas identiques aux miennes. Pathologie de l'altérité, intolérance à la différence, résistance au mystère... Autant de tensions qui dégénèrent en comportements violents et exclusifs plus ou moins clairs, plus ou moins conscients. Pourquoi alors ne pas se réfugier dans une radicalité qui protège mais qui est aussi le cri du désespoir : « L'enfer, c'est les autres » ? Sans oublier que le premier et le dernier « autre » qui rechigne à être digéré dans une procédure transparente où les causes seraient limpides et les effets non moins évidents, c'est bien moi-même. Freud et la psychanalyse ont introduit dans la culture cette perspective difficile que nous sommes opaques à nous-mêmes et que le coeur de noue identité réside en des demeures dont nous ne connaissons pas immédiatement les méandres, marquant nos actes, nos paroles et nos relations d'un sceau d'étrangeté que notre liberté peine souvent à endosser. « Je est un autre », disait Rimbaud.

• Désir de paix, de solidarités et de sens pourtant. De tous côtés, la question du vivre ensemble est posée réfléchie expérimentée. Jamais les initiatives n'ont été aussi nombreuses en bien des domaines. L'interrogation sur le sens de l'existence, les fins dernières et les origines, sur Dieu, sur l'amour, envahissent les consciences individuelles et les échanges collectifs. Les spiritualités et les religions sont sollicitées, quand bien même on se méfierait de leurs réponses et de leurs ttaditions, « raison » oblige. L'inconnu ne peut être uniquement synonyme de danger ; je ne puis être à l'égard des autres et de moi-même sur la défensive permanente. Comment serait-il possible alors d'aimer et d'être aimé — valeur fondamentale de l'existence sur laquelle tout le monde semble s'accorder aujourd'hui, plus jeunes et moins jeunes ?
Crainte et violence, d'une part. Désir de paix, de solidarités et de sens, d'autre part. Double polarité, double « passion » qui traverse en les déstabilisant individus, groupes, institutions, religions aussi. Curieuse contradiction sur la crête de laquelle notre société tente de se tenir, oscillant tantôt vers le refus de l'autre, tantôt vers le pari avec l'autre. Difficile tension qui traverse les individus : dois-je protéger mon territoire ou choisir l'hospitalité ? Dois-je défendre mon identité, alors même que je ne sais pas très bien ce qu'elle est ? Ou dois-je l'exposer pour faire l'expérience que je la comprends d'autant mieux que l'identité d'un autre radicalement différente et pourtant ressemblante m'aide à mieux m'envisager moi-même ?
Pour se déterminer à ce carrefour, il faut bien une conversion du « fondement », du regard que nous portons sur la raison. Alors peut commencer un autre usage de soi.
 

L'usage de soi


Comment donc aller au-delà de l'individualisme ? Si l'on considère que le repli sur soi des individus, des groupes et des institutions, a pour cause cet oubli des nuances de la raison qui fait de nous des ° hommes ouverts au savoir de l'inconnu et obéissants à la limite des pouvoirs sur l'inconnu, il nous faut alors remettre en place le bon ordre et la saine cohérence de la grammaire de la relation à soi et aux autres, qui seule permet l'édification et l'entretien du vivre ensemble au plus loin des replis identitaires :

• La raison se conjugue au plus particulier des individus.Qu'est-ce qu'un individu ? Un être humain rationnel et singulier. Jamais, en effet, nous ne pouvons prétendre rencontrer l'« Homme en soi ». Il est toujours identifiable en des êtres spécifiques qui se ressemblent sans se confondre. Mystère de la ressemblance et de la différence. Nous sommes ces êtres-là : nous nous reconnaissons de nous ressembler et de nous différencier. La relation entre les êtres va donc devoir tenir compte de ces deux facteurs apparemment contradictoires, difficiles à négocier en tout cas. C'est la rythmique de notre vie sociale et de nos échanges quotidiens, du plus concret (les informations échangées) au plus essentiel (l'amour). Tout autant que « moi », « lui » est unique Nous sommes individualisés : biologiquement, génétiquement, affectivement, intellectuellement, spirituellement... Mais si nous sommes chacun uniques au monde nous ne sommes pas seuls au monde. Si on l'oublie l'usage du « moi », comme on le voit tant aujourd'hui, risque de devenir narcissique. Je me prends pour le tout sous prétexte que je suis unique, irremplaçable. Non reproductible certes, mais situé dans un ensemble où chacun a droit à une place en tant qu'il est spécifique. De la bonne compréhension de cette notion d'individu découle une pratique relationnelle et sociale Elle commande le respect de soi et des autres : c'est une loi fondatrice Je dois me respecter parce que je suis singulier, mais je dois respecter l'autre qui est, « comme moi », singulier. On pourrait ici trouver l'un des fondements de la morale.

• Nous sommes des sujets, de ce fait. Qu'est-ce qu'un sujet — sujet individuel, sujet de droit dans une société, sujet de l'éducation, sujet devant son Dieu en régime croyant ? Un individu qui, prenant conscience de la responsabilité à l'égard de lui-même et de l'autre indissociablement, se décide à en assumer les attendus. Du « moi », on passe au « je » — le terme de « sujet » indiquant bien, d'ailleurs, que nous sommes en régime grammatical. Sujet des paroles que j'énonce des jugements que je porte des sentiments que j'exprime ou ressens, des actes que je pose de la foi que je risque de la place sociale, institutionnelle ou familiale que j'occupe On n'« occupe » justement une place que si l'on se décide à endosser l'individu que l'on est au milieu et avec d'autres individus dans la demeure du monde. La pensée moderne qui a introduit cette notion sur laquelle repose notre conception démocratique et citoyenne insiste sur les droits mais aussi sur les devoirs qui s'attachent au fait d'être individu. Droits et devoirs dessinent une ambiance morale où les individus ensemble (la société) passent contrat en s'engageant à soutenir leur individualité réciproque. C'est ainsi que fonctionne le droit sur lequel veille la justice.

• Nous sommes aussi des personnes. Qu'est-ce que la personne ? Si elle n'est pas d'invention chrétienne le christianisme lui donne un contenu et en fait un usage qui la porte à son plus haut degré de dignité et de responsabilité. Pour qu'un être humain soit un individu et un sujet, pour qu'il prenne conscience (ce que sa raison lui permet) des possibilités et des limites que cette singularité et cette reconnaissance imposent, il faut que lui soit donnée l'occasion d'en faire l'expérience au plus intime de lui-même. Ainsi Dieu, dans le désir de son incarnation en Jésus, le Christ, vient-il manifester au plus intime de la chair de l'homme qu'il est beau, bon et exigeant d'être homme, accomplissant de la sorte la grande figure de la création de l'homme dans l'ordre de l'univers : « Il vit que cela était bon. »
Cette révélation, qui n'est pas en mots mais en acte, vient signifier que la singularité de chaque être n'est pas simplement un fait brut mais une intention qui le dépasse et le traverse, qui vient de plus loin que lui mais dont il a l'intendance, dont lui est confié le soin, en lui-même et dans les autres. Cette révélation vient manifester que la décision d'assumer cette identité toujours particulière (être sujet) est à hauteur de transcendance sans pour autant me dispenser de prendre en charge les droits et les devoirs que cela impose. La révélation chrétienne n'est pas un commandement venu uniquement d'en haut mais une invitation à travailler « en bas » à la manifestation que « l'homme passe infiniment l'homme » (Pascal). Ainsi le Christ reprend-il dans l'Evangile le « grand commandement » : « Tu aimeras ton Dieu, ton prochain, comme toi-même » (Mt 23,34-40). Le « comme » n'est pas de comparaison mais d'analogie : « de la même manière que », « dans le même mouvement inventif, gracieux et gratuit »...
L'irruption de la révélation chrétienne dans l'histoire qualifie ainsi la notion d'individu et de sujet en les élevant à la dimension de la personne. Est une personne celui ou celle, du plus jeune âge aux confins de sa vie, qui se reconnaît situé individuellement parmi d'autres individus pour une tâche de reconnaissance et de respect mutuels, au nom du don de la vie qui lui est fait par un Autre plus grand que lui, mais qui a intimement besoin de lui pour que les hommes traversent le repli de la haine et tentent l'aventure de l'amour.
 

La loi de l'autre


On ne peut donc être soi-même sans les auttes, sans un Autre. C'est en disloquant l'individu, le sujet et la personne, que notre culture a sans doute perdu un peu la raison. La raison, en effet, instaure l'homme dans cette position particulière au sein de l'univers : puisque chaque être est singulier, il s'inquiète de la singularité de son voisin. Ainsi commence le projet de vivre ensemble comme des sujets venus de plus loin qu'eux-mêmes et ayant la responsabilité d'un trésor qui continuera plus loin qu'eux-mêmes.
Emmanuel Levinas, méditant sur le mystère de la personne en terre juive, va jusqu'à dire que l'autre m'oblige. Il est non pas mon maître, mais mon « obligé », la mémoire, par sa singularité, de ma propre singularité. Ouvrant ainsi l'injonction à la responsabilité, Levinas commente en disant : « Sur le visage de l'autre est inscrit le commandement : "Tu ne tueras point." » L'autre fait Loi sans faire la loi. En tant qu'il est une personne, il me commande de l'être aussi et d'en assumer toutes les figures : physiques, affectives, spirituelles. Alors peut commencer au plus profond la symbolique de la relation qui permet vraiment que les hommes soient entre eux des hommes et non simplement des êtres. Loin d'être un obstacle ou une contrainte pesant sur ma liberté, l'autre me révèle ce que je dois être pour devenir pleinement un homme, vrai et libre. Ce n'est plus la peur de l'autre qui me commande, mais le souci d'être avec lui pour que nous soyons ensemble des personnes.
 
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Ainsi donc, cet autre dont la proximité et la distance exaspèrent et intriguent tant nos contemporains, est une question adressée à nousmêmes. Là où l'« individualiste » croit faire son salut en se protégeant de l'autre il s'enferme dans le pire des isolements qui soit. En barricadant son territoire, il s'interdit de se trouver lui-même au plus intime au plus beau de son identité d'homme. En défendant ses frontières, il se prive d'entendre la question qui fait de nous des hommes : « Et toi, qui dis-tu que je suis ?» La certitude que notre identité est précieuse nous vient par l'autre sans être captée par lui. L'assurance de sa place lui vient par nous sans être possédée par nous. Nous pouvons alors commencer à être des personnes ensemble, comme il convient en terre humaine, en raison.