Trad. P. Laroche. Lethielleux, 2004, 354 p., 25 €.

Les bons livres en langue française sur Dostoïevski (ceux de Paul Evdokimov ou de Nicolas Berdiaev) ont un destin particulier : ne pas être réimprimés, rarement réédités. Aussi, lorsqu'un ouvrage tel que celui-ci surgit à l'horizon, il faut l'attraper sans retard.
Le titre aurait aussi bien pu être Dostoïevski et Isaac le Syrien, Genèse d'une écriture, ou encore Enquête sur la vie d'un théologien moderne. En effet, le livre de Simonetta Salvestroni, professeur de littérature russe en Italie, foisonne de degrés de lecture sans jamais se désunir. En parcourant le réseau tissé par les références bibliques au coeur des oeuvres étudiées ici (Crime et châtiment, L'Idiot, Les Possédés, Les Frères Karamazov), elle décèle l'influence majeure des Discours d'Isaac le Syrien dans la nécessité de l'épreuve, de la nuit, pour se re-connaître et connaître le Royaume intérieur, pour trouver ce chemin du coeur qui est le sens majeur des romans du maître russe.
Mais il s'agit aussi — et peut-être avant tout, car telle est la spécialisation universitaire de l'auteur — d'un livre sur la création littéraire, sur la complexe venue au jour d'une oeuvre entre sources spirituelles, épreuves d'une vie, étapes de l'écriture, vie des personnages Cette enquête déroulée au fil de la chronologie, n'oubliant ni la cohérence finale de l'ensemble ni les errances et voies perdues, est tout autant un parcours spirituel.
En effet, l'auteur réalise le tour de force, ou d'humilité, d'écrire un livre de spiritualité sur l'écriture romanesque de celui qui est sans doute un des Pères de notre temps. Cette unité profonde se manifeste dans la fonction des passages bibliques dans les romans de Dostoïevski : ils sont ruptures, paraboles et récits néo-testamentaires rendus à leur puissance prophétique, mettant à nu celui qui la reçoit, personnage et lecteur. Si ces passages bibliques tranchent sur le caractère mondain des personnages, ils surgissent au milieu de ces romans complexes et savants « comme une comète illégitime dans un ciel libre d'astres », dessaisissant le lecteur de sa lecture. Voilà un bel exemple de l'impossibilité de scinder théologie et littérature — sauf à perdre l'une et l'autre.