"Le pardon – pourvu que l’on tienne pour seconde la relation qu’il entretient avec la faute – reste un mot à privilégier pour dire la nature de ce liant qui s’incarne plus volontiers dans des personnalités humaines que dans des idées. Récit d’un Noël, ainsi, où il avait été convenu de manger les entrées avant de laisser le champ libre à ceux qui souhaitaient participer à l’office religieux de la nuit, dans l’église voisine. Participation bienvenue pour Maurice L. qui découvrit là, à l’occasion du geste de paix, une opportunité insoupçonnée pour embrasser avec fougue toutes les sœurs en humanité à sa portée. Le repas devait reprendre son cours ensuite. Au retour de la célébration, les revenants dont nous faisions partie découvraient une table qui était devenue un chantier, des convives déjà totalement déjantés. L’esprit de fête avait quitté la route. Aussitôt, je congédie tout ce petit monde. Au milieu de la désolation, surnageait un reste d’humour : voici qu’au cœur de cette nuit unique où se célébraient le souvenir et la pratique de l’accueil de toutes les pauvretés, nous-mêmes avions renvoyé dans les ténèbres les rois de la fête. Une heure plus tard, le plus hardi frappait à la porte et reprenait pied dans le gîte. Au petit matin, à la queue leu leu, les uns et les autres revenaient s’assurer que le coup de tabac était passé et que le ciel était dégagé. Ce jour-là, la reliure était de leur côté. Et tant d’autres jours encore. Où il se vérifie que, dans un contexte de vérité, celui qui est réputé faible a les ressources nécessaires pour secourir dans sa faiblesse, celui dont il attend qu’il soit fort – autrement fort. Une belle histoire va dans ce sens. Elle met en scène Moïse. Celui-ci assiste, depuis un promontoire, à l’affrontement guerrier entre Israël et les Amalécites. Tant que Moïse tient les bras levés, Israël a le dessus ; sinon, ses ennemis prennent l’avantage. Il faut que deux hommes viennent soutenir les bras de Moïse, afin qu’il les tienne étendus, malgré la fatigue, jusqu’au moment où la victoire d’Israël est définitivement acquise (Ex 17,8s). Dans les temps où des situations nous conduisaient à baisser les bras, quelque chose de la nature de ce soutien s’est donné à toucher : il a forme d’attachement par ce qui n’est d’aucun secours. Mais les mots sont ici moins parlants qu’une image de Jésus de Nazareth en croix, qui viendrait se superposer sur celle de Moïse. Plus que le bois du supplice, ce qui tient les bras du Nazaréen étendus, ce sont les deux larrons qui l’entourent. Les deux."

Les pauvres nous excèdent, Philippe Demesstère, sj, Bayard-Christus, 2012, pp.54-55