Christus : Qu'est-ce que, pour vous, la méditation ?
Haïm Korsia : La « méditation » telle qu'on la comprend aujourd'hui, dans son acception laïque, en fait n'est pas nouvelle pour nous. Chaque jour de chabbat est une sorte de méditation car, ce jour-là, le bruit du monde ne nous atteint plus. Le chabbat est défini comme cela : « moitié pour nous, moitié pour Dieu ». Ce jour est aussi pour nous, pour déconnecter, pour nous faire respirer. Le temps du chabbat nous rend capable de réfléchir à ce qu'on fait, en ne laissant pas aux autres la possibilité d'avoir tout le temps la main sur nous. La vraie méditation est d'être soi-même, de choisir le chemin qui est le nôtre, sans se laisser commander par des stimuli extérieurs. De plus, pour nous, la méditation n'est pas une absence d'action, elle est l'élan pour l'action. Bien sûr, des moments sont réservés pour lire les psaumes qui sont comme une ouverture à la prière. Je rentre alors dans le chemin des mots que d'autres ont prononcés avant moi. Et, à un moment, survient le temps de la prière, court, un temps éminemment personnel. Puis, après, je redescends dans le bruit du monde.
À la synagogue, les hommes et les femmes prient séparément. Car le jeu de séduction est toujours là, inconsciemment, et peut venir troubler la méditation. Un châle de prière, en cachant nos habits, vient gommer ou rendre plus discret tout ce qui nous distingue extérieurement les uns des autres. Mais nous ne nous enfermons pas hors du monde. Chez nous, pas de cellule monastique. Nous méditons, mais en restant en plein monde, dans le but de l'action. En fait, la prière, la méditation, c'est penser différemment pour agir.
Christus : Et quelle est cette différence ?
H. K. : Quand les Hébreux sont au pied du mont Sinaï, ils ne disent pas : « Je médite et je fais. » Ils disent : « Je fais et je médite. » L'action est importante puisqu'elle mène à une transformation de soi. C'est sans doute la grande différence que nous avons avec vous, les chrétiens. Pour vous, la grâce s'impose à l'homme par la seule volonté divine, tandis que, pour nous, la grâce est le résultat de l'engagement premier de l'homme. La vraie méditation doit aller jusqu'à l'action, sinon elle est vide de sens.
Christus : Le sens contemporain de la méditation est la « connexion avec soi », mais le sens traditionnel est, pour nous, celui de l'étude de la parole. Les moines ont transmis cette manière de lire en trois étapes : lectio, meditatio, oratio. La méditation est une lecture où l'intelligence est plus active. Chez vous, comment se situe l'étape de la méditation dans l'étude ?
H. K. : On raconte qu'un rabbin, pourchassé par les Romains, se cacha dans une grotte et y resta douze ans, pris par l'étude de la Torah. Lorsqu'il sortit, il aperçut un homme en train de bêcher son champ et le reprit : « Que fais-tu ? Pourquoi perds-tu ta vie au lieu d'étudier la Torah ? » Et un feu du ciel foudroya l'homme sur place. Mais une voix céleste se fit entendre : « Rabbin, si c'est pour tuer mes enfants que tu as étudié, retourne dans ta grotte et reviens dans un an, tu n'as pas tout compris. » Si la méditation n'amène pas à bêcher son champ, à entrer dans le monde, son principe est vain. Le principe de la méditation est de faire un pas de retrait par rapport au monde, mais jamais de façon définitive.
Une forme de méditation se fait chez nous à la yeshiva, mot qui veut dire « s'asseoir ». Tu t'assois et tu étudies. Nous n'étudions pas seuls, car il n'y a qu'Un seul qui est seul. Tout se fait dans le rapport avec l'autre. C'est pour cela qu'il ne peut y avoir le silence. Le rabbin Sitruk (paix à son âme) racontait qu'un grand maître l'avait invité chez lui : « Viens, nous allons étudier pendant deux heures. » Le lendemain, il lui redit : « Assieds-toi, nous allons étudier pendant deux heures. » La troisième fois de même. Ensuite, il lui demande : « Maintenant qu'on se connaît, comment t'appelles-tu ? » Cette histoire montre qu'en étudiant, on peut connaître réellement quelqu'un, en voyant comment il réagit, par la manière dont il lit le texte. C'est cela, la véritable méditation : le partage du chemin. Littéralement, l'expression « étudier ensemble » se dit en hébreu havrouta, de haver qui signifie « ami ». La véritable méditation est un compagnonnage des textes, un entrechoquement plutôt qu'un retrait du monde. C'est pour cela, encore une fois, qu'il n'y a pas d'équivalent des monastères chez nous. Nos yeshivot sont plus bruyantes que les synagogues, c'est dire…
Christus : Comment percevoir la présence de Dieu dans la méditation ?
H. K. : Dès qu'il y a deux personnes, il y a Dieu présent. Dieu est dans le débat.
Christus : À quel moment du débat peut-on le percevoir ? Par accord soudain entre ceux qui débattent ? Et y a-t-il dans l'échange un moment où la présence de Dieu se manifeste, comme le murmure d'une brise légère que perçoit le prophète Élie ?
H. K. : Il n'y a pas de signe dans le débat où on pourrait percevoir la présence de Dieu. On raconte que Shammaï et Hillel étaient toujours en désaccord. Lors d'une controverse, une voix vint du ciel et dit : « La parole de l'un et la parole de l'autre sont des paroles de Dieu… » alors qu'ils ne sont pas d'accord. Voici une autre histoire : dans une communauté, subsistait un désaccord dans la façon de savoir si on devait faire la prière du Kaddish debout ou assis. Les gens vinrent demander au grand rabbin de les départager. On lui demande : « Le Kaddish, on le fait assis ? » Il répond : « Non, ce n'est pas la tradition. » Les autres étaient heureux d'avoir gagné : « Donc, on le fait debout ? » « Non, répond-il, ce n'est pas la tradition. » Alors les fidèles se disputent et échangent des arguments et le rabbin se lève alors et dit : « Voilà la tradition. » Dieu est vraiment dans le débat. Pour ce qui est du prophète Élie, ce dernier « entend » le silence. Le Talmud raconte ainsi qu'un aveugle attendait le roi qui devait passer dans le village. Il disait à ses amis : « Je vous dirai quand le roi va passer. » Il y eut des cavaliers, des carrosses à n'en plus finir. Puis il y eut un silence et l'aveugle dit : « C'est lui ! » Et, pour ma part, ce n'est pas uniquement dans l'étude qu'est survenue en moi une consolation ou une lumière nouvelle, une paix, une joie, une plus grande force, c'est dans le silence d'un moment magnifique, dans un paysage qui nous bouleverse, dans une rencontre qui illumine.
Christus : Pour nous, chrétiens, c'est cela la méditation : lire la Parole et, à un moment, souvent de façon discrète voire imperceptible, se laisser rejoindre. Il y a une paix, au-delà du psychologique : l'impression que ce n'est plus seulement l'intelligence qui est au travail. Étudier, c'est actif, mais là survient une passivité.
H. K. : Oui, je vis cela lorsque je me laisse porter par une musique qui dépasse les mots, quand je lis de la poésie, par exemple, ou Le Très-Bas de Christian Bobin que j'aime tant, ou Au tribunal de mon père d'Isaac Bashevis Singer, ou encore Victor Hugo. Et quand je lis des textes allégoriques, Qohelet ou le Cantique des cantiques. Mais la Bible comporte aussi un aspect trivial, traduction de la vie même, puisque la sagesse trimillénaire qu'elle nous transmet vient de ce qu'est l'homme. Ce n'est pas un texte abscons, éthéré, c'est un livre clair, réaliste, qui nous invite à inscrire notre vie dans le monde tel qu'il est.