Vous ne m’avez pas donné de pauvre à nourrir,
ni de malade à panser,
mais la parole qui est reçue plus complètement que le pain et l’eau,
et l’âme soluble dans l’âme…
PaulClaudel
 
Du 5 au 26 octobre 2008 s’est tenu à Rome le synode sur « la Parole de Dieu dans la vie et la mission de l’Église ». Le pape Benoît XVI n’a pas encore publié l’Exhortation apostolique qui vien­dra probablement en recueillir les fruits ; mais dès à présent nous disposons, non seulement des Propositions qui lui ont été remises au terme des travaux, mais aussi du beau Message final adressé à tout le peuple chrétien 1. Mon propos n’est pas ici de présenter ces textes qui sont à la disposition de chacun, ni même de rendre compte de la profonde expérience de la Parole de Dieu qu’a représentée ce synode 2. Il s’agit plutôt de faire droit à une conviction que le synode, à travers la profondeur et la diversité des interventions, n’a fait que confirmer : en empruntant pour se révéler les mots des hommes, en se donnant lui-même comme Verbe dans la chair, Dieu a assumé toute la richesse et toutes les fragilités de la parole ; en les assumant il les a révélées à elles-mêmes ; en les révélant il nous les a rendues, mais lestées tout à la fois de la gloire et de l’humilité de sa Présence, et désormais capables d’en transmettre, de témoin en témoin, de culture en culture, de siècle en siècle, l’attestation intelligible et le mystère inépuisable.
Approchons-nous donc de ce noeud secret où la parole humaine entre en résonance et en alliance avec la Parole de Dieu, de manière si intime et si décisive qu’elles en deviennent indiscernables, selon la forte analogie que le Concile Vatican II établissait entre cette alliance et l’incarnation du Verbe : « Les paroles de Dieu, passant par les lan­gues humaines, ont pris la ressemblance du langage des hommes, de même que jadis le Verbe du Père éternel, ayant pris l’infirmité de notre chair, est devenu semblable aux hommes » 3. S’il en est ainsi, les quatre images bibliques qu’a choisies le Message final du synode pour évoquer la Parole de Dieu – la Voix, le Visage, la Maison et le Chemin – nous disent aussi quelque chose de la parole humaine, qui peut en retour nous aider à approfondir le mystère divin de la Parole. Elles seront le fil conducteur de mon propos.
 

La parole et la voix

 
L’expérience originaire de la parole n’est pas celle de la significa­tion, mais celle de la voix. Dans le sein maternel, l’enfant ne perçoit encore qu’elle, comme un milieu sonore indistinct qui l’enveloppe à la manière d’un autre placenta, fait de rumeurs et de bruissements, d’une musique tantôt grave et tantôt légère, indissociable des autres sensations, en particulier tactiles, qui sont la première modalité de son expérience ; et quand il vient au monde, il reconnaît dans la voix de sa mère cette mélodie originelle qui l’a précédé dans l’existence et qui maintenant s’adresse à lui. Même si ce premier vécu est enseveli sous les alluvions innombrables des expériences ultérieures, il se réveille obscurément chaque fois que nous nous rendons attentifs, en deçà des significations constituées, à la sonorité inimitable de chaque voix humaine, à son timbre. Nous sommes souvent impa­tients d’aller d’emblée au dit, en oubliant le dire, l’acte singulier et concret du sujet qui prend la parole.
À la suite de Levinas, remontons vers la source, du dit au dire, des contenus au locuteur et au phénomène sensible et fugitif de sa voix. Elle n’est pas une sorte d’enveloppe charnelle du sens, qu’on pourrait délaisser sitôt celui-ci saisi. Elle est au contraire l’insaisis­sable de cette saisie, ce qui demeure alors même que le contenu des paroles a été assimilé ou oublié : longtemps après la mort de ceux que nous aimons, monte encore du coeur l’accent des « voix chères qui se sont tues » (Verlaine). Et nous savons tous que, selon le ton et le rythme d’une parole, selon les modulations affectives qu’épouse et incarne la voix, le sens se modifie et se déploie : du cri au chant, les mêmes mots peuvent passer d’un extrême à l’autre de l’âme, y jouant toute la gamme des émotions, de la colère à la tendresse, de la compassion à l’exultation.
« Le Seigneur vous parla du milieu du feu ; vous entendiez le son de ses paroles, mais vous n’aperceviez aucune forme, rien qu’une voix » (Dt 4,12).
Quand Dieu prend l’initiative de faire de l’homme son interlo­cuteur, il commence par le séparer de toutes les idoles sensibles qui l’enferment dans l’immanence : de Dieu il n’y a point d’images taillées dans le roc ou fondues dans l’or ou l’argent. Mais ce n’est pas pour l’enfermer dans une autre immanence, celle des abstrac­tions. C’est pour le rendre attentif, chair et esprit, âme et corps, à une réalité presque imperceptible au milieu des bruits du monde : la voix du Seigneur.
On peut ne voir dans cette expression qu’une manière de parler symboliquement des choses de Dieu. Mais veillons à ne pas perdre par là la révélation qui se cache sous le symbole. La Parole de Dieu nous précède comme la voix précède et enveloppe le sens. Elle n’est pas seulement un dit, un précieux héritage de mots, de doctrines et d’événements qui constituent le trésor de la foi. Elle est un dire, non pas tant Parole de Dieu que Dieu qui nous parle avant même que nous ayons la possibilité d’une réponse. Une parole coulée au creux de notre être, sensible comme lui, et pourtant inassimilable à toute autre ; nous savons bien, pour peu que nous en ayons une minime expérience, qu’elle a un accent inimitable, qu’aucun bruit du monde ne saurait égaler ni remplacer. Ainsi Élie, au seuil de la grotte où il a trouvé refuge, n’entend pas d’abord une parole distincte, mais « le bruit d’une brise légère », ce bruit de fin silence qui est comme le timbre de voix de l’Esprit de Dieu. Ainsi Ignace d’Antio­che, marchant vers le martyre, perçoit ce bruit de source en lui qui murmure : « Viens vers le Père. » Ainsi Jean de la Croix, recourant, pour exprimer quelque chose de l’accent de la Parole, au sens le plus intime de tous, le toucher : « Oh ! oui, vous êtes une touche délicate, ineffablement délicate, parce que vous touchez l’âme par votre être très simple et très pur » 4. Pour reconnaître ce toucher, percevoir cette voix, il faut, écrivait Madeleine Daniélou, « être accordé à elle, dégagé des sens, sensible aux choses spirituelles comme une herbe très fine est sensible à la plus légère brise » 5.
Seule cette vigilance à l’Esprit Saint peut transformer pour nous les Écritures en Parole, et la Parole devenir en nous « Dieu sensible au coeur ».
 

Visages de la parole


Très tôt après sa naissance, l’enfant associe au son de la voix maternelle le visage qui se penche vers lui pour lui parler. La voix se fait visage, et le visage présence. Tout visage est une présence visible de l’invisible, une injonction muette qui monte de la faiblesse et de la vulnérabilité de la chair nue vers la sollicitude d’autrui 6. Parce que la voix est ainsi au plus près de la présence charnelle d’un être à un autre, la parole vive est aussi au plus près de la spontanéité de cette présence. Les mots de la langue sont sagement rangés dans les dictionnaires, comme des outils disponibles ; mais la parole n’est prisonnière d’aucun dictionnaire ; elle ne cesse d’enrôler les mots de la tribu pour composer avec eux l’inédit d’une phrase, née d’une présence unique, incommensurable à toute autre.
Comme le disait un psychanalyste, la parole vive et la nourriture ont en commun de ne servir qu’une fois. Bien plus : il faut cet inédit d’une parole neuve, expressive d’un visage singulier et adressée de manière elle aussi singulière à l’enfant, pour que celui-ci vienne à sa propre identité et puisse s’approprier le trésor de la langue. C’est toujours un moment émouvant que celui où, pour la première fois, un enfant dit « je » et met ainsi sous sa propre houlette la langue commune, en réponse à la parole qui l’a « appelé » par son nom en le lui conférant. Le « je » ne préexiste pas à ce vocatif originaire ; affirmer cela n’est pas le réduire à un effet de langage, mais au contraire le constituer et le promouvoir en « sujet convoqué », in­séparable du « tu » qui l’éveille à lui-même. Notons que ces termes de vocatif et de convocation, comme ceux de vocation ou d’invocation, qui désignent tous des états forts de la parole, sont construits sur la voix – vox – et non sur le contenu de signification qu’elle porte. En deçà des questions et des réponses, plus décisifs qu’elles, se jouent les appels et les réponses, qui vont de personne à personne, de visage à visage.
« C’est ta face, Seigneur, que je cherche, ne me dérobe pas ta face » (Ps 27,8-9).
Ce désir qui traverse et travaille tout le premier Testament est comblé en Jésus Christ, Visage entre tous les visages, Verbe fait chair, Parole faite Présence. Il nous révèle le Père invisible, où s’origine sa parole de Fils et toute parole. Il nous le révèle dans la proximité et la vulnérabilité de la chair, jusqu’à la couronne d’épines et aux crachats de la Passion, Sainte Face dé-visagée, défigurée, mendiant notre sol­licitude. Il nous le révèle dans le rayonnement de la Transfiguration et dans celui, si discret, du Ressuscité, brûlant notre coeur. Alors nous refaisons l’expérience des disciples sur le chemin d’Emmaüs : la Parole n’est plus ce récit étranger qui demeure à distance de ce qui nous concerne vraiment. Elle nous rejoint là où nous sommes, et nous nous découvrons par elle « sujets convoqués », cette fois par Dieu lui-même : constitués interlocuteurs du Dieu Vivant. Aussi est-elle chaque fois unique et neuve comme au premier jour. Elle a beau figurer dans une Bible, me venir de mots passés déjà à tra­vers des milliers de bouches, elle m’est une invitation absolument personnelle et actuelle, et en la recevant je fais l’expérience étrange d’être révélé à moi-même par ces mots que je n’ai pas choisis et par cette voix qui n’est pas la mienne.
Lorsque le soleil descend, le soir, au bord de la mer, on peut suivre le long du rivage le sillage d’or de ses rayons ; à mesure qu’on avance sur la grève, le sillage avance avec nous, comme s’il n’était destiné qu’à nous. Il me semble que l’écoute de la Parole nous fait faire une expérience analogue. Comme l’écrivait Origène, sous l’action de l’Esprit Saint le Verbe bondit hors des lignes du texte inspiré, pour nous rejoindre, qui que nous soyons, dans la surprise inépuisable d’une rencontre inédite. Sujets convoqués, nous pouvons alors in­voquer en esprit et en vérité Celui dont nous avons perçu le visage et reconnu la voix, sans trop savoir ni d’où elle vient ni où elle va. Si balbutiante soit-elle, notre prière risque notre voix propre en réponse à la sienne, et nous levons vers son visage notre visage.
 

Habiter la parole


Les gestes d’un nouveau-né ne sont d’abord que la manifesta­tion mécanique de ses besoins élémentaires. Mais sa mère veille, et c’est elle qui transforme en mots intelligibles les mouvements de son corps : « Il a faim », « Il a mal ». Aussi est-ce à juste titre qu’on nomme maternelle la première langue apprise par l’enfant. Car c’est par l’intermédiaire de ce déchiffrement maternel que l’enfant va entrer en langage, passer du cri au mot, de la recherche à tâtons d’une satisfaction informulée à l’énoncé de son désir. La parole est reçue par lui de ceux qui en disposent avant lui, et en le mettant au monde, ils l’engendrent à cette parole qui désormais sera pleinement sienne. Il entre dans une langue qui le précède et lui offre, avec ses mots et ses poèmes, ses locutions et ses légendes, un inépuisable trésor.
La parole est à cet égard l’expression la plus manifeste de ces biens de l’esprit qui peuvent se communiquer sans se perdre, et qui s’accroissent de ce partage. Elle est mise à la disposition de chacun comme son bien propre. Un don qui n’encombre pas, qui n’isole pas dans la possession captative d’une richesse, qui ne s’impose pas par effraction ou séduction. Portée par une communauté linguistique, elle en signifie l’unité, et vient attester qu’au-delà des conflits qui la traversent, la vie sociale repose sur un pacte de confiance mu­tuelle. Car on ne peut s’entendre, en tous sens de ce terme, qu’en se faisant crédit : en créditant les mots de leur signification et les locuteurs de leur sincérité. Quelles que soient les dérives, violentes ou utilitaires, bavardes ou insipides, de la parole humaine, elle porte en elle une promesse de reconnaissance et de partage mutuels qui en font l’inaliénable dignité.
« Comprends-tu ce que tu lis ? – Comment le pourrais-je si personne ne me guide ? » (Ac 8,30-31).
La question que l’eunuque pose au diacre Philippe, sur la route de Gaza, est celle que chacun de nous peut poser à son tour. Les mots de la foi, reçus en Église, vont au devant d’une attente obscure et le plus souvent incapable de se formuler en paroles distinctes, de rejoindre par elle-même son objet. Mais voici que la Parole de Dieu vient à la rencontre de cette attente, l’assume, et nous la restitue tout à la fois comblée et relancée, nourrie des mots que nous ne savions pas, que nous ne pouvions pas inventer, configurant notre désir au don qui le précède, nos balbutiements à la Parole qui les interprète et leur répond.
Nous découvrons alors l’Église en sa mission maternelle : c’est elle qui déchiffre notre désir, c’est elle qui nous guide dans l’accueil et la compréhension de cette Parole dont elle a la garde, croyant pour nous et avant nous que nous pouvons en comprendre le sens. Grâce à elle, nous voici capables de la parler à notre tour, non comme une langue étrangère, mais comme la langue maternelle de notre foi. Et nous voici intégrés à cette demeure « qui a pour fondations les apôtres et les prophètes, et pour pierre angulaire le Christ Jésus lui-même » (Ep 2,20). Nous n’y sommes plus des étrangers ni des hôtes de passage. Quand je confesse, avec tous mes frères, ma foi de chrétien, je refais cette expérience fondatrice d’entrer dans une langue que je n’ai pas constituée, qui me précède et qui pourtant va devenir totalement mienne : l’acte par lequel je m’approprie ce trésor s’appelle la foi. Elle est notre lien de mutuelle reconnaissance, le trésor qui s’accroît de son partage.
 

La parole en chemin


Comme la colombe lâchée par Noé vers une improbable terre ferme, et qui ne revient plus lorsqu’elle l’a vraiment trouvée, la parole humaine part et ne revient pas vers son locuteur. Quand la pensée se risque dans la parole, celle-ci commence son exode dans le monde. De cet exode, nous ne pouvons anticiper ni retracer après coup l’itinéraire. Car les paroles n’ont pas, comme l’écrit, la garantie d’un support fixe et durable. Elles s’envolent, dit-on, à tout vent, alors que l’écrit, lui, demeure. Mais si elles s’envolent, c’est de personne à personne, d’intelligence à intelligence, de coeur à coeur. Et, sauf à être banales ou bavardes, elles ne restent pas sans résultat. Selon qu’elles assument ou non leur responsabilité devant la vérité et devant autrui, elles porteront des fruits de vie ou de mort. Il y a une transmission chaste de la parole, qui se refuse à séduire ou à endoctriner, qui fait au destinataire le crédit qu’en lui comme en nous, « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même » 7, ce qui brise entre nous les armes de la violence.
Les éducateurs le savent bien : une parole dite comme en passant, un conseil ou un ordre posés comme une balise sur la route d’un enfant ou d’un jeune, peuvent guider leurs pas de façon décisive, comme ces légers coups de barre qui donnent à une barque sa juste orientation. Les paroles que nous prononçons n’ont pas en nous-mêmes leur achèvement, mais en autrui ; nous en gardons la responsabilité, mais ce n’est pas à nous d’en recueillir le fruit.
« Vivante est la Parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’un glaive à deux tranchants » (He 4,12).
Cette Parole vivante, efficace, l’Esprit Saint l’a remise, à la nais­sance de l’Église, dans la bouche des apôtres. Il a choisi le vase fragile de leurs mots pour y couler son eau vive. De Jérusalem à Samarie, de Samarie à Chypre, à Antioche, à Rome, et de Rome à toute la terre, la Parole de Dieu a poursuivi sa course. Elle ne s’épuise ni ne se lasse : chaque vie sainte est une herméneutique nouvelle de la Parole, chaque grande théologie en renouvelle la saveur. Elle ne s’impose jamais du dehors car en tout homme il y a, souvent ignorée de lui et d’autrui, une terre qui attend la Parole. Elle ne s’enferme jamais au dedans, car elle n’est pas un dépôt à garder à l’abri des tourmentes de l’histoire ; elle est un feu qui ne vit que de se propager. Une incandescence. Il suffit parfois d’une étincelle. Ainsi ce jeune prisonnier chinois, condamné à perpétuité, qui n’avait entendu de la Parole que ces quelques mots : « Mon joug est doux et mon fardeau léger », et qui écrivait à sa mère : « Maman, avant que je meure, laisse-moi t’adresser une demande : découvre qui a prononcé ces mots pour que je puisse m’asseoir à table, avec lui, dans l’autre monde. »
« Ta Parole, en se découvrant, illumine, et les simples comprennent » (Ps 118,130).



1. La Documentation Catholique, n°2412, pp. 1006-1014.
2. Ayant eu la grâce d’y participer à titre d’adjutor, j’ai tenté de le faire dans les « Les voix de la Parole », Nouvelle Revue Théologique, avril-juin 2009, pp. 177-195.
3. Constitution dogmatique Dei Verbum, n°13.
4. Vive Flamme d’amour, II, 3.
5. Action et Inspiration, Beauchesne, 1938, p. 174.
6. Cf. les fortes analyses de Levinas sur ce thème.
7. Concile Vatican II, Déclaration sur la liberté religieuse, n° 1.