« Au Père, par le Fils, dans l'unité de l'Esprit saint. » Telle est la structure des oraisons de la liturgie, ainsi que celle de la prière eucharistique. Nous n'avons pas été baptisés au nom de Dieu indistinctement, mais « au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit ». Ignace de Loyola, par le témoignage de sa prière personnelle et par les Exercices qu'il nous propose, peut nous aider à dépasser une prière adressée à Dieu « globalement » pour entrer dans l'intimité du Père et du Fils et du Saint Esprit. Nous désirons montrer ici l'importance des intercesseurs dans la prière et aider à comprendre pourquoi le Saint Esprit, porteur de la prière, n'est invoqué ni par le Christ, ni dans les oraisons liturgiques, ni dans la prière des Exercices spirituels de saint Ignace.
Quand je prie, je parle à qui ? La plupart d'entre nous répondront probablement : je parle à « Dieu » ou au « Seigneur », sans distinction des trois Personnes divines. Ignace, lui, nous invite à une relation différenciée pour chacune des Personnes de la Sainte Trinité : « Ce que je dois dire aux trois Personnes divines1. » Approche d'un « respect aimant » qui peut renouveler notre manière de prier.
Selon la tradition liturgique séculaire, la prière chrétienne a une structure constante et ferme : elle s'adresse au Père, par le Fils, dans l'unité du Saint Esprit. « Prier chrétiennement, c'est prier trinitairement2. »
La formule finale des oraisons en témoigne : « Par Jésus Christ, qui vit et règne avec Toi, Père… » ou, si le Christ a été mentionné précédemment : « Lui qui vit et règne avec Toi, Père… » Si l'oraison mentionne l'Esprit saint, comme dans l'oraison de la Pentecôte, la formule de conclusion sera toujours « Par Jésus Christ ». Toutes les oraisons du Missel romain s'adressent au Père, à l'exception de trois oraisons adressées au Christ (lors de la veille de Noël, de la fête du Saint-Sacrement et pour la postcommunion de la Croix glorieuse), et aucune à l'Esprit saint, lui qui « intercède pour nous en gémissements ineffables » (Rm 8, 26).
Dans le déroulement de la messe, tout le mouvement de la prière est orienté vers Dieu le Père. Seuls s'adressent au Christ les chants du Kyrie au début de la messe et celui de l'Agnus Dei, avec la prière qui le précède, et les deux prières au choix dites à voix basse par le célébrant après la communion.
Dans la prière eucharistique centrale, aucune prière n'est adressée ni au Christ, ni à l'Esprit saint. Ils n'en sont pas pour autant absents : on demande au Père d'envoyer l'Esprit saint sur le pain et le vin puis, après la consécration, sur le peuple des fidèles ; et la louange finale au Père passe par le Christ et tous ceux qui font corps avec lui, dans l'unité du Saint Esprit. La communion au corps du Christ nous entraîne dans le mouvement trinitaire :
Notons enfin que, dans la prière de l'Église qu'est la liturgie des heures (l'office), tous les psaumes et les cantiques de l'Ancien Testament et du Nouveau Testament se terminent par la doxologie : « Gloire au Père et au Fils et au Saint Esprit », avec la même coordination (et non juxtaposition) que dans la parole pour donner le baptême et dans le signe de la croix, le plus beau résumé de notre foi.
Cette orientation fondamentale de la prière du chrétien vers le Père dans l'Esprit est celle même de la prière du Christ, son unique modèle : dans les évangiles, on le voit souvent s'adresser à son Père, parfois le louer en étant emporté par l'Esprit saint (Lc 10, 21), mais sans jamais s'adresser à ce dernier.
Dans l'autobiographie d'Ignace, on trouve une sorte de sommaire des grâces reçues par le Pèlerin dans la seconde partie de son séjour à Manrèse (en 1522-1523), une fois l'épreuve des scrupules traversée. Vient en premier la prière trinitaire d'Ignace :
Or, une vingtaine d'années plus tard, on retrouve dans le Journal spirituel d'Ignace un aperçu de sa prière. On l'y voit, si l'on peut dire, circuler librement d'une Personne à l'autre de la Sainte Trinité. Tantôt il s'adresse à « Dieu notre Seigneur » ou à « la Trinité », tantôt à l'un ou l'autre de ses « Médiateurs5 » que sont Notre Dame et Jésus, et même aussi parfois à l'Esprit saint, ainsi qu'aux saints et saintes de la cour céleste. Son dialogue trinitaire porte toujours sur la confirmation qu'il attend de la décision (« l'élection ») sur la manière de vivre la pauvreté dans l'Ordre naissant, dont il écrit les Constitutions :
Ignace est emporté par le flux de l'amour trinitaire, s'adressant tantôt à l'une des Personnes divines, tantôt à la Trinité, tantôt à « mon Dieu qui es un seul Dieu ». La prière aboutit bien toujours au Père, mais a besoin des intercesseurs, principalement Notre Dame et son Fils, mais aussi les saints et saintes de la cour céleste. Plus rarement, Ignace s'adresse aussi à l'Esprit saint :
La tension entre prière à la Trinité et prière à chacune des Personnes divines, éprouvée à Manrèse dans le problème des « quatre prières à la Trinité », semble être dépassée dans le Journal spirituel par une meilleure intuition du mystère de la circumincession des trois Personnes, c'est-à-dire de leur compénétration ou immanence réciproque (« Je suis dans le Père et le Père est en moi » ; Jn 14, 11) :
Ce dernier passage du Journal d'Ignace peut nous aider à comprendre comment il peut passer constamment et aisément de la prière à « Dieu notre Seigneur » à celle de l'une ou l'autre des Personnes divines.
On ne peut parler de la relation d'Ignace à la Sainte Trinité sans évoquer la grâce capitale que, nouvellement ordonné prêtre à Venise et se rendant à Rome, il reçut dans la chapelle de La Storta. Voici le récit très bref qu'il en fait lui-même :
Dans cette vision qui confirmera le nom de « Compagnie de Jésus » pour la nouvelle famille religieuse en gestation, Ignace voit la grâce de l'union au Christ comme un don reçu du Père. « Nul ne peut venir à moi, dit Jésus, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire » (Jn 6, 44). Et Ignace indique la présence médiatrice de Marie qui a préparé cette grâce.
La prière trinitaire dans les Exercices spirituels
La structure trinitaire de la prière d'Ignace se révèle en plusieurs moments décisifs des Exercices. D'abord, un « triple colloque » est proposé quatre fois dans les Exercices : en fin de Première semaine, dans la répétition des deux premiers exercices, selon une demande hiérarchisée en trois étapes (d'abord à Notre Dame, pour obtenir de son Fils une triple grâce sur le sens du péché, puis au Fils, pour la même demande à obtenir du Père, et enfin au Père, avec prière finale du Notre Père).
Selon la même structure, mais avec une demande différente, on retrouve ce triple colloque à la fin de la contemplation des deux Étendards : à Marie, au Christ enfin au Père, pour obtenir la grâce de la pauvreté et des humiliations (ES 147). Ce même colloque est répété après la méditation des Trois Hommes (ES 156), ainsi que pour les trois sortes d'humilité (ES 168).
On retrouve bien dans ce triple colloque le rôle prépondérant d'intercesseurs de Marie et de Jésus, si fortement marqué dans le Journal. Mais l'intercession de Marie ne se situe pas sur le même plan que la médiation du Christ. Elle n'a pas pris la place de l'Esprit saint !
Ensuite, au début de la Deuxième semaine, la « contemplation de l'Incarnation » donne à voir les Trois Personnes divines dans leur éternité, prises de compassion devant une humanité en perdition, décider la Sainte Incarnation :
Ignace laisse le retraitant libre du choix des interlocuteurs de la prière, mais la mention finale du Notre Père ne doit pas être prise, nous semble-t-il, comme une sorte de clausule rituelle qui indiquerait la fin de la prière, mais comme un retour de tout le mouvement trinitaire vers sa source, le Père.
Du survol précédent sur la structure trinitaire de la prière liturgique et de la prière ignatienne, quel fruit tirer pour notre prière personnelle ?
1. L'importance pour Ignace de la médiation du Christ dans notre prière adressée au Père nous rappelle l'articulation fondamentale, mais souvent oubliée, de la prière chrétienne : au Père, par le Christ, dans l'Esprit. Notre prière est christique et trinitaire, comme l'est notre signe de la croix : elle se joint à l'offrande du Christ à son Père. « Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous l'accordera » (Jn 15, 16).
2. Notre prière personnelle n'est pas individuelle, elle est celle d'un membre du Corps qu'est l'Église, le Corps du Christ. Nous recourons à l'aide d'un grand nombre d'intercesseurs, à commencer par la Vierge Marie, mère de l'unique Médiateur (comme elle l'a été à Cana ; Jn 2, 3-5), et par tous les saints et saintes de la cour céleste.
3. Entrer dans la prière, c'est se laisser emporter par le flux d'amour qui unit le Père, le Fils et l'Esprit saint, car tout est de Lui et pour Lui (le Père), par Lui (le Fils) et en Lui (l'Esprit), ce dernier porte notre prière vers le Père (Rm 11, 36). C'est peut-être pour cela que, dans l'Évangile, sans cesse conduit par l'Esprit, Jésus ne s'adresse jamais à Lui, et que, dans les Exercices, tout comme dans les oraisons du missel romain, il n'y a pas une seule prière adressée à cet Esprit porteur de notre prière. Le Christ n'invoque pas l'Esprit, mais le promet à ses disciples comme le don suprême du Père : « Quand il viendra, lui, l'Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière » (Jn 16, 13).
4. L'emploi habituel dans notre prière du terme « Seigneur », qui peut désigner le Père comme le Fils, ne nous aide peut-être pas à entrer dans une relation personnelle avec le Père, avec le Fils et avec le Saint Esprit. Il nous sera profitable de préciser à laquelle des personnes de la Trinité nous nous adressons.
5. De tout ce qui a été dit précédemment sur la prière orientée vers le Père, faudrait-il déduire qu'il ne convient pas de nous adresser directement ni à Jésus, ni à l'Esprit saint ? Non, bien sûr !
À cet égard, la prière d'Étienne, le premier martyr, est très significative : elle reprend le contenu de celle de Jésus mourant (« Pardonne-leur », « En tes mains, je remets mon esprit ») mais le destinataire n'est plus le Père, c'est Jésus lui-même : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit » (Ac 7, 59-60). En adressant sa prière au Christ comme il le fait souvent, Ignace ne s'éloigne donc pas de la prière chrétienne authentique.
Il s'adresse plus rarement à l'Esprit saint, suivant en cela le modèle des oraisons de la liturgie. Or, nous constatons dans l'Église, depuis une cinquantaine d'années, notamment grâce à l'impulsion du Renouveau charismatique, une efflorescence de la prière à l'Esprit saint.
Nous n'avons pas été baptisés au nom de Dieu indistinctement, mais « au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit ». Ignace de Loyola, par le témoignage de sa prière personnelle et par les Exercices qu'il nous propose, peut nous aider à dépasser la prière adressée à Dieu « globalement » pour entrer dans l'intimité du Père et du Fils et du Saint Esprit. Ainsi l'Esprit ne cessera de susciter, comme il l'a fait depuis vingt siècles, de nouvelles manières d'entrer en relation avec la Sainte Trinité, cœur du monde.