Pour matérialiser le temps, les hommes ont inventé toute sorte de techniques. On est passé des clepsydres aux cadrans solaires et des horloges analogiques (à aiguilles) aux horloges numériques. Sur ces dernières, l'heure s'inscrit sous forme de quatre chiffres. Le temps est comme en suspens, sans référence au passé ni au futur, et chaque minute acquiert une valeur singulière. Si je dois prendre un train à 17 h 58, inutile d'arriver à 18 h 00. Deux affichages ne sont jamais équivalents, surtout si l'horloge indique le jour. Les horloges analogiques (à deux, voire à trois aiguilles parcourant un cadran circulaire) déroulent au contraire le temps sur un espace où passé, présent et futur coexistent. Ces deux représentations renvoient à deux manières de se rapporter au moment présent : soit comme simple fragment de temps insaisissable, soit comme centre du temps relié au passé et à l'avenir.
Tel est bien le paradoxe du moment présent ! La Bible affronte ce paradoxe où le présent tantôt s'articule au passé et à l'avenir, tantôt, dans la réflexion sapientiale, ne connaît ni avant ni après. Le texte sacré nous livre la quintessence de sa réflexion sur l'instant dans un certain nombre d'expressions telles qu'« aujourd'hui », « maintenant », « le jour de YHWH », « le bon moment », etc.


Aujourd'hui


Pour articuler le présent sur le passé, la tradition juive comme la tradition chrétienne recourent fréquemment à l'expression « aujourd'hui ». Mais il existe plusieurs façons de procéder. D'un côté, des nostalgiques regrettent de n'avoir point participé à l'exode ou de n'avoir pu approcher Jésus. Même si les relations entre YHWH et Israël se sont nouées dans des événements fondateurs, c'est dans le présent que tout se joue. Ni le passé ni l'avenir ne sauraient dispenser d'affronter l'instant présent, comme le montrent les différentes modalités de Y aujourd'hui dans la Bible :

• L'aujourd'hui de l'alliance. Commençons par un texte capital en la matière : « Ce n'est pas avec nos pères que YHWH a conclu cette alliance, c'est avec nous, nous qui sommes là aujourd'hui, tous vivants » (Dt 5,3). Voilà qui coupe court à toute idéalisation du passé, et singulièrement à l'événement du Sinaï. Le moment fondateur est complètement dévalué au profit du moment de refondation, et les ancêtres sont logés à la même enseigne que les contemporains. Ce qui importe, ce n'est pas d'avoir participé à l'événement fondateur, mais de conformer sa vie à l'alliance, et rien ne sert d'avoir vécu des expériences extraordinaires si elles ne trouvent aucune résonance dans le présent.

• L'aujourd'hui de la liturgie
. Le mot aujourd'hui parsème les répons ou les oraisons de nos liturgies, surtout lors des fêtes : « Aujourd'hui, le Roi des deux a daigné naître de la Vierge Marie », disons-nous à Noël, puis, à l'Epiphanie, pour marquer l'actualité du mystère : « Dieu qui aujourd'hui nous as révélé ton Fils unique aux nations en les guidant par une étoile. » La naissance historique du Christ ou sa manifestation historique aux mages ne m'intéressent que si elles me concernent encore aujourd'hui. Certes, nous n'étions ni à Bethléem pour la nativité ni à Jérusalem le jour de la Pâque du Christ, mais, par la proclamation du récit biblique, nous entrons en scène et, symboliquement, sommes incorporés aux événements fondateurs. Voici un texte de la Mishna que nos frères juifs redisent lors du Seder (liturgie domestique) pascal et qui vaut pour la liturgie chrétienne :

« Qu'à chaque génération chacun se considère lui-même comme s'il avait été lui-même libéré d'Egypte... Ce ne sont pas seulement nos ancêtres que, lui, le Saint béni soit-il, a fait sortir d'Egypte, mais il nous a aussi libéré avec eux, comme il est écrit : "Et nous, il nous a fait sortir de là-bas pour nous faire entrer dans le pays qu'il a promis par serment à nos pères, et pour nous le donner"» (10,5).

• L'aujourd'hui de la Loi. On se demande souvent quel est le lien entre la sortie d'Egypte et le don de la Loi au Sinaï, et l'on donne comme unique réponse que l'événement de salut offert gratuitement par Dieu fonde la réponse du peuple dans l'obéissance. C'est parce que Dieu a agi envers nous et nous a aimés le premier que nous devons répondre par l'obéissance. Cette réponse est juste, mais elle pèche par défaut. En effet, le lien entre l'exode et le Sinaï est aussi d'un autre ordre. La sortie d'Egypte est un événement unique qui porte en germe ou symbolise le salut apporté par Dieu à son peuple : c'est la matrice de toute libération. Mais on ne peut pas demander à Dieu de refaire l'exode à chaque génération ; cette traversée reste unique et non reduplicable. Or le présent de la liturgie en actualise la force à chaque génération par la Loi. Ou pour le dire autrement : si la sortie d'Egypte a transformé une masse d'esclaves en peuple libéré, celui-ci ne peut conserver dans sa splendeur première cette liberté et cette grâce que par l'obéissance à la Loi. Bref, la Loi permet d'inscrire dans le temps et à chaque moment les conditions qui permettent de maintenir intacte cette libération. L'exode sans le Sinaï serait un feu de paille ou un souvenir, mais le culte et la Loi assurent la continuité de son action, génération après génération, siècle après siècle. C'est le même rapport qui s'établit entre la résurrection du Christ et le don de l'Esprit à la Pentecôte. L'Ascension nous ferme à jamais l'accès au Jésus de l'histoire, et même à l'événement pascal. L'Esprit nous est donné à la Pentecôte, afin qu'à notre tour nous posions les gestes de Jésus et vivions de la bienheureuse résurrection.

• L'aujourd'hui de l'accomplissement
. En Jésus de Nazareth advient l'éternel aujourd'hui de Dieu accomplissant définitivement le premier testament et marquant l'avenir d'un sceau indélébile. Le thème de l'accomplissement parcourt le Nouveau Testament, mais c'est sans doute en saint Luc (4,14.16-21), dans une scène saisissante, qu'on en perçoit l'irruption dans l'aujourd'hui des hommes. Il y a là tout un « discours-programme » que nous voyons se dérouler dans la vie de Jésus. Accomplir aujourd'hui, c'est à la fois déployer le programme qu'Isaïe évoquait et porter à son achèvement ce qui était en germe. Or c'est l'aujourd'hui du Christ qui l'effectue.
L'aujourd'hui met en relation l'hier avec le temps présent. Il dit que les événements du passé sont encore efficaces dans l'aujourd'hui que nous vivons. Isaïe use d'un procédé identique. Tantôt il nous dit : « Ne vous souvenez plus des choses d'autrefois, car je vais faire du nouveau » (43,18-19), tantôt il invite à faire mémoire du passé, car celui-ci est le garant et le témoin de la constance divine (46,8). La mémoire peut rendre nostalgique et nous aveugler sur le présent ou l'avenir, mais aussi nous remplir d'espérance : ce qui a eu lieu peut encore se reproduire. Tout dépend du présent. Si la mémoire nous empêche de vivre au présent, il faut en faire abstraction ; si, au contraire, elle illumine le présent et renforce la foi, il faut faire mémoire. Le souvenir des événements du passé doit donc nous aider à vivre le présent.
Ainsi Qohélet ne parle-t-il du passé ou de la mémoire que dans l'intérêt du présent. En 5,19, il dit qu'« il ne songe guère aux jours de sa vie, tant que Dieu le tient attentif à la joie de son coeur », car cela peut porter atteinte à la joie du présent ; et en 11,8, qu'« il se souvient que les jours sombres sont nombreux, que tout ce qui vient est vanité », car de mauvais jours nous attendent, et il faut se hâter de goûter le bonheur. A la différence du Deutéro-Isaïe, il n'invite pas à se rappeler des événements passés mais à vivre au présent. Il n'y a donc aucune contradiction dans Qohélet qui se veut réaliste et pragmatique : en 5,19, le peuple se souvient de vraiment ttop de choses qui l'empêchent d'être joyeux. Il faut juger en fonction du présent.


Le Jour du Seigneur


Mais le présent s'articule aussi à l'avenir et entre en tension avec les événements qui surviendront. Il intègre potentiellement le futur. Chez les prophètes, des expressions comme « Jour de YHWH » (24 fois, surtout en Isaïe, Joël et Sophonie), « ce jour-là » ou « le jour de sa colère » connotent une intervention décisive de Dieu.

• « Dies irae, Dies illa... » Ces mots célèbres, qui résonnent encore dans toutes les mémoires, proviennent d'une prose composée primitivement pour le dernier dimanche après la Pentecôte et intégrée plus tard dans la messe des défunts. C'est en fait une citation biblique qui désigne le jour de YHWH, ce jour où Dieu intervient aussi bien contre des nations que contre Israël pour mettre fin à une situation d'injustice. Ainsi, on parlera des « jours de Madian » (/s 9,4) pour rappeler la défaite mémorable des Madianites qui avaient opprimé Israël. Amos et Joël annoncent la fin des royaumes de Juda et d'Israël comme le jour de YHWH, semblable à une catastrophe cosmique ou météorologique : « Jour de ténèbres », « Jour de colère ».

• « Haec Dies quam fecit Dominus ! Exultemus et laetemur in ea. » Ce texte, qui provient du Ps 118,24, sert de graduel à la messe de Pâques. Dans une soixantaine de cas, le jour de YHWH vise le rétablissement d'Israël après les catastrophes. C'est un jour de joie, de guérison ou d'abondance (de lait, de fruit, de miel), de paix entre les hommes, paix entre les hommes et la création. Dieu intervient souvent le troisième jour comme dans Osée ou dans la résurrection du Christ pour marquer le sceau de la mort et de la vie.

• Le Jour du Christ. C'est au présent qu'on attend le retour du maître ou de l'époux. L'expression « jour du Christ » revient à plusieurs reprises dans les lettres de Paul (1 Co 1,8 et 5,5 ; 2 Co 1,14 ; Ph 1,10 et 2,16) : « Ainsi serez-vous purs et irréprochables pour le jour du Christ, vous qui portez la parole de vie : c'est ma gloire pour le jour du Christ. » L'attente du retour est une attente active, et surtout non programmée. Il reviendra, mais à l'improviste et comme un voleur dans la nuit. Il faut donc veiller, et en même temps continuer à vivre. Les Thessaloniciens s'imaginaient un retour tellement proche qu'ils en avaient cessé leur travail, et Paul se voit obligé de les inciter à le reprendre (1 Th 2,19 ; 3,13 ; 4,13-17 et 5,23).

• L'heure chez saint Jean. Ce thème exclusivement johannique sert à marquer la relation de Jésus à son Père, à indiquer l'initiative absolue du Père auquel le Fils se soumet. Les trente années que Jésus a passées à Nazareth sont une attente de l'heure fixée par le Père, et Jésus ne la devancera pas. A Cana, il dira à Marie : « Mon heure n'est pas encore venue », et il tiendra le même langage à ses frères en 7,6-8. Ses disciples veulent agir tout de suite, sans délai, et monter à Jérusalem.
Mais Jésus réprouve ce comportement, car c'est leur oeuvre qu'il veulent accomplir et non celle du Père. On pourrait paraphraser ainsi les paroles ironiques de Jésus : « C'est toujours le moment pour vous, parce que vous le choisissez. Mais moi, je ne le choisis pas. Mon heure, c'est celle que le Père choisit. » Jésus conteste l'immédiateté de ses disciples qui les empêche d'entrer dans le temps de Dieu. L'essentiel est moins l'action que le moment de l'action. Aussi, Jésus leur rétorque : « Vous, le monde ne peut pas vous haïr, puisque vous agissez selon vos vues ou celles des hommes. » Attendre l'heure, c'est attendre les signes du Père, et elle sonnera : « L'heure est venue » (4,23).


Le moment présent


C'est avec les écrits sapientiaux que s'amorce une réflexion sur le moment présent, qui culmine au chapitre 3 de Qohélet. Le verset 1 énonce un principe général qu'illustrent quatorze situations opposées (2-8), suivies d'un commentaire (9-13) :

« Il y a un moment pour tout,
et un temps pour chaque chose sous le ciel :
un temps pour engendrer,
et un temps pour mourir ;
un temps pour planter,
et un temps pour arracher.
Un temps pour tuer,
et un temps pour soigner ;
un temps pour détruire,
et un temps pour construire.
Un temps pour pleurer,
et un temps pour rire ;
un temps pour gémir,
et un temps pour danser. Un temps pour lancer des pierres,
et un temps pour les ramasser ;
un temps pour s'embrasser,
et un temps pour s'abstenir.
Un temps pour chercher,
et un temps pour perdre,
un temps pour garder,
et un temps pour jeter.
Un temps pour déchirer,
et un temps pour recoudre,
un temps pour se taire,
et un temps pour parler. Un temps pour aimer,
et un temps pour haïr ;
un temps pour faire la guerre,
et un temps pour faire la paix.

Quel profit le travailleur retire-t-il de toute la peine qu'il prend ? J'ai vu toutes les occupations que Dieu donne aux hommes. Toutes les choses que Dieu a faites sont bonnes en leur temps. Dieu a mis toute la durée du temps dans l'esprit de l'homme ; et pourtant, celui-ci est incapable d'embrasser l'oeuvre que Dieu a faite du début jusqu'à la fin.
Je sais qu'il n'y a rien de bon pour lui que de se réjouir et de se donner du bon temps durant sa vie Et puis, tout homme qui mange et boit et goûte au bonheur en tout son travail, cela, c'est un don de Dieu Je sais que tout ce que fait Dieu, cela durera toujours ; il n'y a rien à y ajouter, ni rien à en retrancher, et Dieu fait en sorte qu'on ait de la crainte devant sa face. Ce qui est a déjà été, et ce qui sera a déjà été, et Dieu va rechercher ce qui a disparu. »

• Le Principe (v. 1). De quel temps parle Qohélet ? S'agit-il de l'instant saisi dans sa singularité (telle date) ? Ou au conttaire d'actions ou de situations globales (printemps, moisson, guerre) ? Ou bien enfin de circonstances (bonnes ou mauvaises) qui l'entourent ? Le mot hébreu qu'on traduit par temps peut recouvrir ces trois significations. Pour atteindre le sens, il faut examiner le catalogue des exemples fourni par Qohélet.

• Le catalogue (v. 2-8). Ce catalogue appelle plusieurs remarques. D'abord, Qohélet a retenu quatorze couples d'exemples qui suggèrent une totalité, puisque le terme temps revient vingt-huit fois, soit 4 x 7 : 4 (les éléments : eau, air, terre, feu) ou l'espace (les points cardinaux) et 7 : l'échelle du temps hebdomadaire. Ensuite, ces couples sont disparates, puisque certains moments sont décisifs (comme la naissance ou la mort) et les auttes plus ou moins facultatifs ou relevant d'une plus ou moins grande urgence. Tous ces couples ont cependant en commun de ne pouvoir s'accomplir simultanément. Enfin, s'il faut poser le temps par rapport à Dieu, il faut surtout le faire par rapport à l'homme.
Dans la liste de Qohélet, on peut distinguer deux grands types d'activités, celles qui s'imposent à l'homme et celles, majoritaires, comportant une certaine part de choix, qu'on peut faire ou pas, ajourner ou effectuer immédiatement :

• Situations imposées : Il s'agit essentiellement de la naissance et de la mort. Aujourd'hui, les parents peuvent programmer la venue d'un enfant, et une personne décider de mettre un terme à sa vie. Tel n'est point le propos de Qohélet qui ne parle pas d'engendrer ou de se tuer, mais de naître et de mourir, ce qui nous advient. Il n'envisage pas la prédestination ou la programmation de ces moments, mais des circonstances dans lesquelles elles se produisent. La naissance comme la mort peuvent s'accompagner de surprises : naissance inattendue ou inespérée (Isaac) et mort prématurée et inattendue (Josias). Avec le recul du temps, on peut considérer que telle naissance ou telle mort se situa à un moment favorable ou défavorable. On peut naître avant terme, naître en temps de paix ou dans une famille aisée... La mort prématurée de Josias posait un problème théologique complexe aux historiographes de la Bible. Le Chroniste l'expliquait par une désobéissance de la part de Josias. Mais quand on ne peut l'imputer à la responsabilité humaine, on en cherche l'explication dans la théodicée, à la manière des amis de Job. Qohélet refuse tout net ces deux solutions et constate, désemparé, que tout le monde meurt « en son temps », des justes mourant parfois avant l'âge et des méchants perdurant (8,12). Cela reste une énigme.
Situations ouvertes :
Dans nombre de cas, cependant, nous disposons d'une marge de manoeuvre tout à fait considérable, soit dans le choix du moment, soit dans l'accomplissement ou non de l'action, soit dans le choix des moyens, même si, parfois, les circonstances me contraignent à agir. Dieu ne contraint personne à faire de la couture, mais vient un moment où il sera trop tard pour réparer un vêtement, car le trou sera trop grand. Ce qui commande le travail, ce n'est ni Dieu ni l'homme, mais la tâche à accomplir, et l'homme ne peut que s'adapter aux circonstances, sous peine d'être sans cesse en porte-à-faux avec la réalité.
Voilà tout le problème de nos éphémérides ou des calendriers qui ornent nos cathédrales. Dans Les travaux et les jours, Hésiode conclût son exposé sur les travaux des champs par ces mots :

« Ce sont là les jours qui ont un véritable prix pour les habitants de la terre Les autres sont changeants ou neutres, n'apportant rien aux hommes. Tel fait l'éloge d'un jour et tel d'un autre, et peu de gens savent le vrai : une même date parfois est une marâtre et parfois une mère ! Heureux et fortuné celui qui, sachant tout ce qui concerne les jours, fait sa besogne sans offenser les Immortels, consultant les avis célestes et évitant toute faute » (384-390).

Certains, assez irréalistes, rêvent de pouvoir connaître ces moments pour agir en conséquence. D'autres, plus pragmatiques, savent qu'il n'en est rien et cherchent tout simplement à s'adapter aux circonstances ou à s'en accommoder. Faire face !

• Le commentaire (v. 9-13). Qohélet penche pour la seconde solution, mais au nom du principe théologique que tout instant porte en lui la marque de l'éternité, et donc du divin. Il ne cache pas son pessimisme, au demeurant, au verset 9, sous la forme d'une interrogation rhétorique : « Quel profit le travailleur [celui qui fait] retire-t-il de toute la peine qu'il prend ?» A première vue, on le comprend, car l'homme dispose d'un pouvoir relativement faible sur ce qui lui échoit. A quoi bon entreprendre, si tout est aléatoire ?
Aux versets 10-11, Qohélet affirme avoir observé (« j'ai vu ») les différentes activités du catalogue et les avoir expérimentées comme « don de Dieu » — expression qu'il affectionne, puisqu'elle revient une douzaine de fois dans son oeuvre. C'est dire que Dieu est présent à l'ensemble du temps et qu'il intègre chaque individu dans son dessein. Ensuite, Qohélet précise que Dieu ne se contente pas de donner le moment mais aussi l'éternité, c'est-à-dire la trajectoire et le point sur la trajectoire : l'origine, le terme et l'instant. Chaque moment est donc ressaisi dans la totalité du temps, et Dieu présent aux deux bouts de la chaîne. Peine perdue et vaine sagesse que de sonder les intentions de Dieu (1,13 et 2,23) ou de suspecter ses décisions d'être incohérentes (2,26). Enfin, toutes les situations auxquelles l'homme est affrontées relèvent du contrôle divin : il ne peut ni les anticiper ni les prévoir. Mais l'homme n'a pas la clé de la totalité, sinon « dans son coeur », ce qui veut sans doute dire : « dans sa pensée », mais sans expérimenter le dessein de Dieu « qui va du début à la fin ».
Aux versets 12-13, Qohélet tire une première conclusion (introduite par « Je sais ») : s'il en est ainsi, alors il ne reste plus qu'à se réjouir, boire et manger, se donner du bon temps et goûter au bonheur en tout son travail, y voyant un don de Dieu. Coupée du reste, cette déduction peut sembler faire écho au carpe diem des épicuriens. Mais, justement, Qohélet ne s'en tient pas là. Aux versets 14-15, sans rien renier de ce qu'il vient de concéder, il pose ensuite une série d'affirmations qui donnent sens à ce qui précède :
• D'abord, il certifie que « tout ce que Dieu fait durera toujours ». Mais qu'on se garde de deux contresens possibles. Soit : « Toute chose faite par Dieu est éternelle » (à exclure, car contredit par l'expérience), soit : « Toute action posée par Dieu est éternelle » (peu probable, car hors de propos). Le sens ne peut eue que celui-ci : « Quelle que soit l'action de Dieu ou la chose faite par lui, il ne s'enferme jamais dans le temps. » Qu'est-ce à dire ? Qohélet s'extasie devant la transcendance divine (ce en quoi Dieu nous dépasse et ne peut se laisser enfermer dans la création) et son immanence (comment Dieu se rend présent au monde), et il les applique à la temporalité. Par sa transcendance, Dieu confère à chaque instant une valeur éternelle, le dilatant à l'infini dans le passé et l'avenir. Par son immanence, chaque instant advient « en son temps », c'est-à-dire au bon moment. Telle est la richesse infinie du moment présent.
• En 14b, il précise qu'« il n'y a rien à y ajouter, ni rien à en retrancher », ce qui renvoie bien à une totalité immuable que personne ne peut s'arroger le droit de modifier. Le temps est aussi divin que la Loi, puisqu'on leur applique la même règle (cf. Dt 4,2 et 13,1). Ben Sira reprendra ce thème pour en faire un des lieux majeurs de sa réflexion (18,6 et 42,21). Pour Qohélet, on ne saurait entraver le dessein de Dieu. Ce que Dieu a prévu se déroule inéluctablement et invariablement, et l'homme ne peut qu'y acquiescer.
• Enfin, en 14c apparaît la notion de crainte de Dieu, si chère aux sages et qui reviendra par la suite (5,6 ; 7,18 ; 8,12-13). Comme dans la plupart des écrits sapientiaux, la crainte de Dieu consiste à trouver l'attitude qui convient en face de Dieu, qui implique respect et amour. Dans notre contexte, elle suggère que l'homme ne saurait tout connaître des desseins divins et doit présupposer que Dieu fait pour le mieux.
• Avec le verset 15, la réflexion de Qohélet se boucle sur elle-même et rejoint ce qu'il énonçait au début de son livre : « Ce qui est a déjà été, et ce qui sera a déjà été, et Dieu recherche ce qui fuit. » Ni le présent ni l'avenir ne sauraient apporter du nouveau. Malgré la difficulté légendaire de la dernière proposition, on peut penser que Dieu assure la continuité entre ce qui fut, ce qui est et ce qui sera.

* * *

Pourquoi la Bible privilégie-t-elle ainsi le moment présent ? Telle est l'ultime question qui suscite une double réponse :
• Le caractère préférentiel pour le moment présent découle de la valeur axiale que le peuple hébreu accorde à l'histoire. Mais si la Bible privilégie l'histoire comme lieu de la rencontre avec YHWH, ce n'est pas pour autant qu'elle sacralise les événements fondateurs, car le passé cache des pièges qu'Isaïe ou Qohélet avaient parfaitement débusqués. Il n'a de valeur que s'il aide à affronter le présent. Face à l'avenir, la méfiance des écrivains bibliques n'est pas moindre : trop penser aux jours à venir (par exemple, à une clé de l'histoire) risque d'arracher aux tâches présentes ou de sacrifier des populations entières à des lendemains qui devraient chanter. Reste donc à se focaliser sur le moment présent, non pour s'y enfermer, mais pour en déchiffrer l'insondable richesse.
• Mais cette préférence accordée à l'instant présent n'est qu'une conséquence de la conception biblique de l'immanence et de la transcendance divines. Affirmer que Dieu est transcendant, c'est dire qu'il échappe à nos prises et qu'il dépasse toutes nos représentations. Poser l'immanence divine, c'est affirmer que Dieu peut entrer en communication avec l'homme. Comment celle-ci peut-elle s'effectuer sans porter atteinte à sa transcendance ? Dieu se communique aux hommes par certains moyens, sans pour autant s'y laisser enfermer. C'est le jeu des anthropomorphismes, des figures qui ne s'identifient pas complètement à Dieu mais qui le révèlent, tels l'Esprit du Seigneur, la Sagesse personnifiée ou la Parole. Or ces « médiations » ont en commun d'être fugaces et insaisissables. Le vent souffle où il veut : la parole suppose une écoute et une interprétation. La temporalité n'échappe donc pas à ce paradoxe de l'immanence et de la transcendance.
Dieu nous rejoint dans le temps, et c'est là que nous le rencontrons. Mais le passé et, dans une moindre mesure, l'avenir risquent d'enfermer Dieu dans le temps comme dans un programme que Dieu devrait accomplir et d'où serait exclu l'imprévisible. Le Dieu d'Israël a choisi de se donner dans le temps, et plus particulièrement dans l'instant parce qu'il est toujours inédit. L'instant garde un caractère imprévisible et, par là, atteste la présence de l'éternité dans le temps, sauvegardant ainsi la transcendance au sein de la temporalité. Dieu nous rejoint dans ce qu'il y a de plus quotidien. Celui qu'aucune image ne saurait représenter, Celui qu'aucun mot ne saurait dire, Celui qu'aucun temps ne saurait enfermer nous gratifie de sa présence en ces instants où le temps rejoint l'éternité.