C’est toi qui as formé l'homme à ton image et lui as soumis l'univers et ses merveilles. » Quel est le naïf qui a osé dire cela ? De l'univers, il avait sans doute une idée plutôt courte. A-t-il seulement pensé au soleil ? Le soleil nous est-il donc soumis ? Pouvons-nous le modérer ou l'activer ? Et le soleil est encore relativement proche. Son rayonnement ne met que huit minutes à nous atteindre. Que dire de ces multitudes d'astres, que dis-je, de galaxies dont, pour venir jusqu'à nous, la lumière demande des milliards d'années ? Nous n'avons manifestement aucun pouvoir sur elles, sinon d'y penser, comme Pascal le remarquait. Pour imaginer qu'elles nous sont soumises, faut-il être un demeuré, totalement ignorant des sciences actuelles ou un dément aveuglé par sa vanité ou un pauvre timoré qui a peur de la réalité ? Marguerite Yourcenar remarquait que l'homme a besoin d'un toit, pour se protéger de la pluie ou du soleil, certes, mais plus encore pour ne plus avoir à regarder la profondeur infinie du ciel 1. On ne peut sérieusement dire : « Tu lui as soumis l'univers et ses merveilles. » Le silence serait plus vrai que de vaines paroles.


Se taire


Pourtant, elles sont nombreuses, les paroles indéfendables, même dans les textes (et surtout les traductions) liturgiques. Que d'oraisons expliquent à Dieu ce qu'il conviendrait qu'il fît et, comme pour mieux le convaincre, avancent des arguments et prodiguent les explications ! Ainsi, cette prière sur les offrandes nous fait lui dire : « Car chaque fois qu'est célébré ce sacrifice en mémorial, c'est l'oeuvre de notre rédemption qui s'accomplit. » Est-il utile de le rappeler à Dieu ? Visiblement, quand on le fait, ce n'est plus à Celui qui sait tout que l'on s'adresse. On se parle plutôt à soi-même. Quand on se croit seul, il peut arriver que la vivacité d'une réflexion la fasse surgir à voix mi-haute. Qu'un voisin inaperçu se manifeste, l'embarras vous fait taire, et peut-être même rougit-on d'avoir parlé tout seul. Et si l'on prend conscience d'avoir lâché un mot très malheureux, la honte vous envahit. Dieu à qui nous donnons tant d'explications, nous serait-il moins présent pour que la confusion ne nous fasse pas taire, aussitôt ?
Cette expérience de la confusion qui ferme la bouche fait deviner la différence entre le silence que nous nous imposons et celui qui s'impose, ou plutôt qu'impose la pensée de Dieu. Nous pouvons bien essayer d'écarter les imaginations inutiles, toujours elles renaissent. Nous tentons, faute de pouvoir l'arrêter, de ralentir du moins le moulin de notre discours intérieur ; nous le réduisons à la portion congrue en répétant indéfiniment la très simple prière de Jésus : « Jésus, pitié ! » Quand aucun mot ne passe plus, interdit qu'il est par un silence venu du cœur, la prière devient plus vraie.
Le plus souvent, un tel silence ne dure pas, et il faut encore revenir à des mots. Heureusement, il en est de moins contestables que ceux que nous avons d'abord cités. Certains sont tout de même possibles. Ainsi, de nombreuses oraisons commencent de la sorte : « Dieu éternel et tout-puissant... » Pense-t-on pour autant à l'éternité, à une durée qui ne finira jamais, jamais ? Angélus Silesius avoue qu'on ne peut dire ce qu'est l'éternité qu'en se taisant d'abord 2. Pascal encore note : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. » Plus que le silence, ne serait-ce pas l'éternité de ces espaces qui fait peur ?
Beaucoup préfèrent éviter cette perspective et dire que, dans l'au-delà, il n'y aura plus de durée. Encore faut-il ne pas de la sorte escamoter l'infinité. Quant au second terme de ces oraisons (« tout-puissant »), il semble faire peur à plus d'un si l'on en juge par les périphrases par lesquelles plusieurs l'atténuent ou le remplacent.
Avouons-le : nous ne pouvons supporter l'infini, ni l'infini de l'espace, ni l'infini du temps. Le silence serait-il une approche moins redoutable de l'infini de Dieu et plus à notre portée ? Ce n'est pas sûr. Comment un silence absolu serait-il supportable ? Le silence est en même temps la solitude intérieure, si pesante à la longue. Si aucun bruit ne venait encore de l'extérieur s'y insérer, rien ne permettrait plus d'en mesurer la durée ou même seulement de la jalonner. Aucun mot, aucune pensée non plus ne viendraient intérieurement l'habiter et le meubler, pas même celle de le prolonger. En quoi un tel silence différerait-il du néant ? Il est tout aussi impensable. En cela, le silence est l'image de l'infini, aussi inconcevable qu'indispensable à l'esprit, aussi inaccessible qu'en même temps désiré, aussi terrifiant parfois que fascinant.
Il est malhonnête de chercher à oublier l'infini, comme si nous pouvions nous en passer. Quand le soleil est éclatant, on ne peut le contempler en fixant sur lui le regard. Mais on peut diriger vers lui les yeux prudemment fermés pour ne les entrouvrir qu'une fraction de seconde, le temps d'un éclair qui éblouit. De même, on ne peut fixer l'infini ; on peut seulement se refuser à en fuir la pensée et la laisser affleurer comme à la dérobée. Si les mots s'arrêtent en notre gorge ou en notre esprit, dans le sentiment de leur incongruité et de leur disproportion à l'égard de Dieu, acceptons ce silence comme la lumière d'un éclair.


En deçà ou au-delà des paroles ?


Précisons qu'il s'agit d'un silence non pas en deçà mais au-delà de la parole. Les paroles restent nécessaires comme un premier temps, comme une piste d'envol, comme un point d'appui où revenir se poser. En deçà des paroles, le silence pourrait n'être que faiblesse d'esprit et signe qu'on n'a rien à dire. Au-delà, il montre la vigueur de l'esprit à qui les mots reçus ne suffisent pas pour dire son étonnement et son admiration. En deçà des paroles, le silence pourrait n'être qu'agnosticisme et manifester qu'on ne veut rien affirmer, faute de convictions. Au-delà, il est avancé dans la vérité. Il n'est pas silence de mépris ou de désintérêt, mais silence de confusion, d'étonnement et d'admiration. Saint Augustin a cru devoir le souligner et présenté ce silence non pas comme une condamnation des paroles sur Dieu, mais comme leur dépassement dans le sentiment de leur insuffisance.
Vient un moment où la pensée n'a plus besoin de s'exprimer à elle-même ce qu'elle comprend 3. Ainsi, en extase à Ostie, le nouveau converti s'élève un instant au-dessus des similitudes que résument les mots pour atteindre la Sagesse éternelle même.
Parfois, chez quelques auteurs, Eckhart notamment, la liberté prise à l'égard de formules traditionnelles pourrait donner à penser qu'ils font bon marché des dogmes. En réalité, s'ils les relativisent, ce n'est pas en contestant leur vérité, c'est seulement pour rappeler la disproportion entre ce que nous savons formuler et l'infinité de Dieu : « Aucun titre donné à Dieu ne doit nous faire imaginer l'honorer assez ; car Dieu est au-dessus d'un nom et indicible » 4. Il arrive donc que la parole sur Dieu s'avère inadéquate, tant elle est insuffisante. Combien plus la parole, non plus adressée à des hommes sur Dieu, mais adressée à Dieu même, peut sonner faux, comme la méconnaissance de celui à qui elle est dite !
Alors s'impose le silence. Pour Augustin, il est d'abord sagesse, et Pascal dira à sa manière que la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent 5. D'autres mettent davantage l'accent sur l'amour et présentent ce dépassement des paroles comme l'accès au registre de l'amour. Aimer n'est pas faire des déclarations d'amour. Au contraire, aucune parole, aucune pensée n'exprime vraiment ce qu'est aimer. Un simple regard peut en dire davantage, et l'élan du cœur approche de Dieu mieux que les discours. Dans la nuit, quelque regret qu'on en ait, un éclair ne dure pas. En est-il de même de ces instants où les mots s'arrêtent, devenus impossibles parce que dérisoires, inaccordés à l'élan du cœur ? Beaucoup ont désiré prolonger de tels silences. L'Apocalypse parle d'un silence d'une demi-heure. Ne serait-ce pas une indication ? Plusieurs l'ont pensé. Si mesurer la durée du silence a un sens, ce ne peut être que pour ceux qui ne le vivent pas. Le silence, dit encore Eckhart, abolit le temps (littéralement la « temporalité ») : quand on perd la notion du temps, le mot « prolonger » n'a plus de sens.


Le silence de Dieu


Nombreux sont ceux et celles pour qui le silence de Dieu est pour leur espérance une épreuve. Quand, malgré la promesse du Seigneur : « Demandez et vous recevrez », nos supplications n'obtiennent pas ce qu'elles demandent, comment ne pas protester avec le psalmiste : « Si pour moi tu restes muet, je ressemblerai aux moribonds » (28,1) ? Quand l'incrédulité est générale, quand le croyant sent le vertige de l'incroyance possible lui tourner la tête, un signe de Dieu en réponse à son désarroi ne serait-il pas un point d'appui pour sa foi ?
Mais le silence même de Dieu peut prendre un sens, et ainsi devenir lui-même ce signe : il est le rappel que les pensées de Dieu sont au-dessus de nos pensées, autant que le ciel domine la terre. Alors, ce silence tire notre regard vers ce ciel, au-delà des pensées formulables. Alors, le silence devient comme une sorte de communion de pensée avec celui qui est au-delà de tout, au point que saint Jean de la Croix ose parler d'un « concert silencieux » : « mûsica callada » 6. De manière plus abstraite, le carme explicite ce que doit être cette communion de pensée : « Le Père n'a dit qu'une parole, à savoir son Fils et, dans un silence éternel, il la dit toujours : l'âme aussi doit l'entendre en silence » 7. Cette formule est d'une remarquable densité. D'abord, en faisant sentir la vanité du verbiage, elle fait ressortir le silence de Dieu. Et en même temps, elle prend ses distances vis-à-vis d'un silence qui ne serait en réalité que vide intérieur et abolition non seulement des paroles, mais aussi des pensées distinctes, et, par suite, méconnaissance et oubli de Jésus Christ. Les contemporains de Jean de la Croix, en particulier Thérèse d'Avila, craignaient que l'attrait du silence intérieur ne conduisît à ne plus avoir de pensée distincte, même de Jésus. Comment maintenir sa place dans la prière à laquelle le silence s'impose ?


Le silence de Jésus


La réponse la plus fréquemment donnée est : « Si muette et si simple que soit votre prière, regardez le Crucifié. » N'est-ce pas imiter saint Paul, lui qui n'a voulu connaître que Jésus, et Jésus réduit au silence, Jésus crucifié, lui qui, en ses épîtres, ne rapporte aucune parole de Jésus, sinon celles de l'Eucharistie qui annoncent la Passion ?
Déjà, la vue de certaines souffrances peut glacer d'effroi et rendre impossible toute parole. La croix de Jésus a été souffrance indicible. Mais elle est aussi victoire. La croix nue signifie en même temps la résurrection. Alors, l'étonnement et l'admiration l'emportent sur l'effroi : quel abaissement voulu par Dieu ! Quel amour se révèle ainsi ! Ce ne sont plus l'espace infini, ni l'infinité de l'éternité, ni même cette sorte d'infinité qu'atteint la profondeur de la souffrance, c'est l'infinité de l'amour qui rend dérisoire toute parole. Et pourtant, l'œuvre de Dieu dans le mystère pascal appelle une réponse.
Cherchant, comme Thérèse d'Avila et Jean de la Croix, à unir oraison silencieuse et regard sur Jésus, Pierre de Bérulle porte une attention particulière au silence de Jésus. Jésus est d'abord enfant, et ce mot (dont le sens originel est : « qui ne parle pas ») éveille en lui une singulière résonance. Du silence de Marie, il écrit : « Ce silence de la Vierge n'est pas un silence de bégaiement et d'impuissance. C'est un silence de lumière et de ravissement ; c'est un silence plus éloquent dans les louanges de Dieu que l'éloquence même. C'est un effet puissant et divin dans l'ordre de la grâce. C'est-à-dire, c'est un silence opéré par le silence de Jésus qui imprime ce divin effet en sa Mère et qui la tire à soi en son propre silence et qui absorbe en sa Divinité toute parole et pensée de sa créature » 8.
Jésus mène une vie longtemps cachée. Puis, par sa parole, il captive la foule, mais saint Luc note aussi les silences de celui qui se retire la nuit seul pour prier. Et devant Hérode, puis devant Pilate, Jésus se tait ; enfin, sur la croix, il va jusqu'au silence de la mort. Par de tels silences, Jésus nous enseigne autant et plus que par des discours. Il nous enseigne par ses faits et gestes, il nous enseigne par ce qu'il subit, il nous enseigne par tout ce qu'il est. En lui-même, il est la Parole de Dieu. Faut-il d'abord le souligner ? Le mot grec, que, dans l'Evangile, nous rendons par « Parole », n'est pas lalia, parole qui touche les oreilles, mais logos, parole qui atteint l'intelligence.
Dès lors, notre silence peut être uni à celui de Jésus qui lui donne un sens. Il n'est plus seulement saisissement et démission devant l'infini et l'indicible. Il devient notre participation à la prière silencieuse de Jésus et à la relation que Jésus entretient avec son Père dans la connaissance de son amour infini.


L'écriture, parole silencieuse


Silence de Jésus ou discrétion des évangélistes ? Il nous faut, certes, faire la part de notre ignorance. Par comparaison avec la quantité de paroles communément proférées au cours d'une vie, celles que les évangiles ont transmises sont fort brèves. Evidemment, ils ne nous ont pas fait connaître toutes les paroles de Jésus. Alors, certaines déductions peuvent nous paraître naïves. Ainsi, on a fait de saint Joseph un grand silencieux parce qu'aucun mot de lui n'a été conservé. L'argument est peu convaincant. Les élévations sur le silence de Jésus peuvent aussi paraître mal fondées...
Il reste que les paroles de Jésus nous atteignent dépouillées de ce qui fait la chaleur de la plupart des paroles humaines : le ton de la voix, l'accent n'ont pas été enregistrés. Sauf pour quelques très rares mots, nous ne les atteignons qu'à travers une traduction, qui tient ordinairement du résumé et de la réinterprétation par la communauté, grâce à laquelle elles nous ont été transmises par écrit. En particulier la manière dont Jésus s'entretient avec son Père ne nous est accessible qu'à travers la reconstitution qu'en fait le quatrième évangile, notamment à travers ce que nous appelons la « prière sacerdotale ». Toute écriture est déjà en elle-même une intime union de parole et de silence : une parole qui ne passe pas par les oreilles pour atteindre l'esprit, une parole sans intonation, une parole qu'on peut recevoir et reprendre à loisir à son rythme propre. L'Ecriture sainte est dans ce cas : elle est parole et en même temps silence. Elle invite à un tête-à-tête toujours possible, parce qu'elle est devenue intemporelle comme le silence. Et dans la lecture, le silence permet d'aller au-delà des mots. Quand la méditation est solitaire, la communauté y est à la fois présente par son empreinte, car c'est à elle qu'on doit le texte, et discrète par son mutisme.
N'insistons pas. Plutôt que disserter sur le silence et de prendre au sérieux ce qui précède, comme si nos paroles suffisaient à nous élever vers Dieu, ne regrettons pas de rester interdits en partageant le silence de Jésus.



1. Cf. L'OEuvre au noir, Gallimard, 1968, p 173
2. Cf. Le pèlerin chérubinunie, 11,68
3. Cf Contra Mimanlum, 11.
4. Eckhart, Predtgt 53 (éd. Quint)
5. Cf. Pensées, Br. 267.
6. Cantique B, 25
7. Maximes, 99
8. OEuvre de piété, 48