Le bébé dort à côté de votre lit. Vous attrapez le petit corps replié et le faites rouler contre vous, tout contre vous. Une sorte de minuscule île échouée entre deux corps, le vôtre et celui de votre grand amour, le père…Vous pensez, comme une moniale, je suis seule éveillée, en pleine nuit, et je parle à l'essentiel de ma vie. La tétée comme un pas de danse dans une conversation muette et l'exultation des sens.

Une conversation faite de bruits et des rythmes que prend la succion, corps qui se détend, souffle ample qui monte et vous enveloppe, vous et le bébé. Et vous basculez dans cette musique. En quelques jours, vous devenez très experts, l'enfant et vous ; sans lumière, il trouve le sein, première aspiration, vous le calez et replongez dans un demi-sommeil, musical et bavard.

Une conversation corps à corps. Votre main sur le corps du nourrisson, votre main qui touche et enveloppe. En regardant une de vos belles-sœurs donner un biberon, vous prenez la mesure de ce que permet l'allaitement, toucher, caresser, border. Les mains disent, contiennent et explorent tout à la fois. L'enfant répond, enfouit le nez dans votre chair, sur la partie la plus douce de votre poitrine et ensuite remonte vers l'aréole, en s'y frottant avec énergie. Sa petite main caresse le sein tandis que la bouche tète avec application, puis le lâche, claquement de langue, œil goguenard, avec un bruit si particulier. Son corps se repousse avec ses pieds contre votre ventre, bouge et se balance. Vous songez à ces expressions vieillies, « l'enfant conçu en son sein », ou encore ce vers de Jean Racine, « en quel sein vertueux avez-vous pris naissance ? », ou encore « le sein de la terre ». Vous prononcez peut-être quelques mots, chuchotements flottants qui dérivent dans le noir et la grande affaire de ce liquide bleuté.

Moment de paix dans le chavirement des jours et des nuits heurtées. Corps contre corps, chaleur bercée aux mêmes vagues, aux mêmes minutes de cette conversation qui se fait mystère. Qui nourrit qui ? Quels espaces intimes ce temps vous permet-il de revisiter ? Le bébé finit par s'endormir au sein et vous sombrez à votre tour. Si bien que, malgré le rythme haché de la nuit, vous vous réveillez rassérénée et pleine de cette heure passée à nourrir. Vous vous demandez, quand s'arrête ce temps de l'allaitement nocturne, quand l'enfant fait ses nuits et regagne sa propre chambre, ce qu'il reste de ces conversations muettes, de ces traversées à deux. Le souvenir très doux d'une autre façon de parler, un langage perdu mais dont le corps gardera la mémoire, un langage d'amour et de lait, quasi mystique.


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