Le bonheur, marronnier de nos magazines. La joie ? Silence radio, dirait-on. Quand l'actualité n'offre pas d'événements sensationnels à la lecture, quand recommencent les beaux jours et le temps des régimes amaigrissants, le bonheur, comme le matou de la chanson, revient en couverture des hebdomadaires. Symptomatique, ce retour saisonnier : Pascal — après Sénèque 1 et quelques autres — n'avait pas tort qui constatait que « tous les hommes recherchent d'être heureux » 2. Et le psalmiste : « Beaucoup demandent : Qui nous fera voir le bonheur ? » Symptomatique d'une permanence, ce retour cyclique du bonheur à la une l'est en même temps de notre échec à être heureux. Sans quoi, un bon mode d'emploi se fût vendu à quelques millions d'exemplaires, et on n'en parlait plus !
Et pourtant, si nous ne savons pas nous dire heureux, nous ne nous condamnons pas au malheur pour autant. Dans l'interstice se glisse, consolatrice, discrète ou explosive, sourire de l'ange au portail de la cathédrale de Reims ou danse de David devant l'arche, la joie.

On ne dispose pas du bonheur


Qu'est-ce donc qui nous retarde d'être heureux ? C'est que nous en avons une haute idée, du bonheur que nous nous souhaitons à nous-mêmes. Nous ne l'imaginons guère que parfait, donc non soumis au changement, ni aux variations climatiques de nos humeurs ou des événements, échappant aux alternances du plus ou moins : inaltérable et constant. De là notre déception, et l'aspiration sans fin qui en découle : car nous ne sommes pas sans changements, ni notre sentiment d'être heureux permanent. Nous espérons être heureux, ou nous craignons de ne l'être plus : c'est dire qu'alors nous ne le sommes pas, « et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » 3.
Pourtant, que de recettes nous sont proposées, toutes les variantes du « comment être heureux » en 10 ou 20 ou 40 leçons, les méthodes Assimil du bonheur sur les rayons des librairies ! Or vouloir « fabriquer » son bonheur comme on monte un meuble suédois d'après son mode d'emploi ou comme on cuisine un fondant au chocolat (avec sa crème anglaise et quelques feuilles de menthe de préférence, parce que même si le plaisir ne fait pas le bonheur, comme une hirondelle ne fait pas le printemps, il contribue à nous mettre de bonne humeur !), c'est faire du bonheur un objet, quelque chose que nous aurions sous la main, dont nous pourrions disposer à notre guise. Alors que notre problème, c'est justement que nous ne pouvons pas « disposer » du bonheur, ni le détenir une fois pour toutes. Et puis, les objets sont toujours relatifs à l'usage que nous en avons, moyens pour autre chose, alors que le bonheur, nous le voulons absolument : « nous le choisissons toujours pour lui-même et non en vue d'autre chose », il est « quelque chose de parfait, qui se suffit à lui-même, et il est la fin de nos actions » 4. C'est aussi de confondre la fin et les moyens qui nous expose à la déception, et à courir encore à perdre haleine dans le pré de l'existence.
Cependant, il semble que la tendance à considérer le bonheur en son inatteignable perfection se tempère parfois, et l'air du temps nous met à l'école des « petits bonheurs » : la gorgée de bière de Philippe Delerm le père, la photo de Fanny Ardant, de Vincent Delerm le fils, les promenades rêveuses de Christian Bobin... Autant d'incitations à mesurer notre attente du bonheur et à le trouver dans l'instant « minuscule » et dans l'ordinaire des jours. Pourtant, sur la légèreté bienvenue de ces invitations flotte un léger voile de tristesse. Plus exactement, un petit vent de nostalgie nous fait tourner la tête vers ce bel aujourd'hui qu'était le jour passé, et notre rêve de bonheur devient le souhait d'arrêter le temps. Or arrêter le temps, c'est s'arrêter de vivre, empêcher l'avenir d'advenir, se soustraire au présent. Nous en arrivons à ce paradoxe que le désir d'être heureux ne renforce pas notre désir de vivre ! Surgit le risque d'ériger telle image du quotidien en norme de ce que devrait être le bonheur, et ne plus alors se laisser surprendre par ce qui est heureux et que nous n'attendions pas : l'heur du bonheur, s'il vient comme un voleur.
Le bonheur, finalement, se réduit souvent à l'image que nous en avons, à l'intuition de ce qu'il devrait être — satisfaction durable — à partir d'instants qui nous servent de mesure, que nous souhaitons indéfiniment prolongés. Bien désirable, que nous imaginons possédé et qui échappe toujours à notre mainmise — ne serait-ce que parce que nous l'associons à un arrêt du temps, alors que, du temps, nous ne connaissons que le passage : nous sommes dans le passage, nageant dans le courant de ce fleuve de la vie qui n'est jamais le même. À la différence du bonheur souhaité, la joie est moins un but qu'un effet, dont la cause nous échappe toujours en partie : effet d'un événement, d'un rencontre, effet du réel. Nous rêvons le bonheur ; la joie, elle, nous l'éprouvons.

La joie survient comme un don


De la joie nous avons l'expérience : qu'elle nous arrive ou nous affecte, quelque chose en nous est soudainement transformé ! À la durée rêvée du bonheur s'oppose cet impromptu de la joie : soudaineté, fugacité peut-être, elle rythme notre vie. À la fois familière et déconcertante Là où le bonheur est immobile, la joie se présente bondissante, ici à l'instant, ailleurs un peu plus tard. Si le bonheur sollicite nos capacités de représentation, la joie nous affecte tout entier. Le corps est saisi par la joie : sensation de respirer plus largement, légèreté qui ne demande qu'à se faire dansante, visage rayonnant d'un sourire. Ce qui fait classer à Descartes la joie parmi les passions, au titre qu'elle naît de l'union de l'âme et du corps, étant causée par quelque chose qui se présente à nos sens et dont le bien touche l'âme 5. La joie se manifeste corporellement 6, englobe tout notre être et notre manière d'être au monde.
La joie survient comme un don : nous ne « faisons » pas notre joie comme nous sommes tentés de « faire » notre bonheur, elle nous « arrive », comme malgré nous, causée par autre chose que notre simple volonté. Le mouvement de la joie nous est donne comme l'événement d'une rencontre. Rencontre avec une modification du monde qui nous le fait voir comme aimable, rencontre avec autrui qui élargit l'espace de notre tente : ce coup de fil d'un ami que l'on n'attendait pas ; ce papillon devant la fenêtre, égaré du côté de la lumière d'hiver ; ces notes de jazz qui arrêtent la foule dans la rue un dimanche de marché ; ce sourire complice ; ces mots mille fois relus qui soudain deviennent parole… Tout cela, inattendu, et qui me fait me sentir en adéquation avec le monde ainsi dévoilé : c'est bien ce monde que je veux habiter, comprendre et aimer, c'est bien dans ce monde-ci que j'inscris mon désir de vivre — ici et pas ailleurs. Inattendu en lequel nous trouvons notre bien, surprise sur fond d'horizon familier qui nous fait éprouver « comme un étonnement d'être » que Bergson associe à la joie 7. Nous nous trouvons étonnés que cela nous soit donné, que cela de la vie qui nous arrive soit un bien pour nous, sans que nous l'ayons demandé, encore moins mérité.
La joie a bien affaire au réel, et elle s'oppose en cela, plus encore qu'à la tristesse, à ces formes de crainte entretenues par l'imagination qui enferment et resserrent, dont la tristesse est un effet. La joie libère là où la crainte lie. Encore un pas, et me voici au col, soudain, je respire largement, oublié le refrain qui rythmait la montée « Je n'y arriverai jamais » ; ce qui empêchait d'avancer n'entrave plus ; le sac a cessé de peser, l'ampoule ne gêne plus la marche ; je suis tout entier à la beauté du paysage qui emplit l'horizon. Cet étonnement d'être au monde et de nous y trouver bien, tout cela qui ne vient pas de nous produit comme une « dilatation » en nous. Si, dans la joie, quelque chose m'est donné, me voilà « augmenté » de quelque chose. Quelque chose en moi s'accroît qui est de l'ordre de l'agrément, qui convient à ce que je suis.

Au-delà de toute attente


Quel est ce « quelque chose », qu'est-ce donc qui est donné ? Ce que je désirais le plus profondément ? Certes, la joie est signe d'une adéquation profonde entre ce que je suis et ce qui arrive, elle accompagne le passage du désir à la réalité. Mais elle surgit d'une façon telle que mon désir est débordé plus que comblé : je reçois au-delà de toute attente, au-delà de la mesure de mon attente 8. Ou encore, je reçois ce à quoi je ne m'attendais pas, et qui se révèle être en adéquation parfaite avec ce que je n'osais formuler de mon désir : là aussi est la surprise de la joie. La joie survient quand notre désir de vivre rencontre la réalité, et que celle-ci le confirme en l'élargissant ; ainsi Zachée qui désire voir Jésus, et le voir seulement, voici que lui est donnée la rencontre : au-delà de toute attente, c'est chez lui que s'invite Jésus. La joie est ainsi l'expérience à la fois d'une adéquation et d'une surabondance : adéquation entre mon désir et ce qui est donné, surabondance qui fait que le désir n'est pas épuisé mais mis en mouvement.
La joie est partie liée avec notre désir de vivre, désir de persévérer dans l'existence 9. Ce mouvement du désir est l'expérience du dynamisme de la joie qui se distingue de la stabilité rêvée du bonheur. Elle témoigne que quelque chose de bon s'est passé pour nous et que nous sommes passés à quelque chose de meilleur. Spinoza peut ainsi définir la joie comme « le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection » 10. La joie est du côté du davantage, elle indique ce qui est préférable, elle augmente notre goût de vivre. Ainsi, la joie est initialement joie de vivre, joie d'exister et d'être au monde — joie dont la cause nous est extérieure, de même que nous ne sommes pas à l'origine de notre propre vie : cela nous est donné. Chaque moment de joie est comme un écho de cette joie fondamentale. Pourtant, loin d'être l'écho nostalgique des origines, c'est dans tout moment de joie qu'un surcroît de vie nous est donné : « La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu'elle a gagné du terrain, qu'elle a remporté une victoire » 11. La joie, en ce sens, est toujours débordante. On le voit la joie est profondément « dynamique », elle est en nous un mouvement, elle nous met en mouvement.
Dynamique et survenant « malgré nous », la joie témoigne de notre réceptivité à ce qui arrive, elle est l'expérience d'une « passivité » fondamentale, tout en nous mettant en mouvement. Cette expérience du réel en appelle à ma capacité de recevoir, de me laisser transformer, de m'abandonner à la joie. Je ne suis pas à l'origine de la joie éprouvée — ouverture à l'Autre que la joie ! « Malgré moi » : non pas contre ma liberté, mais la soutenant dans ce qu'elle a de meilleur, lui indiquant son objet le meilleur ; la cause de la joie, c'est l'objet à viser par ma liberté. Car elle invite à m'engager dans ce réel qui me réjouit. Elle est le signe en moi de ce qu'il me faut désirer davantage.

La joie engage à aimer davantage


Du bonheur, nous rêvons qu'il soit définitivement. De l'émotion liée à la joie, nous éprouvons qu'elle survient et disparaît, nous laissant, transformés, le souvenir d'un cœur brûlant. Est-ce à dire que la joie ne fait que passer, fugitive, nous condamnant à n'être les hommes et les femmes que d'un moment ? Si nous ne demeurons pas indéfiniment joyeux, qu'est-ce qui de la joie demeure ? Certes, l'émotion passe. Et pourtant, l'événement joyeux laisse en nous sa trace — en nous, et changeant le regard que nous portons autour de nous, lorsque nous identifions dans le paysage de notre vie les causes de la joie. Il tient à nous d'être fidèles à la joie reçue, d'aller dans le sens de ce que la joie indique.
Même si l'émotion peut être fugace, ce que la joie fait demeurer, c'est un appétit de la vie qui s'inscrit dans la réalité. Ce n'est pas que la réalité s'accorde à mon désir, c'est plutôt qu'elle le déborde, le relançant encore, et mon désir devient alors désir de cette réalité : que mon métier de prof me soit source de joie, et je désire continuer à l'exercer. La durée dans laquelle nous engage la joie n'est pas celle de l'émotion éprouvée, mais celle d'une « persévérance » où le désir et la volonté, cette fois, ont leur part. Ce qui de la joie demeure, c'est l'amour de la cause de la joie 12, et la volonté de la connaître et de s'y attacher davantage. La joie donne à aimer. Et le désir tend vers ce que la joie donne à aimer. La volonté prend le relais, délibérant pour identifier la cause de la joie et consentant à ce surcroît de vie qui est donné. La joie nous apprend à choisir la vie. Les effets de la joie dépassent alors le moment de l'émotion elle-même : la réponse à ce qui est donné ouvre une manière d'être au monde.
La joie survient dans l'adéquation profonde du sujet à ce qui lui est donné tout en le déplaçant. Je reconnais que ce qui m'est donné là est pour moi le meilleur : « C'est cela, c'est bien cela ! » Joie d'Adam en la rencontre d'Ève : « Cette fois, os de mes os et chair de ma chair ! » Le cri de joie devient cri de reconnaissance : à la fois identification et gratitude. Et la reconnaissance est consentement : dans la joie, j'accueille et j'acquiesce, je consens à ce que j'ai reçu, que je reconnais être le meilleur pour moi — et que je n'aurai peut-être jamais osé imaginer : « C'était cela et je ne le savais pas ! » La surprise, dans la joie, est prise de connaissance de mon désir le plus profond, et consentement à ce désir jusque dans ce qu'il peut avoir de bouleversant. Je ne suis pas maître de ce qui m'arrive, et en même temps la joie sollicite ma liberté. La passivité du sujet, sa capacité à recevoir (j'accueille ce qui m'est donné), l'engage autant que le mouvement de sa volonté (je consens et je choisis). L'exclamation : « Oui, c'est bien là !» se double d'un : « Me voici. »
Le désir a trouvé son lieu, et la joie demeure dans la réponse faite à ce qui est donné — réponse qui est une responsabilité. Là, la joie engage, marquant un accord profond entre ce que j'ai accueilli et ce que je suis, entre ce qui m'est donné et ce que je peux désormais devenir. La joie est le signe de l'adéquation entre ce que je reçois et ce que je désire, entre ce que j'ai accueilli et ce que je peux en faire. Et le meilleur, alors, n'est pas seulement le meilleur pour moi, mais la possibilité offerte de donner le meilleur de moi-même. Si la vraie joie ne vient jamais de soi mais d'un autre, elle n'est jamais non plus pour soi seul. Elle advient dans la rencontre, elle se prolonge et se donne dans la vie commune. On ne peut que la vouloir contagieuse !
La joie engage à aimer : m'y est donné ce qui me fait trouver la vie aimable, ce qui augmente mon désir de faire que la vie soit aimable. La joie transforme notre regard sur les choses, nous les montrant comme autant de choses à aimer, et son mouvement nous pousse à aimer davantage — qu'elle soit provoquée par quelque chose que nous aimions déjà, ou qu'elle rende aimable ce qui nous était désagréable ou indifférent. Accueillir et consentir à ce qui cause la joie, c'est m'engager à demeurer là où je pourrai aimer davantage et rendre le monde plus vivable. La temporalité de la joie se déploie dans ce qu'elle rend possible. En ce sens, elle n'est pas tant fugitive que fondatrice — « créatrice » dirait Bergson 13: « Partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. » Ce que j'ai reçu dans l'instant de la joie, je le choisis comme style de vie. Consentir à ce qui a été donné, c'est choisir une manière de s'engager dans le monde — chacun selon ce qu'il aura reçu et reconnu comme étant le meilleur. Être au monde selon la joie reçue, c'est choisir et inventer une manière de vivre qui a pour effet de connaître et d'aimer la cause de la joie, et de la faire aimer à d'autres. Car la joie demeure aussi d'être partagée.

Elle ne dispense pas du combat


Parfois, rien n'arrive qui puisse nous réjouir : partout tristesse et malheur. Parfois, la capacité à se réjouir est elle-même atteinte : tout ce qui m'arrive de bon m'est comme étranger. Ce qui m'apparaissait comme le meilleur et me servait de guide perd tout son sens. Parfois, la gorge se noue qui exultait de joie Et il est des tristesses et des révoltes légitimes face au monde tel qu'il va parfois. La vraie joie est réaliste et ne saurait rien ôter au tragique de l'existence. Il faudrait même parler d'une « joie tragique », à la façon de cette « foi tragique » qui prend acte du mal et de son absurdité, et entreprend de lutter contre lui sans se départir de la confiance dans le Créateur. La joie n'empêche pas la lucidité, ne dispense pas du combat contre ce qui cherche à la réduire, à la faire disparaître ou à faire douter de ce qui en elle est donné.
Quand l'éclat de la joie se tamise, comment accueillir et choisir la vie ? Alors que la joie requérait le consentement au don et à la promesse de vie dont elle est la manifestation, l'épreuve du malheur est un travail du négatif : tentation de nier les effets de la joie en nous. La joie est du côté du « oui », de l'abandon au surcroît de vie. Résister à ce qui empêche la joie, c'est d'abord dire « non », ne pas consentir au travail du malheur en nous, refuser de s'abandonner au malheur, au rétrécissement de la vie. C'est aussi et surtout revenir à la reconnaissance, à la gratitude et à ce qui fut donné dans l'émerveillement la vie et la promesse dont elle est porteuse. C'est cela qui demeure, toujours présent malgré les variations de nos humeurs, des situations de l'existence : que la vie ne s'épuise jamais dans le malheur. Ainsi, au cœur du récit de sa déportation à Buchenwald, récit marqué par la paradoxale expérience de « vivre sa mort », Jorge Semprun rapporte-t-il le bouleversement inattendu éprouvé au lendemain de la libération du camp, le 12 avril 1945 :

« Il y a du soleil. La fraîcheur du matin d'avril est tonique...Un malaise m'envahit, soudain. Ce n'est pas de l'inquiétude, de l'angoisse encore moins. Bien au contraire, c'est la joie qui est troublante : un trop-plein de joie. (...) Les oiseaux sans doute. La joie soudaine, trop forte, de les entendre de nouveau m'a fait perdre le souffle (...) J'entends le murmure foisonnant des oiseaux, autour de moi : la vie recommencée en somme. Pourtant, un sentiment inexplicable m'envahit : je suis content de "rentrer"... J'ai envie de revenir à Buchenwald, parmi les miens, parmi mes camarades, les revenants d'une longue absence mortelle » 14.
 
Étonnante expérience, où l'on voit que la joie est toujours comme en excès sur les données objectives d'une situation : la cause en est infime (les oiseaux), et pourtant c'est elle qui fait sentir et envisager la vie comme de nouveau possible. Ou plus exactement c'est la possibilité de se projeter à nouveau dans le monde au-delà de vingt-quatre heures, de considérer l'avenir comme un avenir de vie, qui surgit à cette occasion. Plus encore — et c'est bien en cela que cette joie peut être dite « tragique », signe d'une traversée qui n'est pas un oubli — la joie retrouvée permet de revenir au lieu même du malheur, mais autrement, ayant mené le bon combat, et rendu certain par la surprise de la joie que là même, la vie est possible. La joie tragique est alors à proprement parler joie de vivre, d'être vivant, d'avoir traversé la mort et de voir la vie devant soi comme projet. D'autant plus qu'elle n'est pas une joie solitaire, mais se partage, là où le malheur fut partagé.
 
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La joie ne s'accorde pas simplement au désir de vivre : elle témoigne qu'il y a là aussi surcroît. En effet, elle implique une promesse de vie. Le mouvement initial de la joie nous permet de consentir à cette promesse, de nous y fier non seulement pour hier et aujourd'hui, mais aussi pour demain : croire que la vie dépasse « le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui ». Le consentement devient confiance. Et l'étonnement initial, l'étonnement d'être là, du côté de la vie jusque dans la grande épreuve, peut oser se formuler ainsi : « Et pourtant, la joie est la plus forte. »



1. « Tout le monde veut une vie heureuse, mais lorsqu'il s'agit de voir clairement ce qui la fait telle, c'est le plein brouillard » (De la me heureuse).
2. Pensées, 148 (Lafuma).
3. Pascal, op at, 47.
4. Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 5.
5 Cf Les Passions de l’âme II art 91.
6 Par exemple de la façon suivante « La joie fait rougir. Ainsi la |oie rend la couleur plus vive et plus vermeille pour ce qu’en ouvrant les écluses du cœur elle fait que le sang coule plus vite en toutes les veines et que devenant plus chaud et plus subtil il enfle médiocrement toutes les parties du visage ce qui en rend 1’air plus riant et plus gai » ibid art 115.
7 Essai sur les données immédiates de la conscience in OEuvres PUF 1970 p 11.
8. Elle n'est pas le contentement d'un besoin qui fait momentanément disparaître le besoin comme tel — ce que serait le plaisir.
9. Cf Spinoza, Ethique, IV, prop. XVIII, scolie « Le désir est l'essence même de l'homme, c'est à dire un effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être » .
10. Ethique, III, Définition II.
11. Henri Bergson, L'énergie spirituelle, in op cit., p 823.
12. Cf Spinoza, Ethique, III, Définition VI « L'amour est une |Oie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure »
13. Op. cit., p 833.
14. L'écriture ou la vie, Gallimard, 1994, pp. 107, 127 et 142. C’est moi qui souligne.