Soirée « Spiritualité et politique », Centre Sèvres, 19 novembre 2010

Cette soirée réunissait les trois auteurs des derniers ouvrages parus en 2010 dans la collection « Spiritualité et politique » que dirige Christus chez Bayard :

Françoise le Corre
, Les jardins oubliés de l’obéissance
Étienne Perrot
, Franc-parler en temps de crise : les assurances trompeuses
Geneviève Comeau, Peut-on donner sans condition ? Justice et amour

Après une courte introduction d’Yves Roullière, directeur de la collection, les auteurs ont expliqué les raisons qui les ont poussés à écrire leur ouvrage, avant d’échanger entre eux. Puis la parole fut donnée à la salle pour un échange très intense sur les sujets brûlants que posent les ouvrages présentés.

Nous donnons à lire ci-dessous les interventions d’Étienne Perrot et de Geneviève Comeau :

Sur Franc-parler en temps de crise
(Étienne Perrot)

Ce livre ne présente aucun programme politique, aucune solution économique ; et si franc-parler il y a, ce n’est pas celui des préaux électoraux. Ce n’est pas non plus un livre de théologie, bien que le prétexte aurait pu en être le propos du théologien suisse Hans Urs Von Balthasar : « Jésus est un homme authentique, écrit-il, et la noblesse inaliénable de l’homme est de pouvoir, de devoir même projeter librement le dessin de son existence dans un avenir qu’il ignore. Si cet homme est un croyant, l’avenir dans lequel il se jette et se projette, c’est Dieu dans sa liberté et son immensité. Priver Jésus de cette chance, et le faire avancer vers un but connu d’avance et distant seulement dans le temps, cela voudrait dire le dépouiller de sa dignité d’homme. Il faut que le mot de Marc soit authentique : “Nul ne connaît cette heure, pas même le Fils” (Mc 13,32) » .
Cette expérience fondamentale de l’incertitude face à l’avenir n’est pas une nouveauté, c’est l’expérience même de l’éthique si l’on en croit la remarque d’un philosophe allemand, Theodor Adorno, qui prétend : « La sécurité n’existe pas en morale ; la présupposer serait déjà immoral, ce serait soulager faussement l’individu de ce qui devrait encore s’appeler, en un sens, éthique » .
Cette expérience de l’incertitude face à l’avenir, désignée de loin par le théologien et par le philosophe, le praticien de l’économie et le financier le vivent tous les jours. Car, selon le mot de Jean Ladrière, l’économie est toujours la mise en œuvre d’un « monde anticipé » . Quant à la finance, nous savons que c’est un commerce où s’échange du temps contre du risque. C’est pourquoi le « temps de crise » évoqué par le titre de ce petit livre, ce n’est pas simplement la crise financière commencée en 2007 et qui prolonge encore ses effets économiques et sociaux jusqu’à aujourd’hui. Cette crise n’est qu’un prétexte. La crise dont il s’agit dans ce livre, c’est la situation habituelle qui place chacun (à travers les institutions, les structures sociales, les exigences professionnelles, les impératifs familiaux et personnels) devant l’incertitude quant aux conséquences lointaines de ses actes. La crise n’est qu’un mot pour désigner le temps de l’hésitation au croisement des routes, ou, selon l’étymologie grecque du mot crise, le temps du jugement, c’est-à-dire – dans le langage habituel chez les jésuites – le temps du discernement.
Même si je n’ai pas conscience de me couler dans le monde anticipé de l’économie ni de risquer l’argent prêté par mon banquier, je partage le bon sens de Petit Jean, le héros de la pièce Les Plaideurs de Racine : « Ma foi sur l’avenir, bien fou qui se fiera, tel qui rit vendredi dimanche pleurera. »

Pourquoi avoir structuré mon propos autour des trois tentations du Christ ?
Tout simplement parce que la tentation est l’envers nécessaire du discernement. La tentation consiste toujours à gommer la profondeur de l’inconnu pour la remplacer par une double et fausse certitude. D’abord certitude sur le but, ce qui est bon : le pain, la reconnaissance et la liberté (les trois dimensions de toute vie humaine évoquées par les trois tentations). Mais certitude également sur le moyens d’atteindre ce qui est bon : l’économique, le médiatique et le politique. D’où le sous-titre : Les assurances trompeuses.
Le franc-parler dont il est question dans le titre désigne alors non pas la prétention d’enfermer la vérité dans une parole, encore moins le programme assuré pour sortir de la crise sans coup férir, mais l’assurance reçue d’un autre. Cet autre, quelle que soit l’appellation dont je le désigne, désigne ce envers qui ou quoi je ne peux me rendre quitte : le Symbole des Apôtres parle du Père éternel, Spinoza parlerait de la nature, bref, quelle que soit la désignation, il s’agit de l’instance originaire qui s’inscrit toujours dans les structures sociales, les pratiques professionnelles et les aspirations personnelles, tout ce qui fait de notre monde un monde humain : l’homme, l’État, la société.
En fait, comme les trois mousquetaires, les tentations sont au nombre de quatre : contre la critique souvent portée contre l’Évangile qui concentre l’attention sur le cœur (on dirait aujourd’hui la conscience personnelle) pour ne pas parler des structures sociales, il faut répondre que là gît une quatrième tentation qui absorbe les trois premières (comme D’Artagnan, capitaine des mousquetaires, assume les personnalités de Porthos, d’Athos et d’Aramis). Cette quatrième tentation serait de remplacer le risque de la décision personnelle par le rêve d’institutions parfaites qui mènerait la société vers le bonheur même si cette société n’était composée que de démons (pour reprendre la formule tirée du Projet de paix perpétuelle de Kant). Tentation d’un matérialisme vulgaire, selon le vocabulaire marxien. Le vieux barbu (Karl Marx) faisait remarquer en effet combien se trompent les matérialistes qui réduisent l’être humain à ses conditionnements psychologiques et sociaux, et combien puérile est l’idéologie qui prétend qu’il suffit de transformer les structures sociales pour créer une nouvelle humanité. « Car ce sont les êtres humains qui façonnent les circonstances, et l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué » (sixième thèse contre Feuerbach).

« L’avenir, l’avenir, l’avenir est à moi »
Sous les trois tentations du Christ, le livre range « tant bien que mal » les trois figures de l’avenir : l’avenir prédictible, l’avenir récurrent et l’avenir émergent.
Chacune de ces figures provoque une posture différente que les économistes reconnaissent sous la trilogie : prévision, prévention, précaution. Selon les trois figures de l’avenir, les trois panneaux de ce triptyque peuvent se ranger dans trois catégories qui déclinent la vertu de prudence qui est l’intelligence des situations concrètes (première vertu selon Aristote) : la prévision, c’est la prudence face à un avenir prédictible ; la prévention, c’est la prudence face à un avenir aléatoire qui relève de la loi des grands nombres et du calcul des probabilités ; la précaution, c’est la vertu de prudence face à un avenir incertain non probabilisable.
« Tant bien que mal » parce que les trois panneaux de ce triptyque (prévision, prévention, précaution) jouent les uns avec les autres en permutant leur figure selon les circonstances : un assureur calculera avec une quasi-certitude la proportion d’accidents de voitures, et se coulera pour cela dans la vertu de prévention ; en revanche, l’automobiliste ne sait pas s’il sera victime d’un accident, et se coulera dans la vertu de précaution. De même, un médecin se gardera de confondre une probabilité – par exemple, une espérance de vie –, qui intéresse les organismes de santé publique et les systèmes de pensions vieillesse, avec un diagnostic portant sur l’avenir d’un patient en particulier.
Outre son lien avec la vertu de prudence, la précaution est l’archétype de l’opérateur de discernement mise au jour par la troisième semaine des Exercices d’Ignace de Loyola, un peu semblable au Stress Test en finance. La précaution met au jour le risque maximum auquel est soumis une décision. Le discernement consiste alors non pas dans l’attitude pusillanime qui refuse tout risque, mais dans le test : ce dommage étant envisagé, ma décision se maintient-elle au-dedans de moi ? Cela n’aurait pas grand intérêt que de rappeler ces banalités si ce n’est pour souligner combien ces figures de l’avenir, aussi objectivables soient-elles par le calcul et une comptabilité appropriée, se manifestent à chaque fois de façon singulière aux yeux de quiconque fait face à un dilemme.

« Non, l’avenir n’est à personne, sire ! »
Finalement, ce petit livre tente de tresser une dialectique entre le savoir et le risque de l’inconnu. La dignité de l’être humain naît-elle de son désir de savoir – la libido sciendi des anciens théologiens moralistes – qui le pousse à percer toujours davantage la brume qui encoure le futur, ou bien (comme le rappelait Balthasar et Adorno) de sa capacité d’affronter l’inconnu ? Les deux sans aucun doute.


Sur Peut-on donner sans condition ?
(Geneviève Comeau)

Genèse du livre
Il est né de plusieurs rencontres, que ce soit avec les étudiants dans l’enseignement, ou de discussions avec des amis, ou de rencontres par le biais de livres…
Au départ, deux lignes se sont croisées et m’ont interpellée :
1. La ligne de la tradition chrétienne, qui parle de l’agapè, de l’amour gratuit et inconditionnel de Dieu pour nous. Le don dit quelque chose du cœur de la foi chrétienne.
2. La ligne de la sociologie (ou philosophie) contemporaine, à la suite de Marcel Mauss qui a travaillé sur le don. Mauss est l’auteur génial d’un Essai sur le don (1924). Il découvrait, dans les sociétés dites « archaïques », une règle sociale primordiale : la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Don rituel, ou don cérémoniel, peu importe l’appellation : il s’agit d’une démarche publique, régie par des règles précises, qui crée ou entretient des liens ; ce qui est en jeu : la reconnaissance de l’autre comme partenaire. Son livre a été le coup d’envoi de toute une réflexion qui dure jusqu’à aujourd’hui, où j’ai vu avec intérêt la place centrale de la relation : donner, c’est prendre le risque de la relation, dit Jacques Godbout ; donner, c’est créer et entretenir une relation.
Ma question a été : Ces deux lignes sont-elles contradictoires ? Aurait-on d’un côté une gratuité qui ne s’intéresse pas au destinataire, et de l’autre une relation régie par la règle de la réciprocité, voire de la réciprocité obligatoire ?
Non, ce serait beaucoup trop simple, voire simpliste. Ce qui m’est apparu, c’est que le croisement entre les deux lignes est plus subtil, et c’est lui qui m’a mise en route, non pas vers des réflexions compliquées, mais vers l’approfondissement de ce que le geste de donner et de recevoir a de profondément humain (et donc de divin, selon la foi chrétienne).
En effet, d’un côté, l’agapè, ce don sans condition, ne se désintéresse pas du destinataire. S’en désintéresser pourrait être une forme de mépris de l’autre, d’orgueil. La parabole évangélique des talents nous montre que le maître se réjouit de la fécondité de ce qu’il a confié à ses serviteurs. Le propre de l’agapè est de ne pas compter, ne pas calculer ; ce qui ne l’empêche pas d’entrer bel et bien dans un jeu de relations : la joie survient quand le destinataire va donner à son tour, pas forcément sous la forme de rendre à son donateur (ce n’est pas la question), mais sous la forme de faire circuler la vie, de la transmettre à d’autres. On se réjouit que l’autre entre à son tour dans la « danse du don ». Pour le dire de manière théologique : Dieu Se donne Lui-même à nous, pour instaurer une relation avec nous. La réception fait partie du don, mais elle peut prendre des formes multiples, qui nous tournent vers les autres de diverses manières.
C’est ici que le deuxième côté, celui de la relation, peut sortir du cadre un peu étroit de la réciprocité, pour s’ouvrir à d’autres horizons.
Au fond, l’énigme du don, telle que je la formule, c’est que donner gratuitement n’empêche pas d’accepter de recevoir (ne serait-ce que la joie, ou la reconnaissance). Cette énigme est le signe de la profondeur existentielle des questions abordées.
Les conversations que j’ai eues avec plusieurs personnes, pendant la rédaction du livre et ensuite, m’ont appris que tout être humain est touché par la question du don ; tout le monde a une expérience, a quelque chose à dire, sur ce donner et recevoir. Nous connaissons tous des gens qui ont du mal à donner, ou des gens qui ont du mal à recevoir… Il y a quelque chose d’universel dans le don ; pourtant, en parler de façon juste n’est pas facile. Dans ce sens, une source d’inspiration a été la lecture de certains auteurs, qui sont pour moi des auteurs spirituels, dans la mesure où leur itinéraire peut susciter d’autres itinéraires. J’en ai évoqué quelques-uns dans le livre, comme Etty Hillesum et Dietrich Bonhoeffer : j’ai été touchée par leur capacité à accueillir la vie dans sa plénitude, avec tout ce qu’elle donne à la fois comme joies et comme difficultés, sans faire de sélection ou vouloir se prémunir contre tel aspect. Ils m’ont appris qu’accueillir ce qui se donne n’est pas réservé aux gens heureux et sans histoire. J’ai été touchée par leur capacité à élargir leur cœur, qui leur a permis de se réjouir avec ceux qui sont dans la joie et de pleurer avec ceux qui pleurent, et qui les a fait vivre dans la gratitude pour tout ce qu’ils avaient reçu, sans planer non plus sur un petit nuage (d’autant plus qu’ils étaient l’un en prison, l’autre en camp de concentration)… Sans doute cela demande-t-il une bonne assise psychologique et un certain entraînement.

Je disais : parler du don de façon juste n’est pas facile… C’est comme marcher sur une ligne de crête. Dans ce sens, j’ai trouvé très important de faire droit aux perversités toujours possibles du don : le don qui étouffe, qui contrôle ou qui manipule l’autre, où la relation devient un lien qui ligote et non plus ce qui tourne vers la vie.
Sans oublier la comparaison et la jalousie par rapport aux dons que mon voisin, ou mon frère, a reçus… Comparaisons et jalousie qui empoisonnent la vie ! J’ai évoqué des attitudes comme la confiance et le pardon, qui sont en fait de longs chemins à parcourir, pour que l’autre ne soit plus perçu comme une menace, mais comme une occasion de partage. Il est vrai que notre société ne fonctionne pas spontanément de cette façon… Mais un certain nombre de personnes, de communautés, d’associations, cherchent à avancer sur ce chemin. Je crois que le geste de donner, de recevoir, de partager, est ce qui soutient le lien social, ce qui le nourrit, même si c’est de manière cachée.
C’est sans doute en ce sens que ce livre s’inscrit dans l’esprit de la collection « Spiritualité et politique ». Les liens entre nous, au niveau interpersonnel mais aussi sociétal, sont vivifiés par le geste de donner, recevoir, partager. Pour qu’une cellule sociale ou une société dans son ensemble tienne la route, il faut à la fois la dimension contractuelle (ce qui donne le cadre, les règles du jeu, permet les négociations) et la dimension inconditionnelle qui ouvre à l’accueil de l’autre et à la confiance.
Pour la dimension sociétale, j’évoque avec reconnaissance mes contacts avec le CCFD et le Secours catholique. Deux associations différentes, qui fonctionnent différemment – mais où le don, de soi-même, de son temps, de son énergie, de son argent, joue un rôle clé – et pas de façon paternaliste, mais dans un esprit de mutualité et de partenariat, j’en suis témoin. Dans ces associations, donner et recevoir sont des attitudes éminemment relationnelles ; il y entre beaucoup de réciprocité, ce qui n’empêche pas d’y vivre la gratuité au sens de l’absence de calcul.