Pour la clôture des quinzièmes Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ), une veillée de prières s'est déroulée, le 19 août 2000, à Tor Vergata, dans la banlieue de Rome. Plus de deux millions de jeunes entouraient Jean-Paul II, comme un immense essaim, collé à la terre rougeoyante et assoiffée, les derniers feux du soleil couchant passant le relais à de puissants projecteurs. Ce qui a frappé dans l'homélie prononcée ce soir-là par le Pape, c'est l'emploi, à six reprises, de l'expression « laboratoire de la foi » pour caractériser les conditions de l'expérience croyante à laquelle il invitait les jeunes accourus du monde entier. La formule est nouvelle dans une bouche pontificale. Surprenante, elle scandait le texte comme se répète à intervalles réguliers un leitmotiv dans le déroulement d'une symphonie grosse de vagues successives. Que faut-il entendre exactement par cette expression ? A quels besoins répond-elle ? Comment entrer dans la logique qu'elle propose ? Telles sont quelques-unes des interrogations auxquelles nous voudrions répondre ici.

Une image moderne


Le laboratoire ne renvoie pas d'emblée à une image traditionnelle du langage de la foi. Le mot n'a ses sources directes ni dans l'Ecriture, ni dans la dogmatique, ni dans la réflexion patristique. Il est par contre proche de ce qui est explicité dans les spiritualités, et spécialement dans la tradition ignatienne. Plus que de savoir beaucoup, ce qui compte, c'est d'oser faire l'expérience des réalités spirituelles. Le « laboratoire » est une image moderne, propre à un monde façonné par les découvertes de la science et leurs traductions dans des applications techniques. Il a partie liée avec le dynamisme de la recherche, la quête de découvertes, l'expérimentation d'hypothèses, la maîtrise de processus en vue de leur application selon des usages codifiés. Le dynamisme et l'imagination des jeunes générations peuvent retrouver dans la description de ce lieu de la société industrielle et urbaine une part de leur expérience, faite de curiosité, de mobilité perpétuelle, d'ouverture à l'inconnu.
Beaucoup de ceux qui étaient rassemblés à Tor Vergata ont fait des études et se sont donc frottés aux disciplines des sciences exactes, aux différentes vulgates de la psychologie, à l'essor actuel de la biologie et de ses nombreuses ramifications dans l'univers du vivant. Ils circulent dans un environnement multicolore et sont sans cesse à la recherche d'expériences qu'on leur annonce prometteuses en matière d'organisation de leur vie.
Un laboratoire, c'est aussi un lieu de travail où s'affairent pendant de longues heures des hommes et des femmes aux emplois variés, en charge d'un projet commun à partir de l'addition de tâches minutieuses et parcellisées. Une telle quête incertaine n'est pas pour déplaire à des jeunes. L'ambiance d'un laboratoire ne ressemble pas, en effet, à celle que l'on trouve dans un appartement familial, une classe studieuse, des bureaux pour ronds de cuir méticuleux, ou une usine organisée en ateliers et halles de production démesurément allongées. On y utilise des instruments légers et sophistiqués et on s'y livre à des calculs minutieux qu'il faut préparer, analyser et vérifier.
Ceux qui travaillent dans des laboratoires, revêtus de tenues semblables, cultivent un aplatissement des hiérarchies traditionnelles. Les chefs d'équipe, les forts en thème, les décideurs ne se distinguent des autres employés subalternes ni par le vêtement ni par des signes qui marqueraient leur ancienneté ou leur position dans l'échelle des rémunérations. C'est dans une ambiance d'équipe que tous sont invités à travailler sur des données communes. Chacun doit s'employer à se forger ses convictions, à se montrer rigoureux, à stimuler son imagination en multipliant les combinaisons et en variant les approches. Un laboratoire se justifie par la qualité des recherches qu'il conduit, par l'organisation de la coopération entre ses membres. La patience manifestée au cours de longues heures de travail fastidieux doit conduire, à terme, à un résultat qui permette de conclure ou de recommencer les expériences en variant les ingrédients ou bien en inventant d'autres procédures plus pertinentes. C'est dire qu'un laboratoire est un espace où des jeunes peuvent se sentir à l'aise en dépit de l'austérité des lieux. La pénibilité du travail n'est pas d'abord matérielle comme dans la chaîne de production, telle qu'a pu la décrire par exemple Simone Weil au cours de ses plongées dans l'univers ouvrier d'autrefois. C'est l'agilité dans la « noosphère » chère au Père Teilhard et la volonté d'inventer du neuf qui, ici, doivent dominer le donné matériel. Car la matière première utilisée est surtout la matière grise.

Le recours à la rationalité


Le laboratoire est aussi un lieu où les démarches combinent définition de buts, pluralité d'approches, rationalité des procédures. Il convient d'y éviter l'étalement des visions subjectives non confrontées à d'autres apports ou manières de voir. La raison est essentielle pour guider les travaux à accomplir. Jean-Paul II a écrit une encyclique, Fides et ratio, où les deux termes se liguent, selon la tradition chrétienne, pour l'équilibre des constructions de l'esprit humain dans la mouvance de la lumière de Dieu.
Parler aujourd'hui de laboratoire pour évoquer l'expérience de la foi, c'est refuser toute religiosité maladive. Le cardinal Ratzinger vient d'y insister au cours de sa conférence de Carême à Paris :

« L'appel à la raison est une grande tâche de l'Eglise justement aujourd'hui, car là où la foi et la raison se divisent, les deux en pâtissent. La raison devient froide et perd ses critères, elle devient cruelle parce qu'elle n'a plus rien au-dessus d'elle (...) La foi aussi tombe malade sans le vaste espace de la raison. Et les graves dégâts qui peuvent venir d'une religiosité malade, nous les voyons suffisamment de nos jours. Ce n'est pas pour rien si, dans Y Apocalypse, la religion malade qui a rompu avec la grandeur de la foi en la création est présentée comme le véritable pouvoir de l'Antéchrist » 1.
 

Les expérimentateurs de l'Evangile


L'Evangile est d'abord une parole qui invite à faire une expérience ou qui vient confirmer des pratiques entreprises en son nom. L'Evangile et les expériences qu'il a impulsées au cours de deux mille ans de christianisme peuvent être regardés comme du domaine d'un exercice de laboratoire. Les récits ne parlent-ils pas toujours d'un petit nombre d'hommes et de femmes qui, à l'appel du Christ, ont fait une expérience décisive ? Les fruits de ce labeur caché sont ensuite offerts à de « grandes » foules. Petites cellules en fermentation en vue d'une expansion ultérieure, expériences intérieures qui ont des effets plus tardifs dans des cercles éloignés des aventures premières.
L'Evangile ne parle pas de façon uniforme des gens autour de Jésus. On y voit en effet des personnalités fortes qui se détachent : Pierre, Jean, Thomas, André..., un groupe collégial de douze apôtres, des femmes qui entrent dans la danse à la suite de Jésus, un rassemblement plus large de disciples, des foules enfin avec tel homme ou telle femme qui s'en distinguent avant d'y plonger à nouveau. Le mouvement part d'un appel qui retentit avec force au coeur secret des êtres, et se dilate ensuite vers un extérieur qui est touché à son tour. Les grands changements chrétiens se font dans des laboratoires intérieurs, sorte d'alchimie qui se diffuse vers la périphérie. « Il faut abandonner votre premier genre de vie et dépouiller le vieil homme qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes » (Ep 4,22).
A Tor Vergata, Jean-Paul II a entrepris de recenser les laboratoires essentiels de la vie chrétienne dans le temps de l'Evangile et pour les siècles qui le suivent 2. Pour lui, l'Evangile et ses suites s'apparentent à de tels laboratoires. Un premier laboratoire de la foi se présente à Césarée de Philippe quand Jésus, selon l'Evangile (Mt 16,16), interroge ses disciples : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » C'est Pierre qui répond, sous l'inspiration de Dieu : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » A bien analyser cet événement, on peut constater que « le mystère de la naissance et de la maturation de la foi s'y révèle ». Grâce de la révélation qui suscite une question et qui appelle une réponse personnelle donnant sens à toute une vie. C'est au Cénacle de Jérusalem que nous trouvons un second « laboratoire de la foi ». Les apôtres sont réunis, et Thomas, absent, ne veut pas croire tant qu'il n'a pas vu personnellement le Christ ressuscité. Comment croire que celui qui a été mis au tombeau trois jours auparavant est désormais vivant ? Nous nous trouvons « devant une dialectique de la foi et de l'incrédulité la plus radicale ». Huit jours plus tard, en voyant Jésus ressuscité avec son côté ouvert et ses mains transpercées de crucifié, l'incrédulité de Thomas fait place à l'expérience directe de la présence du Christ : « Tu es mon Seigneur et mon Dieu. » Tant qu'il n'a pas fait l'expérience personnelle que Jésus est pour lui vraiment vivant, celui qui tente de le suivre doit continuer à chercher, car sa foi ne repose pas encore sur un socle décisif.
Faisant retour à l'expérience des jeunes d'aujourd'hui, le Pape leur demande de devenir eux-mêmes des « laboratoires de la foi » : entendre la question nouvelle, affronter l'incrédulité, chercher à y répondre jusqu'à ce que le Christ soit reconnu existentiellement comme source de vie pour moi :

« Chacun de vous peut retrouver en lui-même la dialectique des questions et des réponses que nous venons de souligner. Chacun peut mesurer ses propres difficultés à croire et éprouver la tentation de l'incrédulité. Mais il peut faire aussi "l'expérience d'une maturation progressive dans la conscience et dans la conviction de sa propre adhésion de foi". Dans le Cénacle de notre vie, dans le laboratoire de notre existence, Dieu, présent bien qu'invisible, et l'homme en recherche sont conduits à se rencontrer l'un l'autre. »


Le prix de la fidélité aujourd'hui

 


La foi est-elle plus difficile à vivre aujourd'hui qu'à d'autres époques, s'interroge encore Jean-Paul II devant ces générations qui entrent dans le troisième millénaire ? A toutes les époques, elle fait face à des formes propres d'incrédulité. Avec la multiplicité des messages, l'absence de perspectives, la faiblesse des volontés, l'individualisme ambiant, il n'est pas facile de faire tomber les masques, de réagir contre la médiocrité des visées parcellaires, de rassembler ses énergies pour « rendre cette terre toujours plus habitable pour tous ». Une forme de martyre, aujourd'hui plus qu'hier, consiste, au nom de ses convictions, à garder une vraie fidélité au travers des situations quotidiennes et à savoir parfois « aller à contre-courant ».
Vivre avec intensité le présent qui s'offre au jour le jour et ne pas consentir à être le jouet de forces qui n'apportent ni repos véritable ni joie durable. A lire les récits de plusieurs de nos contemporains, on voit que la gamme des lieux qui appellent à résistance est multiple : argent, sexualité, pouvoir, inimitié ressassée, fuite dans le sauve-qui peut individualiste... Comment repousser les sirènes nombreuses qui invitent à se couler dans le conformisme triomphant, à hurler avec les loups, à minimiser les appels à la vigilance qui surgissent des profondeurs de l'être ? Comment ne pas étouffer la vigueur de la protestation intérieure, signe indélébile d'une humanité consistante, continuation d'un combat intérieur qui ne peut se permettre à aucun moment de rendre les armes ?
Les grandes maladies du monde actuel sont des maladies qui affaiblissent le tranchant des volontés. Rappelons-nous que la hantise des responsables français durant la première Guerre mondiale n'était pas seulement de gagner la bataille des taxis de la Marne ou celle qui se jouait dans l'immobilisme des tranchées de Verdun. Leur préoccupation majeure était que tienne aussi le « front intérieur », composé de ces milliers d'hommes et de femmes qui ne participaient pas à la bataille du feu mais dont le moral était pourtant essentiel pour la réussite des armées. Il en va de même aujourd'hui. Les affrontements implacables entre entreprises et entre nations dans l'arène planétaire, les luttes contre le terrorisme, la peur devant l'étrangeté de l'autre, la réduction des violences sociales concernent d'abord les responsables placés aux postes de commande. Mais ces batailles d'envergure ne pourront être gagnées définitivement que si la vigueur des millions de gens de l'arrière se montre résistante au fil des jours.
Quand les espoirs semblent s'évanouir, quand le mépris social s'installe entre concitoyens, chacun est invité à se montrer attentif à l'« urgence intérieure ». Avec ses propres ressources, on peut dès aujourd'hui entreprendre, à ses propres frais, un lent travail de reconquête intérieure afin de mieux maîtriser demain un extérieur qui semble, actuellement, bien lointain ou abstrait. Il est urgent d'apprendre à épeler à nouveau les richesses d'une liberté et à cultiver « cet honneur du dedans plus dur et plus résistant que tout », selon la formule du Père Fontoynont 3 qui s'y entendait à merveille dans le déploiement d'une pédagogie humaine.


La nouvelle donne


Dans le monde antérieur que ne connaissent plus guère les jeunes, c'est l'affirmation chrétienne qui allait de soi, et, par rapport à elle, les gens faisant profession d'athéisme avaient à formuler leurs raisons. Ce sont eux qui se trouvaient sur la sellette. Dans le monde présent, la foi ne va plus de soi, et ce sont les agnostiques, les indifférents et les athées qui imprègnent le discours dominant. A celui qui croit et affirme son engagement chrétien, la question est constamment posée, comme dans le Psaume : « Où est-il, ton Dieu ? »
Certes, tout n'est pas toujours aussi caricatural. Les formes les plus actives de la foi contemporaine s'inscrivent plutôt dans la modernité et ne s'enferment guère dans le raidissement pour le maintien de traditions religieuses épuisées ou le rejet de toute modernité. Les laboratoires de la foi, aujourd'hui, permettent encore des logiques de reproduction sur le modèle de la religion héritée de la tradition familiale. Mais, de plus en plus, la religion à laquelle on adhère est l'objet d'un choix personnel et responsable, capable de franchir les obstacles alentour. La vraie fidélité passe du côté de la liberté et de l'adhésion personnelle en dépit de l'hostilité ambiante 4. Servir Dieu rend l'homme libre, à l'image de celui qu'il sert. La liberté chrétienne est de l'ordre d'une expérience qui se noue dans le laboratoire intime de l'être. Elle reproduit le mouvement de l'incarnation du Christ.
Lorsque Karl Rahner donne la parole à Ignace de Loyola pour délivrer un message destiné aux jésuites d'aujourd'hui, tout est centré sur la nécessité pour chaque religieux de faire, avant toute chose, l'expérience de Dieu. Les spécialités ou les apostolats sont secondaires par rapport à ce passage par le laboratoire d'une foi personnelle II s'agit d'expérimenter personnellement Dieu vivant pour moi aujourd'hui, et ensuite de vaquer tranquillement à sa mission. Cette urgence est d'autant plus forte que le monde environnant nie la possibilité et la pertinence d'une telle expérience.

« Toutes ces autres choses, vous devriez au fond les rechercher comme préparation ou conséquence de la mission derrière qui, à l'avenir aussi, devrait rester la vôtre : l'aide à l'expérience immédiate de Dieu dans laquelle l'homme découvre que l'incompréhensible mystère, que nous appelons Dieu, est proche, à portée de notre invocation, qu'il nous abrite précisément dans son sein quand nous ne cherchons pas à nous le soumettre mais que nous nous rendons à lui sans condition. Vous devriez toujours et toujours examiner si tout votre agir vise ce but. Si oui, que celui d'entre vous qui est biologiste vaque tranquillement à l'étude de la vie et de l'âme des cafards ou des mites » 5.

Madeleine Delbrêl, grande éveilleuse pour des temps nouveaux, avait eu, plus tôt que d'autres, ce même pressentiment lorsqu'elle écrivait dans les dures années de confrontation avec le marxisme, au sortir de la seconde guerre mondiale : « Dans la mesure où notre monde veut être en rupture de Dieu, où on entend se passer de Dieu, s'organiser en deçà de Dieu, Dieu devient pour lui une nouveauté et le Dieu de l'Evangile redevient une nouvelle » 6. Bref, le croyant devient une hypothèse vivante de Dieu là où ne règne plus une hypothèse de Dieu.
La nouvelle peut redevenir Bonne Nouvelle quand elle se coule dans le tissu relationnel, hors de tout conformisme social. Pour celui qui la profère, par sa parole, par ses gestes, par son silence, elle évolue au rythme pascal du Christ. Mais le messager est atteint, comme par une épée, à la jointure de la moelle et des os. L'attestation publique devient prolongement du baptême, puisqu'elle conduit à l'ensevelissement et à la résurrection, avec le Christ, « pour celui qui croit en la force de Dieu qui l'a ressuscité des morts » (Col 2,12). Avec une telle « hypothèse » se reconstitue le laboratoire d'une expérience pascale personnelle. Ce que cette Bonne nouvelle produit chez l'autre relève du mystère de la bonté de Dieu, mais elle ne dispense pas le croyant de dire les raisons qui le font vivre dans la joie et l'espérance, au milieu des tourments du monde. La foi en Dieu est, pour ce monde désorienté ou cuirassé, un phénomène inédit. Le chrétien est un homme qui sait aimer les choses du monde et en savourer la richesse, mais il apparaît en même temps comme tourné vers celui qui est le créateur et le déchiffreur de toutes les réalités du monde. Aujourd'hui, les chrétiens ne sont plus là où leurs adversaires d'antan pensent qu'ils se trouvent encore. Et ils ne sont pas encore très nombreux à être arrivés là où ils devraient être, au vu des conditions qui leur sont faites dans le monde actuel.



1. La Croix, 7-8 avril 2001.
2. Cf. Documentation catholique, 3 et 17 septembre 2000, n° 2232, pp 779-781
3. Cité par Jacques Sommet, L'honneur de la liberté, Le Centurion, 1967, p 289.
4. Cf. Michel Wieviorka, « Le grand marché des dieux », Le Monde des débats, février 2001, p 31.
5. Discours d'Ignace de Loyola aux jésuites d'aujourd'hui, Le Centurion, 1983, pp 22-23.
6. Nous autres gens de rues, Seuil 1966, p 207 Cf notre article « Dieu et César, à l'ouest du nouveau », Etudes, juin 2001