Durant les deux premières années de mon mariage, mes rapports avec ma femme furent, je puis aujourd'hui l'affirmer, parfaits. Je veux dire que pendant ces deux années l'accord complet et profond de nos sens s'accompagnait de cet obscurcissement ou, si l'on préfère, de ce silence de l'esprit qui (...) suspend toute critique et s'en remet à l'amour seul pour juger la personne aimée. (...) L'objet de ce récit est de raconter comment, alors que je continuais à l'aimer et à ne pas la juger, Emilia au contraire découvrit ou crut découvrir certains de mes défauts, me jugea et, en conséquence, cessa de m'aimer » 1.
Dans Le mépris, Moravia décrit le processus de « désidéalisation », qui s'avère le passage délicat auquel de nombreux couples ne survivent pas. L'idéalisation amoureuse met, dans un premier temps, le jugement en suspens. En ce temps de la « cristallisation », chère à Stendhal, même les défauts de l'aimé(e) semblent aimables. La sortie de l'illusion souligne durement les traits de caractère, autrefois amusants, qui deviennent d'affreux défauts. La désillusion devrait permettre d'aboutir à un point de vue plus nuancé sur l'aimé(e), à un accès à l'ambivalence qui serait la nécessaire reconnaissance en soi, et vis-à-vis de l'autre, de l'amour lié à la haine. Mais il n'est pas aisé d'assumer l'ambivalence, et de supporter les failles de l'autre, autrefois niées. Le processus de désillusion peut ainsi mener à l'inverse de la « cristallisation » qui n'est pas la haine, mais le mépris.


Quand l'idéal est perdu


Quand la possibilité du mépris est perçue par l'esprit, très vite, comme un brouillard, elle s'insinue partout. Le mépris imprègne par capillarité certaines vies de couple, pour remplacer peu à peu ce qui paraissait être de l'amour par une aversion intérieure qui présente l'autre sous un jour insupportable.
Moravia dépeint finement, chez Emilia, la transformation de la passion amoureuse en un mépris insondable, sans que le narrateur puisse saisir le ressort d'une telle métamorphose. Ricardo expérimente l'éloignement progressif d'Emilia, muette à ses côtés, vers les terres d'une hostilité vide de mots. Le mépris se nourrit du non-dit de chacun — refoulé en partie à ses propres yeux — vis-à-vis de ce qu'il ne respecte pas en l'autre : Emilia ne supporte pas en son mari sa légèreté d'intellectuel désargenté ; et Ricardo n'accepte pas chez sa femme son attachement matérialiste. Dans ce jeu d'aveuglement réciproque, et sous les dehors présentables d'une belle histoire d'amour, le mépris d'Emilia pour son mari fait son chemin. Dans le mépris se tapit la honte de formuler l'objet même du mépris. Le mépris se réfère à l'arrière- monde grouillant de l'irreprésentable, et s'éventerait d'avoir à être nommé. Emilia répugne à dire à Ricardo la raison de son mépris. Elle pense qu'il devrait comprendre, alors qu'il ne discerne rien. Elle le méprise de la double lâcheté qui consiste à être lâche et, en même temps, à refuser de considérer sa propre veulerie.
Le mépris s'alimente du déni de la personne méprisable quant à ce qui, en elle, serait odieux. Le sujet méprisant y voit alors une preuve supplémentaire de la véracité de son mépris. Le mépris peut confiner à l'hallucination, comme une mauvaise odeur perçue par le sujet méprisant, et que tout interlocuteur devrait flairer. L'emploi de l'allusion, de l'ellipse, sont des procédés de discours qui soulignent l'illusion d'une connivence a priori supposée par la personne méprisante, à propos de l'évidence de l'objet méprisable. Ainsi en est-il du pronom utilisé de manière indéfinie dans les propos racistes : « Vous voyez bien comment ils sont. »

Tenir pour rien


Mépriser n'est pas haïr. La personne haineuse reconnaît l'objet de sa haine. Celui qui hait son père entretient avec lui une relation élective sur le mode de la haine. Il est des haines qui perdurent en une sorte d'attachement. Le mépris, en revanche, rabaisse. Il est une décision quant à l'être de ce qu'il concerne : mépriser, c'est « tenir pour rien ». Expression paradoxale qui ne peut s'appliquer qu'à ce qui, dès lors, n'est pas rien... Il existe donc quelque chose de mensonger, et de parfois légitime, dans le mépris. Nul ne songerait à nier que certains actes — comme la trahison — sont méprisables. Mais, d'une certaine manière, le droit d'exister est en cause dans le mépris. Dans le livre de Moravia, le regard d'Emilia sur Ricardo devient de plus en plus vide, voire agacé de sentir tant d'insistance venant d'un mari dont elle ne veut plus. Le droit d'exister concerne aussi le sujet lui-même, comme le signale Kant quand il évoque le mensonge qui conduit à se mépriser à ses propres yeux. Il s'agit alors de vivre, et en même temps de ne pas mériter de vivre. Le menteur « vit, et ne peut supporter d'être à ses propres yeux indigne de vivre » 2.
Emilia reconnaît bien que Ricardo est vivant, mais, progressivement, elle ne lui donne plus le droit d'exister. « Ce que je sais, c'est que tu n'es pas un homme... et que tu ne te conduis pas comme un homme ! », déclare-t-elle 3. Ricardo ne se conduit pas comme un homme (il ne protège pas sa femme des assauts de séduction d'un autre homme dont il est obligé) et, plus profondément, il n'est pas digne de faire partie de l'humanité.
Il existe des moments fondateurs du mépris, dans lesquels la « décision » de mépriser est prise avec un sentiment d'irrémédiable. Ces moments sont comme des « trous noirs », le contraire des instants de grâce liés au pardon. Ainsi que les trous noirs en astrophysique, la « gravitation » relationnelle s'effondre en ces moments qui épuisent toute l'énergie déployée pour en sortir. Emilia ne peut plus pardonner ; son mari est « épingle ». Quelque chose s'est cassé en elle, et la grâce de l'« avant » ne reviendra plus. Elle cite à cet égard une scène où il l'a laissée monter dans la même voiture que le séducteur sans voir les réticences de son épouse. Elle le méprise de l'avoir laissée dans les griffes du séducteur, et le méprise plus encore pour son aveuglement. Dans les moments de grâce du pardon, quelque chose se libère en un instant. Dans les temps inauguraux du mépris, l'irrémédiable se décide en un instant aussi, comme un décret irrévocable de demeurer sans pardon.
Ricardo se débat pour s'amender, mais il est trop tard. La personne méprisante se fait une idée de l'autre, dont elle ne désire pas changer. Elle l'enferme en un statut d'être méprisable, et invalide à l'avance toute possibilité de progression. « Peut-être ne savait-elle pas exactement pourquoi elle me méprisait, mais elle préférait en tout cas ne pas le savoir et continuer à me juger méprisable sans motif, sans preuves, naturellement, comme on voit que quelqu'un est brun ou qu'il a les yeux bleus » 4.


Le siècle du mépris


La fleur vénéneuse du mépris a poussé avec vigueur en ce vingtième siècle qui vient de s'achever. Car ce fut le siècle de la désillusion, mère du mépris. Le mépris de Moravia possède ainsi une parenté secrète avec L'Etranger de Camus. L'Etranger vit dans un exil où il a perdu l'accès au monde. Il se morfond et jouit de sa propre impuissance. Il se réfugie dans une sensualité cachant mal sa dépression et son narcissisme vide.
Le siècle du mépris fut celui d'une fascination pour le néant, le néant en soi-même comme figure ontologique, mais aussi comme paradigme du vide dépressif, le néant s'insinuant dans le rapport à l'altérité 5. La pathologie dépressive, en constante augmentation dans le monde occidental, est le signe de la difficulté pour chacun de porter son existence 6. La culpabilité ne se déploie plus dans un rapport conflictuel à l'interdit, mais surtout dans la justification essentielle de sa propre vie. Coupable d'être en vie, et contraint à justifier ses choix devant le tribunal anonyme du destin, dans un modèle que Kafka avait pressenti, le sujet moderne est sans cesse guetté par la pente du mépris. Mépris qui conjugue indissolublement la question croisée du mépris de soi et de l'autre. Car le mépris de l'autre, cèle bien des fois l'insoutenable du mépris de soi rejeté ou dénié. Le mépris fraye avec les mécanismes de défense les plus archaïques de notre psychisme. Il détient une parenté avec les pathologies du narcissisme, blasons de la postmodernité. Il est issu du processus de clivage qui sépare l'univers des humains entre les bons et les mauvais. Il ne tolère pas l'ambivalence, car le narcissisme se nourrit d'idées grandioses, et aussi de l'envers du grandiose qu'est le méprisable. Le mépris possède une parenté avec le « narcissisme négatif » postulé par le psychanalyste André Green comme double sombre de l'Eros 7.
Le vingtième siècle fut le siècle de l'arrêt brutal porté aux utopies du progrès et de la raison. Ce processus de désillusion a un coût psychique, et grande est la tentation de refuser à payer ce prix, pour se réfugier dans un mépris morbide de soi et dans un rejet du réel qui se refuse. Au fond du mépris de soi gît l'immense difficulté de digérer sa propre impuissance. Notre mentalité hyperrationnelle nous affirme que tout problème doit avoir une solution. Confrontés à l'impuissance, nous ne savons que faire, et nous méprisons alors notre incapacité de tout résoudre.
Notre culture du mépris possède aussi des racines spirituelles. La filiation divine de l'humanité était considérée, jusqu'à un temps assez récent en Occident, comme un « bien-connu » commun 8. Délogé de l'évidence de cette filiation, le monde moderne se heurte à l'impossibilité d'avoir à fonder par lui-même son identité. Ce que le juriste et psychanalyste Pierre Legendre nomme « la mascarade du sujet auto-fondé » 9 mène notre culture à une forme de désubjectivation. Cette autofondation de soi, à laquelle le sujet contemporain se voit condamné, s'avère une tautologie qui entraîne immanquablement une errance entre les deux extrêmes de l'euphorie idéalisante et du vide dépressif. Si je ne suis pas enfant de Dieu, peut-être suis-je moi-même dieu, à moins que je ne sois rien...
Le mépris enfouit le méprisé dans la solitude, car le mépris fraye avec la honte. Dans Les Grecs et l'irrationnel 10, Dodds oppose les civilisations de la honte et celles de la culpabilité. Ce livre a été critiqué : l'auteur y « importe » dans l'antiquité des outils d'analyse, comme la psychanalyse, adaptés en fait aux Occidentaux du vingtième siècle. Il a pourtant le mérite d'inviter à un regard intéressant sur l'homme grec, en relevant, notamment dans le monde homérique, un schéma ancien de prévalence de la timê, qui est la recherche de l'appréciation des autres membres du groupe.
La Grèce antique fut par certains aspects une société dans laquelle la honte d'être exclu paraissait plus insupportable que la culpabilité. Il en est de même de noue univers postmodeme. La culpabilité est l'internalisation de la notion de faute ou de péché. Elle met en jeu la conscience individuelle tendant vers la liberté. Elle concerne, pour le croyant, un rapport personnel avec Dieu. La honte est une fatalité, et elle se double d'une exclusion. Elle est sans pardon. Le mépris se déploie dans l'univers de la honte. Comme la honte, il ne se partage pas, alors que la culpabilité est, jusqu'à un certain point, partageable. Le mépris est le symptôme du solipsisme érigé en système dans notre monde.

Sortir du mépris


La sortie du mépris suppose un apprivoisement de l'ambivalence : il s'agit de supporter en soi, et en l'autre, l'impuissance et les limites. Il s'agit surtout de ne plus assimiler la personne à ses actes, en passant d'une dimension ontologique du mépris (j'invalide l'être de la personne méprisée, car, secrètement j'invalide mon propre être) à une dimension éthique du mépris, où je récuse les actes méprisables tout en respectant la personne.
Il existe un aspect de réconciliation dans l'issue du mépris : réconciliation avec soi-même autant qu'avec l'autre, réconciliation avec un monde expulsé de l'idéal, et qui se révèle bien opaque. Réconciliation, enfin, avec sa propre origine : le mépris de l'autre se résume souvent dans une haine de soi, qui traduit l'angoisse devant sa propre origine. Les formes les plus intenses du mépris concernent ce « d'où je viens » : son propre milieu, sa parenté qui s'avèrent insupportables. Et celui que je méprise me rappelle violemment ce « d'où je viens » que je ne saurais voir. S'extraire du mépris consiste en la réconciliation avec ce « d'où je viens », qui est souvent un axe essentiel du travail analytique. Dans un horizon spirituel, la négation du « d'où je viens » concerne un monde en deuil de Dieu, qui se méprise lui-même de ne pas avoir su s'autofonder, et qui ne souhaite pas regarder sa Source. Car la décroissance de l'extériorité religieuse « se paie en difficulté d'être-soi » 11. Sans prôner un artificiel, et illusoire, retour à la religion de nos pères, n'est-il pas urgent pour notre époque de tolérer que des paroles fondatrices puissent appeler de l'extérieur, d'accepter une partie de mystère en son origine et en son devenir, de remplacer « les plaintes du deuil par les consolations de l'attente » 12 ?



1. Albert Moravia, Le mépris (1 954), Flammarion, 1989, p. 27
2. Kant, Critique de la raison pratique, PUF, 1971, p 91
3. Le mépris, p 212.
4. là., p. 214.
5. D'où le titre de l'ouvrage désormais classique de Gilles Lipovetsky : L'ire du vide (Gallimard, 1983)
6. Cf l'étude d'Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi, Odile lacob, 2 000.
7. Cf Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Minuit, 1 983
8. Selon les mots de Joseph Momgt, décrivant la fin de ce « bien-connu » qui était l'implicite culturel de l'imprégnation religieuse chrétienne des siècles précédents (cf Dieu qui vient à l'homme, Cerf, 2002)
9. Les enfants du texte, Fayard, 1992, p. 12
10. Flammarion, 1 977 11. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985, p. 302.
12. J. Moingt, op cit, p 546