La sagesse des philosophes, aussi bien que celle qui vient du Christ, Maître de sagesse, s'attestent dans la paix et la tranquillité de l'âme, l'indifférence aux passions et aux émotions qui énervent le coeur. Deux mots pour dire cela : ataraxia (absence de trouble, égalité d'âme) et apathéia (indifférence, impassibilité). Le second, déjà, nous laisse soupçonner, dans son dérivé moderne, que, pour nous, la quiétude, la tranquillité, l'apathie seront parfois des contrefaçons de la paix. D'ailleurs, s'il allait de soi pour tous les penseurs païens que Dieu jouissait suprêmement de ces deux vertus, le christianisme obligea les siens à se poser la difficile question de l'impassibilité d'un Dieu qui se soucie des hommes. Comment penser l'indifférence du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, ce Dieu qui tira nos pères de la servitude ce Dieu surtout qui dans son Fils se fit des nôtres jusqu'à en mourir sur une croix ? Une telle question souligne ce qui apparut à beaucoup comme le symptôme d'une théologie insensée, ainsi que le dit saint Paul.
Qu'en est-il du côté de l'homme ? L'usage de la langue instruit sur l'expérience des choses. Le sens commun précède l'analyse philosophique et fournit des matériaux à la réflexion. Or l'inquiétude y est massivement connotée de façon si négative que l'inquiétude nous prend de vouloir faire l'éloge de l'inquiétude... Quelle idée ! On soupçonne quelque perversité à prendre le contre-pied d'un tel témoignage. Equivalents lexicaux de l'inquiétude : la préoccupation, le souci, l'anxiété qui agite et l'angoisse qui paralyse... Faut-il insister ? Qui peut ignorer le tourment de « n'être pas tranquille » ? L'homme inquiet est fébrile, instable ; il est dans un état d'énervement, d'impatience, d'incertitude et de trouble. Il souffre alarmes et tracas. Sa confiance, sa sérénité, son optimisme habituels l'abandonnent. Il se fait des idées (noires, bien entendu) ; des images sinistres assiègent et envahissent son esprit jusqu'à l'affolement. L'inquiétude, comme état pathologique d'insécurité et d'instabilité, est d'ailleurs bien connue Elle carartérise un esprit mal équilibré, déréglé, insatisfait et tourmenté ; tantôt déprimé, tantôt exalté. L'inquiétude le ronge ou le dévore, le met au supplice ou, comme on dit, sur des charbons ardents. Il est donc pour le moins paradoxal d'en vouloir faire l'éloge elle si contrariante et si peu désirable.
 

Toute vie est inquiète


Et pourtant, toute vie, telle que nous en avons réellement l'expérience, est inquiète. Pascal avait raison : « La nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et d'inquiétude » (Pensées 111,229). Inquiète la mère perdrix qui veille sur ses petits, ou même, à sa manière, l'insecte dont l'instinct se soude de sa descendance. Seule la mort, si elle n'est qu'un pur néant comme le pensait Epicure, ne connaît ni troubles ni tribulations 1. C'est pourquoi elle peut être désirable. Moïse dans le poème de Vigny inspiré de Nb 11,11-15, est si las qu'il se montre désireux d'en finir : « Seigneur, laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre. » Dormir, dormir, ne plus s'inquiéter de rien... Quelle merveille ? Quelle tentation ! Les Grecs, et Shakespeare le redit dans Macbeth, faisaient du sommeil (hypnos) et de la mort (thanatos) des frères jumeaux. Dans ces conditions, le beau souci d'« être mort », c'est-à-dire de « n'être rien, absolument rien » ! Le beau repos aussi que ce néant ! Ce n'est pas lui que nous promet la foi quand nous prions pour nos morts : « Requiescat in pace. » Mais s'il existe une vie après la vie, comment ne pas s'inquiéter d'elle ? Nous le savons bien, quelles que soient notre confiance et notre espérance en la tendresse de Dieu, notre prière est à l'optatif : « Seigneur, accueille-les dans le repos éternel », un repos de paix, de vie, d'amour et de joie, plus que de quiétude et de tranquillité.
En attendant, la vie est si fragile... En grec, l'inquiétude qui vire à l'angoisse se dit parfois agônia : « agonie », ce terrible combat entre la vie et la mort, le bien et le mal, le savoir et l'ignorance, la ténèbre et la lumière, etc. Nous nous inquiétons de ce que nous ne savons pas, du temps à venir et de ce qu'il nous réserve, et de n'être jamais sûrs de ce que nous serons, de ce que nous pourrons, de ce que nous ferons. L'inquiétude est l'expérience même de notre précarité. On est loin d'un simple état psychologique. Nous sommes faits pour nous inquiéter. C'est là une disposition fondamentale, ontologique, de notre humanité, dans son « être-au-monde » et son « être-avec-les-autres ». L'inquiétude ne peut être comprise que comme corollaire de la finitude humaine. Une finitude qui n'est pas d'abord coupable. Mais qui est notre lot, à nous tous, qui ignorons les futurs contingents, ne savons ni le jour ni l'heure, et comme le dit Descartes, « ne devons pas être si présomptueux que de croire que Dieu nous ait fait part de ses conseils (mis au courant des décisions prises en son conseil) ».
Le possible ne comprend pas seulement les rêves des neurasthéniques, « mais aussi les desseins encore en sommeil de Dieu » 2. Le possible est ici la catégorie la plus radicale de notre expérience vécue. Toujours aléatoire, au coeur de notre condition, il est le terreau de l'inquiétude L'antidpation que requiert toute prévision est d'autant plus inquiète qu'elle se sait dans le contingent, et non dans le nécessaire. L'homme est constamment orienté vers des possibles. Il n'est pas le maître du temps, qui disposerait des événements, mais empêtré dans du « non-su » qu'il a le devoir d'imaginer, dans la mesure du possible 3, pour le prévoir, s'en prémunir ou s'y préparer.

Le temps de l'attente


L'inquiétude est donc liée à la condition humaine à sa finitude et surtout à son insertion dans le temps : « Elle est le fait d'un être inachevé en rapport intrinsèque à la temporalité », comme dit Maurice Nédoncelle 4. Une consdence du temps est forcément inquiète. L'inquiétude a toujours à faire à l'avenir ou à l'absence Les mères détestent perdre de vue leurs enfants, tant est effrayante la « Voix d'ombre, née de l'attente et de l'inquiétude » 5 : « Attends-moi ; je ne serai pas long. » Et voilà qu'il tarde, l'impatience se fait inquiète et l'inquiétude anxieuse. Le temps se vide pure pesanteur, et les minutes se font interminables. Bientôt inexorablement, s'affole le coeur qui s'angoisse Inquiétude quand on ne sait ni le jour, ni l'heure... On pense aux premiers chrétiens, quand il leur fallut admettre que le Christ différait son retour. Le temps est fait d'attente et le temps est notre vie
Les philosophes nous ont appris que ce qu'ils appellent la temporalité est la substance même de notre « être-là », notre « être id-bas ». Même la confiance se fait un jour ou l'autre inquiète. Car tout est possible si le pire n'est jamais sûr. D'où l'insupportable obsession des pressentiments, toujours suspects, mais si difficiles à faire fuir. Tant de choses peuvent arriver (accidere, disaient les latins) qui requièrent une vigilance aiguë. L'attente risque toujours d'être trop longue. Des vieillards meurent d'avoir attendu le printemps qui ne venait pas. On se lasse d'attendre. Les vierges folles ne surent pas veiller et crurent que l'époux ne viendrait plus. On se divertit alors, on oublie d'attendre. Comment dormir quand on s'inquiète ? Le moindre assoupissement est crime pour l'âme inquiète. Quand le Christ à l'agonie veillait seul et que rôdaient les forces mauvaises, les apôtres plus épuisés qu'inquiets ne surent pas veiller. Veiller et prier pour ne pas se laisser surprendre pour être sinon prêt (l'est-on jamais ?), du moins préparé à toute extrémité.
« A quoi bon s'inquiéter ?» La remarque est-elle de sagesse ou de fadlité ? Je l'entends comme un inutile exorcisme, ou, plus souvent, comme un aveu sournois d'impuissance paresseuse de démission, de défaitisme. L'inquiétude n'est pas id impatience ou pure agitation, mais disposition à l'action. Il ne s'agit certes pas de s'inquiéter de tout et de n'importe quoi. Jésus l'a assez dit à ses disciples, de ne pas s'inquiéter, même d'une chose aussi importante que de savoir ce qu'il faudrait répondre aux persécuteurs. Et l'on comprend que la tradition spirituelle ait été le plus souvent très méfiante, pour ne pas dire davantage à l'égard de l'inquiétude 6. Mais l'inquiétude est aussi vigilante, drconspecte et attentive. Elle tire la sonnette d'alarme prend ses précautions et met en garde, elle invite à la prévention du mal possible, elle a quelque chose de prophétique.
 

La bonne inquiétude


C'est vrai que l'inquiétude se laisse séduire par les voix mauvaises d'une imagination alarmiste. Elle peut nous faire perdre la tête. On dira qu'il faut garder la tête froide, qu'il ne sert à rien de s'énerver, que la fébrilité n'a jamais porté remède à rien. C'est oublier que l'inquiétude peut être aussi inventive. Imaginative, précisément pour le meilleur comme pour le pire, elle est attentive, attentionnée, elle ne s'endort pas, elle n'est pas distraite ou oublieuse. On est coupable de ne pas s'inquiéter assez, comme on l'est de trop s'inquiéter. Les parents savent la difficulté de s'inquiéter juste ce qu'il faut, avec prudence sans présomption, sans méfiance non plus, ni confiance abusive. L'inquiétude nous invite à l'action, afin d'empêcher le pire de se produire. « Je ne suis pas tranquille... Il faut faire quelque chose » : telle est la séquence pas forcément déplorable de l'inquiétude Qu'on imagine d'ailleurs un homme qui ne se serait jamais inquiété, ni de rien ni pour autrui : homme de marbre, impassible, insensible, effroyablement présomptueux ou terriblement distrait. Sans coeur et sans imagination, aveugle et sourd ; en un mot, un monstre ou un robot tout à fait inhumain.
On finit donc par s'étonner qu'il ait fallu attendre le XIXe siède pour que l'inquiétude change de signe et qu'elle cesse d'être toute négative. Le romantisme et la prise de conscience par les philosophes (en particulier Hegel) de la dimension historique de l'homme, individuelle ou collective (« Rien de grand dans le monde n'est fait sans passion »), ont inversé la signification du manque dont l'inquiétude est la marque. On découvre enfin en elle une « disposition (...) consistant à ne pas se contenter de ce qui est et à chercher toujours au-delà » (Lalande). Ni repu ni satisfait, l'homme inquiet est un chercheur du « toujours plus », un chercheur d'absolu. Comment n'en viendrait-il pas un jour à rencontrer Dieu ? Comment « la pensée de Dieu qui s'éveille » ne pourrait-elle pas être une inquiétude ? L'inquiétude nous éveille à nous-mêmes 7 et aux autres et à Dieu. Jésus n'a pas laissé tranquilles ceux qu'il a rencontrés sur les routes terrestres. Il les a dérangés, troublés, inquiétés, même le jeune homme riche. L'inquiétude de l'homme peut être réponse à l'appel de Dieu. Nous le cherchons parfois sans le savoir, tant est obscur l'objet de notre désir. C'est qu'il nous a cherchés le premier : « Tu nous as faits pour toi et notre coeur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en toi. »
 

L'inquiétude transfigurée


L'inquiétude exprime un besoin de mouvement. Nous sommes en transit et ne pouvons l'oublier sans dommage Qui m'assure que je vais dans la bonne direction et que les chemins que je prends sont bien les voies de Dieu ? Seul l'impie ou l'insensé pourrait répondre en toute assurance à de telles questions. Comment ne pas s'inquiéter de trouver, au (long) cours d'une vie les assurances nécessaires ? Quel voyageur n'a jamais eu à demander son chemin, à le vérifier, s'inquiétant d'une erreur possible de sa part comme de celle des autres ? Dès qu'il s'en remet à d'autres pèlerins, à d'autres voyageurs, la vigilance est de mise. Or, dans la foi, nous avons toujours à faire à des témoins qui nous ont précédés ou qui nous accompagnent. Le soupçon et, parfois, le doute appartiennent à une foi honnête, consdente de ses limites en tant qu'humaine, reçue et partagée avec d'autres hommes. Dans l'attente nous guettent « les voix mauvaises, les doutes, les démons ». Et « la patience n'est pas dans nos coeurs » 8. La foi connaît l'inquiétude dans la crainte et le tremblement. La terrible tentation de juger à la discrétion de Dieu, ce qu'on appelle parfois son silence ou son absence, que tout cela est chimère et illusion. Et si mon Seigneur et mon Dieu, tu n'existais pas ? Comment ne pas s'inquiéter, si l'on est de bonne foi, et que l'on tient au courage de penser ?
Saint Paul le dit en reprenant une image fréquente dans les grandes traditions spirituelles : pour l'instant, nous ne connaissons « que comme dans un miroir » (1 Co 13,12). Or le miroir a été et reste un symbole ambigu, emblème du vrai en même temps qu'attribut du mensonge. Dans la foi et l'espérance, nous sommes encore dans ces temps d'incertitude qui prendront fin lorsqu'elles ne seront plus nécessaires, et que seule la charité subsistera 9. Nous ne sommes donc pas condamnés à « l'inquiétude d'un malaise perpétuel » 10. Nous pouvons avoir confiance, même si nous n'avons encore dans nos coeurs que les « arrhes de l'Esprit » (2 Co 1,22). Mais il n'en reste pas moins que cette inquiétude, dont nous savons pourtant qu'elle finira, a de fortes raisons de s'emparer parfois de nos âmes vulnérables. Nous avons id un devoir de drconspection. Or la drconspection est soeur de l'inquiétude. Il n'est pas encore temps de nous reposer.
L'inquiétude, c'est le soupçon que les choses ne sont peut-être pas comme nous le pensons, comme nous le croyons ou comme nous le désirons. Le soupçon, pour le croyant, que Dieu n'existe peut-être pas ; pour l'incroyant, qu'il pourrait tout aussi bien exister. L'inquiétude dérange ; elle déstabilise ; elle alarme, pour le meilleur comme pour le pire. Le dialogue de l'âme avec Dieu autorise l'interrogation. On ne prête pas assez d'attention à la fréquence des formes interrogative dans les Confessions de saint Augustin. Certes, Augustin a trouvé la paix en même temps qu'il trouvait le Dieu de Jésus Christ : son inquiétude a complètement changé de tonalité ; transfigurée elle demeure cependant jusqu'au jour où les questions et les demandes n'auront plus de raison d'être. L'inquiétude errante a trouvé où jeter l'ancre De fébrile, « énervée », prête à toutes les aventures, la voilà confiante, patiente, forte de la grâce de Dieu. Mais la tempête menace encore et peut jusque dans le havre de la foi ballotter de belle manière ; les vents hurlants de la tentation peuvent toujours bousculer, assaillir et tourmenter. « Notre Père, ne nous soumets pas à la tentation et délivre-nous du mal. Ainsi soit-il. »
Dans l'écart entre le « déjà-là » du salut et le « pas-encore » de la vision béatifique, dans ce temps d'attente et donc d'épreuve, comment ne pas connaître l'inquiétude de l'amour qui veille, le soud de soi et des autres, le soud de Dieu ? « Que ta volonté soit faite, que ton règne vienne... » L'inquiétude est comme le revers d'une attitude de foi imposée par le temps, le temps de vivre dans l'attente de sa venue, revers dont l'avers est l'espérance Mais l'espérance n'est pas une certitude aveugle, bornée, obstinée. Elle a le droit, comme la foi, d'être inquiète. Telle la charité qui, sinon, manquerait d'humilité, de douceur, de lucidité à l'égard de soi comme des autres — charité inquiète elle aussi, de nous savoir si imprévisibles, si incertains, si inconstants. L'inquiétude contre l'enthousiasme qui dure le temps d'un feu de paille, contre le triomphalisme, contre l'orgueil et la prétention ; l'inquiétude pour la faible et tendre humanité ; l'inquiétude intelligente et responsable.
Que suis-je, Seigneur, devant toi ? Qu'ai-je fait, que dois-je faire de l'existence que tu me donnes ? Je m'inquiète de savoir, je m'inquiète de pouvoir, je suis si faible, si misérable si démuni sans toi. Cette prière là aussi, traverse l'Ecriture Même le Christ a pris sur lui l'angoisse de la mort dont une des dimension est cette terrible consdence de l'ambiguïté, de l'incertitude au coeur de l'inquiétude. Le Christ est en agonie, le monde en gémissement (Rm 8,18-23), et le croyant livré aux détresses et aux angoisses (2 Co 6,4) jusqu'à la fin des temps : il lui faut vivre la (dure) attente eschatologique.
Quiétude et inquiétude, tranquillité et intranquillité, « certitude et non-certitude au coeur du croyant ne se situent donc pas sur le même plan et ne concernent pas le même objet ». L'Ecriture le confirme. Déjà, dans l'Anden Testament, l'interdiction des inquiétudes profanes n'empêchait pas une autre inquiétude, celle du péché et de ses conséquences. Le coeur, partagé entre inquiétude et confiance sait qu'il peut s'appuyer sur Dieu, son « roc », son « bouclier », mais, en même temps, avec Job, en appelle de Dieu à Dieu. Davantage encore, le disdple du Christ découvre la merveille de l'« assurance des enfants de Dieu ». « En Jésus, l'angoisse [l'inquiétude] n'est pas supprimée, mais située » 11. Elle est remise à sa juste place ; elle retrouve une juste mesure. Le croyant sait que « rien ne peut [le] séparer de l'amour du Christ, pas même la tribulation et l'angoisse » (Rm 8,35-39).
A l'absolu du don et de l'amour répond l'absolu de la foi. D'où les nombreuses injonctions faites au disciple de ne pas s'inquiéter. L'éloge n'est pas celui de l'insoudance, cette légèreté des écervelés et des inconscients 12, mais de la confiance et du souci de l'essentiel. Le Père, qui pourvoie aux besoins des oiseaux du ciel et des lis des champs, ne laissera pas perdre un seul cheveu. De ce point de vue, la foi est cette certitude qui donne une totale sécurité à celui qui ne fait plus sa volonté mais s'en remet à celle du Père et se décharge sur lui de son soud (1 P 5,7).
 
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L'inquiétude est ambiguë, comme son contraire la quiétude. La seconde peut être le fruit douteux de la paresse et de l'indifférence. La première est aussi la compagne du souci : sollicitude aussi bien que soin, elle s'intéresse, elle est attentionnée. L'une est inactive, l'autre active. L'inquiétude est donc polymorphe : il en est de bonnes et de mauvaises. Mais, plus radicalement, il y a, au coeur de la condition humaine, l'inquiétude, souvent indéterminée, sans contenu précis, l'inquiétude sourde et profonde d'exister. Il ne faudrait pas la mal juger ; ce serait se méprendre sur notre condition de créature marquée par la temporalité et la finitude. L'inquiétude n'est pas coupable, à l'inverse du divertissement ou des quiétudes artificieuses qui prétendent y porter remède.
Dans la foi, cette inquiétude ne disparaît pas : elle retrouve confiance et apprend à espérer. C'en est fini de l'inquiétude-peur qui désespère de l'amour de Dieu, de sa bonté, de sa miséricorde. Mais pas de l'inquiétude de l'homme vis-à-vis de lui-même et de sa fragilité, vis-à-vis du monde et de ses détresses, et même — il faut oser le dire — vis-à-vis de Dieu qu'il est permis d'interpeller comme le fit Job du fond de l'abîme. Commence alors l'inquiétude pour les frères, l'inquiète tendresse du bon pasteur pour la brebis perdue, le souci du père pour son fils prodige. Il faut agir. Agir en s'exhortant humblement à la confiance.



1. « De tous les maux qui nous donne le plus d'horreur, la mort n'est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n'est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n'existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu'elle n'a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus » (Lettre à Ménécée, 125) On remarquera qu'il s'agit ici de l'inquiétude de sa propre mort, non de celle du proche, et du fait d'être mort plutôt que du « mourir »
2. Robert Musil, L'homme sans qualités, Seuil, 1995, p 18
3. Le possible est tantôt ce qui est au pouvoir de l'homme, tantôt ce qui est susceptible d'arriver sans qu'il en soit certain Ambivalence significative au fondement de l'inquiétude comment serais-je capable de parer à toute éventualité ?
4. Cf. son article « Inquiétude » du Dictionnaire de spiritualité (Beauchesne, 1971, en particulier col. 1783ss).
5. Sylvie Doizelet, L'inquiétude, Desclée de Brouwer, 1998
6. Un exemple éloquent « L'inquiétude est le plus grand mal qui arrive en l'âme excepté le péché ( ) Notre coeur étant troublé et inquiété en soi-même perd la force de maintenir les vertus qu'il avait acquises » (saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, IV, 11)
7. Alain n'acceptait le bonheur que s'il supposait « toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-mêmes » (Propos, 1908). L'idée, en fait, vient de l'analyse de la conscience malheureuse par Hegel. Mais déjà le malaise de l'âme platonicienne, grosse d'une vérité qu'elle ignorait n'était-elle pas en proie à la bonne inquiétude
? Le parallèle est intéressant entre la dialecuque ascendante de l'amour dans le Banquet et, par exemple, ce qu'écrit saint Thomas dans Contra Gentiles, III, 25-51
8. Sur l'attente qui désespère, sur le temps qui est plus long pour l'homme que pour Dieu, cf. S. Doizelet, pp. 16-17.
9. Ce sera ce que nos Anciens appelaient la « vision béatifique », le face à face, la présence.
10. Baudelaire, Spleen de Pans, XXII
11. X Léon-Dufour, article « Angoisse », VTB.
12. L'inquiétude, c'est aussi le soin que l'on prend de l'autre Attention intelligente et active aux plus humbles comme aux plus grandes réalités. On pense au bel éloge que Paul fait de Timothée en Ph 2,19-22.