Le récit du départ d'Elie qui laisse place à son successeur Elisée, tel qu'il nous est raconté dans le Second Livre des Rois, s'avère exemplaire pour suggérer le sens de la mort dans le cas d'un homme de Dieu. Parce que le prophète est le porte-parole de Dieu, sa mort dit l'appel définitif de Dieu en l'homme comme assomption de l'homme en Dieu. Le message est immense. Il se traduit par des moyens littéraires simples, à condition de respecter plusieurs chaînes de signifiants 1. Cette convergence induit un univers symbolique.

La disparition du père


Dès le début du récit (2,1-14), deux séries de dialogues introduisent la solennité de l'événement. A trois reprises, Elie cherche à tenir Elisée à distance. L'accumulation des ressemblances et des différences est significative : « Reste donc ici, car le Seigneur m'envoie jusqu'à Béthel (...) Reste donc ici, car le Seigneur m'envoie à Jéricho (...) Reste donc ici, car le Seigneur m'envoie au Jourdain. » Cette mise à l'écart apparaît aussitôt à Elisée comme en prise sur la vie et sur la mort. Tout semble indiquer que le fils ne veut pas se désolidariser de la mort du père. A chaque injonction, la réponse est une protestation de fidélité, identique à trois reprises : « Par le Seigneur qui est vivant, et par ta vie, je ne te quitterai pas ! » Chaque fois, également, le dialogue se conclut de la même manière : « Ils descendirent à Béthel » ; « Ils allèrent à Jéricho » ; « Ils s'en allèrent tous deux » (v. 2.4.6).
Elie n'a pas convaincu Elisée. Les deux continuent de faire corps. L'insistance est d'autant plus nette que les frères prophètes de Béthel et de Jéricho, proches d'Elisée, ont décodé d'avance l'événement pressenti et annoncé par Elie à Elisée : « Sais-tu bien qu'aujourd'hui le Seigneur va enlever ton maître au-dessus de ta tête ?» La réponse répétée d'Elisée aux frères prophètes en dit long sur ses dispositions : « Moi aussi, je sais : taisez-vous ! » (v. 3.5).
Cette première séquence de signifiants contient donc un message à la fois clair et elliptique. Elie doit entrer dans une autre relation avec Elisée. Mais l'événement trouve son origine et son terme en Dieu lui-même. La mort de l'homme de Dieu est l'invasion totale de cet homme par Dieu. Les frères prophètes, comme Elisée lui-même, en ont conscience. Le silence s'impose à lui pour ne point réduire la portée de l'événement ni lui faire écran.

Les eaux


Dans cette séquence de signifiants s'en imbrique alors une autre. Elle met au premier plan les eaux du Jourdain et le manteau d'Elie 2 en présence de tous les partenaires de la scène : cinquante frères prophètes, à distance pourtant, et « tous deux », Elie et Elisée. L'essentiel consiste à évoquer une naissance dans ce qui apparaît comme son contraire : la mort. Or Israël n'est pas démuni dans ce cas. Sa propre naissance s'est opérée au prix d'un risque mortel : le passage de la mer lors de la sortie d'Egypte. Il suffit donc de recourir à la même symbolique, mais en l'appliquant cette fois à la vocation d'un homme, lui-même représentatif de la vocation de son peuple. Le manteau d'Elie permet le partage des eaux qui commence par faire naître Elie et Elisée ensemble, « tous deux », à une relation nouvelle, par-delà cette phase critique.
Comme si ce n'était pas encore assez clair, le dialogue suivant fournit un contenu plus explicite : « Dis-moi ce que tu veux que je fasse pour toi avant d'être enlevé loin de toi ? — Que je reçoive une double part de l'esprit que tu as reçu ! — Tu demandes quelque chose de difficile ! » La demande, en effet, n'est pas évidente. Elle touche à la succession, au rapport maître-disciple, père-fils, du point de vue de la mission prophétique. Or cette mission est aussi gratuite que l'Esprit lui-même. Elle ne se transmet point par génération charnelle : la preuve en est le type de relation qui unit Elie et Elisée. Le signe visuel remplit cet office de l'intégration du spirituel au charnel, de l'assomption du charnel par l'Esprit : « Tu l'obtiendras si tu me vois quand je serai enlevé loin de toi. Sinon, tu ne l'obtiendras pas » (v. 9-10).
Le plus beau, c'est que l'élément visuel est accordé, selon ce qu'Elisée peut en percevoir. La description d'« un char de feu et de chevaux de feu », à la lumière de la suite (6,16-17 ; 7,6), dit l'invisible de ce visible, l'insaisissable de ce vécu par ailleurs incontestable. « Elie monta au ciel dans la tempête. » Le Dieu d'Israël intervient dans l'histoire et dans le monde, en particulier ici au coeur de la relation père-fils. La vue d'Elisée rejoint le mystère à travers et par-delà les apparences. « Elisée le vit et il se mit à crier : " Mon père ! Mon père ! Char d'Israël et ses coursiers ! " Puis il ne le vit plus. Il saisit ses vêtements et il les déchira en deux. » En ce déchirement même, le sujet filial advient au sein de son peuple. Dans cet engendrement, le père est nommé par le fils. Le fils est instauré comme père à son tour, grâce à la disparition du père : « Il ramassa le manteau qu'Elie avait laissé tomber, il revint et s'arrêta sur la rive du Jourdain. Avec le manteau d'Elie, il frappa les eaux, mais elles ne s'écartèrent pas. Elisée dit alors : " Où est donc le Seigneur, le Dieu d'Elie ? " Et il frappa encore une fois, les eaux s'écartèrent et il uaversa » (v. 12-14).

Mort et naissance


Par cette connivence des séries symboliques, la naissance d'Elisée est suggérée dans l'acte même de la mort du père. Mais cette mort est aspiration en Dieu, dans le Dieu de la vie qui donne consistance, comme créateur, à toutes les créatures. Dieu assure, comme sauveur, sa fidélité à son peuple et à tous les peuples. Car le récit ne se clôt point là. Le signe accordé par le père prophète à son fils prophète, grâce au Dieu Père, est désormais « vu » également par les cinquante frères prophètes, fût-ce de loin, comme à distance. Les essais pour retrouver Elie n'aboutissent pas. Il faut qu'il ait vraiment disparu aux yeux du monde pour faire vivre son fils de l'Esprit du Seigneur. Dès lors, Elisée sert lui-même de signe. Né des eaux, à son tour « sauvé des eaux », il rend salubres les eaux malsaines. Il est sel des eaux de Jéricho qui sèment la mort et l'avortement, pour les transformer en eaux vives, grâce à sa parole (2,19-22).

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Associer la série signifiante de la relation père-fils à celle de la naissance des eaux par la médiation du manteau d'Elie, devenu le manteau d'Elisée, nous vaut ce texte matriciel des merveilles du Père dans la résurrection du Fils. Le Fils a été vu crucifié, mort sur la croix. Le comble fut d'y voir le Vivant dans sa gloire humiliée. L'enlèvement d'Elie n'atteint certes pas ce degré d'explicitation. Les mêmes procédures littéraires, héritage de la Bible hébraïque, cherchent pourtant à introduire au même univers symbolique. Ce n'est plus simplement au profit d'une mission prophétique, mais pour nous introduire nous-mêmes au plus vif de la relation du Fils au Père.



1. Il s'agit de l'attention au caractère formel d'un texte Avant de chercher à comprendre la signification des termes, la linguistique et la psychanalyse accordent la plus grande importance à l'enchaînement des termes en tant que tels
2. Le manteau dit le vêtement Or le vêtement, c'est le corps , c'est donc aussi la vie Mais la vie voilée, la vie comme mystère, et sans doute mystère de la parole prophétique.