Après Mai 1968, l'agrégation et ses dissertations sur les constructeurs de la cité idéale, Platon, More et Fénelon, après les devoirs de concours sur les tranchées de 1914, j'habite momentanément Pampelune. Dans ces mêmes fortifications où un certain Inigo fut blessé d'une blessure qui ne devait jamais se refermer, les enfants jouent paisiblement, construisant des châteaux de sable. Châteaux en Espagne ? J'allai à celui de Javier, tout proche, pour le grand pèlerinage annuel du 12 mars. Ce fut comme si se posa sur moi le regard de ce Christ qui répandait son sang lorsque l'apôtre marchait pieds nus dans les neiges du Japon.
De l'autre côté du périf
Une autre mer, je n'eus pas à la chercher. Elle vint à moi et déposa à mes pieds coquillages exotiques et trésors des grands navires naufragés, tous ces grands enfants nés ici, mais venus d'ailleurs, que l'Education nationale me demandait de ramasser et de relever. Un autre continent ? Au-delà des Pyrénées, « de l'autre côté du périf ».
Mes élèves ? Il me suffit de faire l'appel pour entrevoir un poème acrostiche celui des drames du monde contemporain. B comme Ben, M comme M'Baé, N comme N'Guyen... Dès le premier cours, gêné par son prénom, Dan vient me raconter la saga de sa famille juive partie de Lithuanie ; Riad fixe le sol en évoquant sa terre natale : l'Arabie Saoudite ; Ampa exulte de la joie d'avoir échappé aux horreurs du Cambodge, dont sa famille fait mémoire. Je sais maintenant que, très vite, si je n'y prends garde, Moïse, l'Antillais, va accuser Demba l'Africain : ses ancêtres ne l'ont-ils pas vendu ? Peu importe ! Ils attendent tous leur libérateur et n'ont qu'une idée : « S'en sortir. »
Mon premier poste ? Dans cette même commune où fut tourné le film La Haine. Dernière arrivée, je m'étais vu confier les « classesrebuts ». Cherchant à impressionner, au début, ces troisièmes qui me toisaient déjà, j'avertis : « Ce qui traîne sur les tables, sans même regarder, je déchire. » Abdel était un dur. Ses mains jouaient ostensiblement au cours suivant avec une feuille bruyamment froissée. D'un pas décidé, j'exécutai ma menace. Il exulta. La classe fit choeur. Il savoura son triomphe : « C'était ma convocation à la police. » Le grand tampon du collège couvrit ce jour-là ma lettre d'excuse au commissariat.
Bientôt, les petits papiers drculèrent. Au premier rang, on blêmit : « Sale Porto, ta mère court derrière un singe », disait le billet doux. On ricana, grassement. Le coupable ? Abdel, bien sûr. Ses camarades le défendirent : « Mais, Madame, c'est comme ça qu'on se parle entre nous ! » Les mots ! N'en connaissaient-ils donc pas la valeur ? Les insultes, il est vrai, leur étaient une carapace ; les antiphrases, ils les maniaient avec une aisance déconcertante. Mais quelles mines, toujours prêtes à exploser entre leurs mains imprudentes ! Pouvait-on innocemment et impunément jouer avec ces dangereux véhicules de la haine ? Je tentai d'expliquer, puis : « Abdel, en punition, vous copierez les textes sur la guerre. Sinon, lundi, je ne vous accepte pas ! »
Dès qu'il m'aperçut, il sortit de son cabas une énorme liasse de feuilles qui, tombant malencontreusement, s'éparpillèrent sur le sol. Je discernai immédiatement une dizaine d'écritures habiles ou maladroites. Des textes sur la guerre, absolument tous les textes sur la guerre que le manuel avait pu mentionner ! Ils s'y étaient tous mis, les « durs » de la dté, pour recopier la mort du petit Elie le dernier des justes, les obscénités de Céline, la jubilation de l'amour dandestin sur le front et quoi d'autre encore... Je compris alors que s'ils ne se parlaient pas comme des gens raffinés, ils s'entraidaient parfois avec la plus exquise délicatesse.
Puis, un jour, ce fut mon tour de trouver un petit papier dans mon casier : suppression de poste. « Pourquoi partez-vous ? », me demandèrent mes élèves. « Pour vous faire plaisir ! », répondis-je avec une amertume qui ne leur était pas destinée. «" Vous êtes nouvelle, vous allez voir comme on va vous chasser ! ", m'avez-vous dit à mon arrivée. Vous avez réussi ! » Certains avaient la gorge serrée : « C'est qu'on ne vous connaissait pas. »
A qui penser ? Au Renard et au Petit Prince ? Je préfère pourtant évoquer un loup, devenu ami des hommes pour avoir un jour entendu l'invitation d'un pauvre troubadour : « Frère Loup, donne-moi la main ! » Cette main, ce fut seulement l'étude de la langue française. C'était un petit peu, dans la commune la plus pauvre de France, le retour à la Genèse ; un peu comme sur la fresque de Michel-Ange, la main de la créature rejoignait celle du Créateur. Le travail, « tripalium », la torture ? Au commencement, il n'en était pas ainsi. Au chrétien d'en retrouver le sens.
Dieu est-il sage ?
Que la langue fût porteuse d'un si lourd message c'est auprès des sixièmes que j'en pris vraiment conscience. « Dieu est-il sage ? », me lança un jour, à brûle-pourpoint, le plus futé des petits musulmans, alors que j'expliquais en grammaire l'enchaînement des effets et des causes. Je n'ignorais pas que dans le monde de l'immigration, cet enchaînement est surtout vécu sur le mode de la concession : « Bien que je travaille, je ne réussis pas ! » Bien que... bien que... « Quel chaos que ce monde ! », disent très vite ces modernes émules d'un Job en miniature. Si l'on n'apprend pas à mettre de l'ordre dans sa tête, pourra-t-on plus tard remonter l'enchaînement des causes ? Et que dire de ce verbe « être » à conjuguer aux temps du passé — celui des racines oubliées — ou du futur — source de toutes les angoisses ? Comment alterner ce « je » et ce « tu » qui amorcent dans les mots le dialogue que l'on recherche dans la réalité ?
Vint la guerre du Golfe. « Saddam Hussein a toujours raison. » Tel fut l'éloquent exemple qu'au tableau les élèves substituèrent à : « La terre tourne autour du soleil. » La belle révolution copernicienne à opérer était, pour eux, de voir le monde plier à la volonté du monde arabe. Mais, hélas, les explications de texte ne semblaient pas entrer dans ce monde-là ! « Juif ! Arabe ! » C'est en ces termes que Cléante invectivait son père Harpagon. Les éditions n'étaient plus expurgées. Comment éviter l'émeute ? L'explication prit un tour inopiné : « Tel père tel fils ! » Cléante habituel porte-parole du bon sens, devint ce jour-là l'exécrable fils d'un exécrable père qui, après tout avait bien raison de brimer un fils aussi irrespectueux.
« Mais, Madame pourquoi nous, les Arabes, nous n'aimons pas les Juifs ? » On n'entendait plus le petit Elie Fini le temps où une kippa, destinée à faire pièce à un éventuel tchador, tournoyait de mains en mains avant de terminer, confisquée par simple respect pour sa signification, sur le bureau ! Mais, comme la kippa, les idées tournoyaient dans la tête de ce petit garçon qui avait grandi en Israël : certains avaient buté sur le mot « mirade ». Il avait trouvé des exemples. J'avais alors parlé de la Bible, des deux Testaments, du Messie reconnu par certains en la personne de Jésus de Nazareth. Tout éberlué, il était venu me voir à la fin du cours. Jamais il n'avait entendu de tels propos : « Madame nie dit-il simplement ce n'est pas possible que le Messie soit déjà arrivé. Sinon, à quoi servirions-nous aujourd'hui, nous, les Juifs, qui sommes le peuple élu ? » Toute la grande question de la théologie moderne celle sur laquelle juifs et chrétiens balbutient après la Shoah, voici qu'elle m'était posée sans préavis par un petit garçon vif et sérieux, à l'intelligence précoce et au sens spirituel très sûr. Je ne pus que bredouiller de confuses paroles mais l'assurer de la permanence de cette élection sans repentance ce qui me valut d'être assodée par des dragées à tous les événements de sa famille
La Terre promise ce n'était guère pour l'un de mes élèves arabes, que le « hold-up du vingtième siède », et les croix gammées s'inscrivaient sur les tables au rythme accéléré des scuds irakiens qui déchiraient le del du Proche-Orient A les effacer, beaucoup se refusaient. Une jolie Tunisienne, Fahriz, voulut me faire payer le prix de sa capitulation : le dernier jour de dasse était arrivé et nommée ailleurs, je franchissais une ultime fois ces grilles qui transforment en camp retranché l'école dont la mission est d'ouvrir au monde extérieur. Des jeunes, presque tous inconnus, s'étaient massés là : « Madame Belle, salope », lança Fahriz. « Belle salope, belle salope ! », reprit le choeur.
« * J.-C. ", qu'est-ce que cela veut dire ? », avais-je demandé un jour en commentant un texte situé quelques sièdes avant J.-C. La dasse était restée muette. Mais Leila lisait Astérix. Avec une belle assurance, elle rompit le silence : « C'est le mari de Cléopâtre. » Cela ne fit ni rire ni sourire. On ne savait pas, c'était tout. « " Evangile ", ça vous dit quelque chose ? — C'est quand on se venge, Madame. »
Avec la violence, on n'obtient rien
Armand, était, à l'IUT où j'enseignai par la suite, un étudiant antillais arrogant provocateur, peu travailleur, de ceux qu'on ne laisse même pas redoubler. On lui laissa, malgré tout, une dernière chance : n'avais-je pas lu, dans une de ses copies, que son frère s'était fait poignarder ? Fantasme ? Non. Le secrétariat détenait bien le mot d'excuse : « Enterrement de mon frère. » C'était laconique. La mort, le crime, ça fait partie du non-dit en banlieue. Parfois, il édate au grand jour dans les quotidiens ; la plupart du temps, il reste caché aux professeurs eux-mêmes. Un enfant manque à l'appel : c'est sa mère, excédée, qui lui a donné un mauvais coup, mortel. Un autre s'agite : sa mère, prostituée, a été tuée, sous ses yeux... Mais la mort n'est présente que dans les conversations de couloir qui se font sourdes au passage des enseignants, elle occupe les esprits, agite les corps et nourrit la haine... La deuxième' année, celle de son redoublement, Armand se fit travailleur, sérieux, discret. Mais la colère gronda dans le département, un de ces ordinaires mécontentements des élèves qui trouvent toujours les professeurs trop sévères, surtout quand les contrôles ont lieu pendant le Ramadan. Mais, cette fois, le ton monta. Les zéros répondirent. Les menaces se firent plus pressantes : pas de devoirs, pas de diplôme ! Armand prit alors la tête du mouvement : « Avec la violence on n'obtient rien ! » Son calme lui valut un grand prestige auprès de ses camarades, et, en leur nom, il obtint satisfaction, tout en respectant les normes et les formes.
Il était en stage à la gare du Nord quand il m'appela un jour pour m'inviter à prendre un café : « C'est demain que s'ouvre à Bobigny le procès du meurtrier de mon frère. Ça va me faire drôle de voir enfin sa tête ! Vous savez, il y a deux ans, j'pouvais pas travailler. J'voyais toujours mon frère là... Comment ça s'appelle, vous savez, la boîte où on vous met quand on est mort ?... C'a été très dur, mais j'ai compris que la vengeance ne sert à rien. C'est pas ça qui me rendra mon frère. La violence ça ne mène nulle part. Moi, c'est tout ce que je leur dis, à tous ces jeunes que je vois id, gare du Nord. Parce que j'en vois, des choses, faut pas aoire... Mais moi, j'ai réfléchi, et puis j'ai des parents qui sont des gens bien. Ma mère, c'est tous les jours, à quatre heures du matin, qu'elle se lève.. » Deux jours après, je suis retournée voir Armand : « C'était un Maghrébin. Il a pris dix ans. Il s'est mis à pleurer en entrant dans le box. U avait du remords. Vous voyez, Madame, c'est ça qui est beau ! U avait du remords !... Ah, au fait, j'vous ai pas dit : je me suis mis à lire la Bible, dix pages par jour. C'est un gros livre, vous savez. Je le prends depuis le début : ça me plaît... Et puis, j'ai été invité à un baptême en Normandie. C'était bien ! »
Je suis rentrée chez moi le coeur en fête. Quand tous ces trains de la gare du Nord m'emmenaient dans cette banlieue où nul ne semblait connaître Jésus, je croyais partir au désert. C'était pour y trouver l'annonce de Jean-Baptiste : « Le Royaume de Dieu est là ! » Là, sous mes yeux, dans ce jeune qui découvre le pardon et relit son histoire à la lumière de celle du Salut. Ce n'était qu'un signe tout petit et misérable, presque comme ces anges qui avertirent les bergers de la naissance du Sauveur.
Jésus s'habille en pauvre
« Jésus Christ s'habille en pauvre », dit un vieux Noël français. Un jour, il s'habilla en musulman. « Le père de Rachid est là qui t'attend », vinrent un jour m'avertir deux de mes collègues auprès de qui je m'étais plainte de l'insolence de cet élève. « N'aie pas peur, on te soutient. » « Madame, je viens à la place de mon fils vous présenter des excuses. » Et il parla. Alerté par le silence de son fils, il était venu spécialement du Maroc. U l'avait trouVé alité, amaigri par une méchante fièvre aphteuse, seul, incapable même de payer la moindre consultation. Envolé, l'argent qu'il envoyait. Mais les copains ne venaient plus dans cette chambre de Garges-lès-Gonesse où rien, maintenant, ne rappelait les fêtes passées. Il parla de sa vie rude de travailleur agricole, des efforts énormes consentis pour financer le séjour de ce fils aîné dont il voulait faire « quelqu'un », des espoirs mis dans la France, la science et l'éducation, puis il s'effondra en larmes : « J'ai fait le pèlerinage, Madame, et mon fils se conduit de cette façon ! » Que faire ? le l'embrassai et restai là, dans cette salle des professeurs froide et anonyme, tenant dans mes bras cet homme âgé, tout ruisselant de la douleur de voir son propre fils offenser cet Allah en qui il avait mis toute sa confiance.
Pendant les JMJ, je suis allée à la catéchèse de Saint-Vincent-de- Paul. L'Evangile proposé ce jour-là était celui de l'aveugle de Jéricho et de son célèbre : « Seigneur, que je voie ! » L'évêque, celui de Cologne je crois, avait pour tout commentaire narré une inoubliable anecdote de sa vie de jeune professeur de religion : un élève, fort doué, était insupportable. Démunis, les autres professeurs demandèrent son aide à leur jeune collègue. Celui-d convoqua l'élève et, ouvrant l'évangile de Bartimée, lui demanda avec les mots du texte sacré : « Que veux-tu que je fasse ? — Mais vous n'avez donc pas vu ? demanda le jeune soudain hors de lui. — Quoi donc ? — Que j'ai un oeil en verre ! — Non, sincèrement, je n'avais pas vu. — Eh bien, maintenant, il ne me reste plus qu'à demander pardon. Ce que je vois maintenant, c'est que j'ai vécu dans la haine de ce Dieu qui ne m'avait pas accordé la vue... » « Dieu vous aime », condut l'évêque. Tel était le message que ces jeunes Allemands étaient venus chercher à Paris.
Les banlieues ne sont point venues au Champ-de-Mars. Les banlieues ne sont point venues à Longchamp, elles ne sont point venues s'entendre dire en arabe ou en chinois : « Dieu vous aime. » Tokyo, Sydney, Hong-Kong : un coup d'avion. Mais, de l'autre côté des gares, c'est plus compliqué. La banlieue Nord n'est pas « un lieu où souffle l'Esprit ». Et pourtant, il est passé par le 93. C'était à Drancy. Beaucoup, de Paris, ne se sont pas déplacés. D'ailleurs, ils ont trouvé ce geste déplacé. A moins que la repentance, la demande de pardon, ce ne soit bon que pour la banlieue. Il est venu à Drancy. Et beaucoup des siens ne l'ont pas reçu.
« Viens, Père des pauvres », supplie la séquence de la Pentecôte. Mais Lui aussi est là, au travail, presque clandestinement. Sans doute mes élèves (peut-être bien ses préférés) ont-ils contribué — à leur insu — à m'instruire sur « ses voies qui ne sont pas nos voies ». Me void devenue presque craintive, comme soucieuse de ne pas « contrister l'Esprit », de peur que — semblable à tous ces jeunes qui « s'en vont comme des princes » à la première remarque injustifiée en attendant derrière la porte qu'on les supplie de revenir — il n'oblitère dans nos vies la trace joyeuse de sa présence. Comme s'il était ennemi de l'effort — vite qualifié id de « galère » —, du mérite — privilège, diton id, de ceux qui ignorent la précarité —, et même de la lutte — hautement disqualifiée dans un monde de dureté —, Il choisit de se manifester comme cette « Sagesse qui met ses délices à jouer avec les enfants des hommes ». A cette rencontre prévue de toute éternité, se moquant des rendez-vous et des agendas, il confère l'aspect du plus fortuit des hasards. Un Vietnamien a-t-il apporté la cassette des JMJ, et void qu'un petit Indien trouve dans le rédt évangélique une « petite histoire » plus belle encore que celle des Mille et une nuits. Mais c'est de moi aussi qu'il semble se jouer : il brouille mes notes, perd mes préparations et met sur mes lèvres les paroles les plus inopportunes, celles que j'aurais voulu taire et qui m'attirent parfois la réponse des Athéniens : « Sur ce point, nous t'écouterons un autre jour ! »
Il est, à l'orée du campus, tout au bout d'un chemin sinueux, une toute petite maison, bordée d'un jardinet planté de choux et de fleurs. On dirait la maison de Boude d'Or. A tous les tristes enfants perdus dans la forêt des repères modernes, à tous ceux qui ont vainement cherché ailleurs le pain qui rassasie et l'eau qui rafraîchit elle offre la discrète invitation de sa modeste plaque : « Aumônerie des étudiants de l'Université. » Celui qui les attend est un prêtre de la Mission de France. Un jour, l'évêque lui-même est venu. Devant deux grosses poubelles, il nous parla familièrement de toutes les fleurs qui s'alignaient si joliment dans le jardin. Il contempla le lys sauvage poussé on ne sait comment avec le regard de ce Tout-puissant qui, si l'on en croit certains, aurait initialement exercé la profession de jardinier.