Le souci de soi est l'un des traits majeurs de l'individualisme contemporain, qui laisse à chacun la tâche de se réaliser. Cet individualisme s'affirme dans tous les domaines par la dissolution des liens d'appartenance et la revendication d'une libre autonomie. Mais l'individu qui se protège des emprises collectives se trouve par là même confronté à l'élaboration difficile de son identité. Et, pour mériter la reconnaissance sociale, il est mis en demeure de développer toujours davantage son « potentiel humain ». Le but de ce numéro est d'évaluer les répercussions spirituelles de cet individualisme, à travers ses valeurs et ses limites, pour montrer la juste compréhension d'un souci de soi vécu selon les valeurs et les exigences de l'Evangile.
Aujourd'hui, en effet, la notion de personne, telle que l'entend la tradition chrétienne, semble perdre de sa pertinence. Le souci de soi produit, au plan de la conscience religieuse, une sorte de renversement copernicien, qui conduit l'individu à donner sens à sa vie en utilisant les religions comme des réservoirs de symboles et de pratiques où il choisit ce qui lui convient, au risque d'instrumentaliser la « spiritualité » au profit d'un certain culte du moi.
Les chrétiens eux-mêmes, abusés hier par un faux esprit d'abandon qui leur a fait négliger la tâche de la croissance humaine, semblent parfois habités par cette inquiète attention à soi qui privilégie l'épanouissement personnel. Le moi, hier haïssable, est aujourd'hui aimable, au nom même du commandement de l'amour : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ! L'amour de soi, dont saint Augustin disait qu'il peut croître jusqu'au mépris de Dieu, est maintenant considéré comme le préalable à tout amour authentique. D'où la nécessité de mieux saisir l'articulation d'un juste « amour de soi » et de la nécessaire « sortie de soi ».
L'individualisme, tout bien pesé et malgré son risque de bricolage spirituel, peut devenir une chance pour mieux souligner la singularité de la personne : si chacun est unique, c'est parce qu'il est appelé par son nom et qu'il n'existe qu'au sein d'une relation d'amour. Comme l'affirme le Concile : « La personne humaine est la seule réalité créée que Dieu a voulu pour elle-même. » Et si chacun doit se soucier de soi, c'est justement parce qu'il est donné à lui-même par la grâce d'un autre, comme un précieux talent qu'il a charge de faire fructifier en action de grâce et pour des fins qui le dépassent.