Éd. et prés. D. Salin. Desclée de Brouwer, coll. « Christus », 2011, 480 p., 37 euros.

« Le grand nom qui domine le courant mystique parmi la Compagnie de Jésus en France est celui du P. Louis Lallemant (1588-1635) », déclarait Louis Cognet dans son Histoire de la spiritualité moderne (Aubier, 1966). Cette nouvelle édition procurée par Dominique Salin fera de redécouvrir cette oeuvre et son auteur. L’édition que François Courel avait donnée dans cette même collection en 1959 rendait certes Lallemant encore accessible, et les savants n’igno­raient ni la fortune de ce maître ni non plus les difficultés à disposer d’un texte fiable. Le mérite de l’édition qu’offre Dominique Salin est de rendre possible la lecture d’un texte sûr, autant qu’il est possible, éclairé par une introduction et des notes qui constituent une des meilleures introductions qui soient à la tradition spirituelle ignatienne et à l’épineuse question de ses transformations à l’époque moderne. Les problèmes d’édition de textes pourraient paraître relever de disputes byzantines s’ils ne permettaient de faire apparaître la nervure d’une oeuvre. Pourquoi ces enquêtes ? C’est qu’au fond Lallemant n’a jamais écrit le livre que nous lisons. Ce point ne faisait mystère à personne : le jésuite Champion, à la fin du XVIIe siècle, s’était fait fort de publier les écrits de maîtres alors disparus, parmi lesquels Lallemant, Surin et Rigoleuc. Ces deux derniers, qui avaient reçu les instructions du premier, disposaient de notes, voire de chapitres entiers, qui, réunis, formèrent la Doctrine du P. Lallemant. On discuta beaucoup ensuite pour savoir qui avait écrit quoi, dans quel ordre, etc. Suivons les conclusions de Dominique Salin : la Doctrine n’est certes pas un livre de la main de Lallemant ; il n’est qu’un recueil de ses écrits, mais ce qui constitue ce recueil fut bien rédigé par Lallemant. L’unité en est rendue, ainsi que d’amples développements. Sont restituées trois parties, dont le traité sur la « garde du coeur » qui à lui seul demande une méditation attentive. Ces textes n’étaient pas inconnus, mais ils avaient été attribués à Rigoleuc qui, ayant recopié son maître, s’était servi de ces instructions pour ses propres conférences. Alors, un tel usage était commun. Il fallait cependant, pour distinguer les biens de chacun, l’oeil aiguisé du stylisticien et du philologue qu’est D. Salin. Cette nouvelle édition fait saillir le coeur de la spiritualité ignatienne telle qu’elle est proposée dans le premier tiers du XVIIe siècle français. Dominique Salin apporte des éléments décisifs pour situer les singulari­tés de Lallemant sur fond de l’héritage des écrits d’Ignace. En précisant l’ancrage bonaventurien de la tradition ignatienne, à distance de la vision thomiste, Salin montre l’originalité de ce premier essai de systématisation de la spiritualité d’Ignace tenté par Lallemant. Elle tient dans l’accent porté conjointement sur la « pureté du coeur » et la « docilité à la conduite du Saint Esprit », pôles d’une vie spirituelle qui se définit comme « mystique de la décision libre ». Expression originale de la pensée d’Ignace, fécondée par la rencontre avec la mystique flamande et la toute récente aventure du Carmel. Ce croisement s’était déjà opéré chez quelques jésuites italiens et espagnols de la fin du XVIe siècle, mais le contact avec les moralistes français et leur psychologisation de la vie intérieure donnent à Lallemant un tour singulier, sensible jusque dans la saveur d’une langue française claire et distincte. La lecture de Lallemant offre une compréhension de la dynamique de la vie spirituelle et de ses attitudes principales que Dominique Salin res­saisit dans son introduction. Les concepts d’abandon, de vie intérieure et de contemplation sont clairement définis. L’abandon est accueil des dons spirituels et appelle un sujet responsable, vigilant dans une intériorité qui n’est pas repli sur soi, ni seule oraison, mais attention continue aux mouvements que Dieu communique en l’homme, accessibles par le seul discernement des esprits. La contemplation s’ouvre dans l’ensemble de l’existence comme manière de vivre, et non temps à part, vie de « celui qui est libéré de lui-même ». D. Salin nous fait ainsi comprendre que l’enseignement de Lallemant conduit à une mystique de l’attention conti­nue à Dieu dans tous les instants où se décide la mise en oeuvre de ma liberté, ce qui, selon Ignace, correspond à la volonté même de Dieu. Une invention mystique du quotidien.