MARIE-HÉLÈNE CONGOURDEAU, CNRS, Paris. Spécialiste de Nicolas Cabasilas, elle a traduit et édité un grand nombre d’ouvrages des Pères grecs, surtout chez Migne dans la collection « Les Pères dans la foi ». A publié chez Brepols : Le livre des saints (avec J. Fournier, 1995), et aux Presses de la Renaissance deux romans : Le silence du roi David (1999) et Quand viendra le Jour de Seth (2004).Dernier article paru dans Christus : « Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze : l’homme d’Église et le poète » (n° 209, janvier 2006).

Philon d’Alexandrie, juif de la diaspora et contemporain du Christ, fut un modèle pour les premiers exégètes chrétiens 1. Juif de lan­gue grecque, il fut le premier à tenter une synthèse entre la pensée hellénique et la révélation biblique. Dire qu’il tenta une synthèse est d’ailleurs inexact : Philon lisait la Bible grecque (la Septante) comme un juif pieux de langue grecque, et se mouvait dans les deux cultures avec l’aisance d’un autochtone. L’inculturation est chez lui naturelle, et c’est pourquoi il fut précieux aux premiers chrétiens grecs qui eurent à expliquer la Bible à leurs semblables : un chemin était esquissé. C’est donc en familier de l’Écriture et en homme rompu aux schémas de la pensée hellénique que Philon aborda le thème universel, commun aux deux cultures, de l’exil.
 

 

Une expérience universelle


Le thème de l’exil naît d’une intuition diffuse : l’âme de l’homme n’est pas à sa place en ce monde de contingence, elle qui par sa pensée peut embrasser les âges et les mondes ; ce malaise doit signifier qu’elle vient d’ailleurs, qu’elle est ici en exil. Au Ve siècle av. J.-C., le Sicilien Empédocle se définit comme « un vagabond exilé du divin » 2. Platon évoque l’âme incorporelle qui, à la suite d’une chute, se retrouve exilée dans un corps 3. Au début du chris­tianisme, les gnostiques brodent sur le thème de l’âme humaine, parcelle du divin exilée sur la terre. Dans le monde biblique, l’exil à Babylone au VIe siècle av. J.-C. conduisit les Hébreux à traduire cette expérience dans le mythe d’Adam banni du jardin d’Éden (Gn 3,23). Cette tradition se retrouve jusque dans le Nouveau Testament (cf. 2 Co 5,6 ; 1 P 1,17). Philon se coule d’autant plus volontiers dans ce thème qu’il est commun à ses deux mondes culturels ; il lit l’exil d’Adam comme une façon d’exprimer la descente de l’intellect dans la corporéité : « Dieu ne donne pas à l’ami de la vertu d’habiter dans le corps comme sur une terre qui serait sienne, mais lui accorde seulement d’y résider comme sur une terre étrangère » 4. De là, le thème migre en terre chrétienne : un autre Alexandrin, Clément, au IIIe siècle, voit dans les élus la semence de Dieu « qu’il envoie sur terre co...

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