Parution initiale dans Christus n° 63 (juillet 1969).

Il est dangereux pour un mot de devenir une référence communément admise. C'est ce qui risque d'arriver assez vite au terme de « discernement ». « Affaire de discernement », dit-on devant une question embarrassante et dont on repousse la solution sine die ; « ces problèmes demandent du discernement… » ; « de l'invention certes, mais aussi du discernement… », etc. À coup sûr, il est difficile de ne pas faire appel à lui, surtout en une période où de multiples changements bouleversent les cadres de vie collectifs et personnels. Mais attention au glissement qui a conduit la prudence, la vertu par excellence du responsable lucide, à n'être plus considérée que comme l'arme défensive des timorés ! Le discernement, mieux qu'un maigre hommage à une pauvre prudence, constitue un modèle précis et ferme de décision. Nous voudrions ici nous en assurer en commentant la règle des Exercices spirituels que saint Ignace consacre justement à la volonté de changer. Cette règle établit une liaison extrêmement forte – et assez étonnante – entre le bonheur et la valeur d'une détermination.

« En période de désolation, ne jamais faire de changement, mais s'en tenir avec fermeté et constance aux décisions et à la détermination dans laquelle on était le jour qui a précédé la désolation, ou à la détermination dans laquelle on était pendant la consolation qui a précédé. Car, dans la consolation, c'est surtout le bon esprit qui nous guide et nous conseille, et, dans la désolation, c'est le mauvais, dont les conseils ne peuvent nous faire prendre un chemin qui aboutisse » (ES 318).

Cette règle est nommément conçue pour l'exercice prolongé du mouvement des « motions » qui caractérise la retraite ignatienne. Mais il n'est pas difficile d'en étendre la portée à notre vie la plus quotidienne où – sous l'aspect de la « bonne forme » ou du « cafard », ne serait-ce que cela ! – « consolations » et « désolations » ne manquent pas de nous visiter. En très ramassé, ce que dit cette maxime équivaut à ceci : toute décision bonne est heureuse ; toute décision n'est bonne qu'heureuse. Voilà un principe de choix bien déroutant. Ignace ignore-t-il à ce point la difficulté concrète d'être chrétien dans le monde, d'être un homme juste, etc. ? Manque-t-il du plus élémentaire réalisme ? Est-il naïf ? Non, à vrai dire : ce qui est mis à mort ici, c'est le moralisme, pour laisser place à la foi vive.

Pour que le chemin aboutisse

Dès que l'on considère d'un peu près un écrit de saint Ignace, sa complexité interne surprend. Aussi, la formulation ramassée que nous venons de donner de la cinquième règle du discernement de Première semaine – « Toute décision n'est bonne qu'heureuse » – peut sembler bien brutale au regard des subtils équilibres qui établissent le texte dans sa dense rigueur psychologique. Elle n'est pourtant pas fausse ; elle a de plus le mérite de souligner un trait à la fois fondamental et original de cette méthode de sanctification de l'acte libre qu'est, on l'a assez dit, la spiritualité ignatienne : l'art de se déterminer par cette sorte de bonheur qui s'appelle « consolation ». Avant de préciser la réalité désignée par ce mot, les conditions pour la percevoir et s'en servir et les perspectives ouvertes par l'usage d'un tel critère, il faut tout d'abord s'entendre sur le contenu de cette règle et sur son originalité.

Discerner par le bonheur

Affrontons tout d'abord deux interprétations du texte qui, en butant sur le sens littéral, renvoient en fait à des difficultés profondes par rapport au discernement par le