A qui adresse-t-elle sa prière ? Pourquoi dit-elle tantôt « vous », tantôt « tu » ? Quelle est sa langue maternelle pour prier ? Alors, elle écoute ses souvenirs, laisse revenir les images. Ses parents, pudiques, disent « Dieu » sans insister. Mais, indubitablement, vivent une relation avec Lui. Cela se sent : dans un échange sur un texte d'évangile avec des amis ; quand elle les accompagne l'un ou l'autre à la messe et qu'ils prient après la communion, la tête dans les mains, tout le corps recueilli. Elle s'essaye à faire comme, mais il manque quelque chose, bien difficile à repérer, nommer : une joie toute simple d'être au monde. Ainsi vit-elle, recherchant d'autres joies : la culture, la prière et la vie étudiante. Puis elle se marie, avec au coeur ce malentendu qui fausse le jugement et les relations, et transforme en souffrance le quotidien de sa vie de couple. Inconsciente, elle subit, jusqu'à mettre sa vie en danger.
L'évangile dort en elle ; sommeil qui ressemble à la mort ; mais vie pieuse et trompeuse, satisfaisante aux yeux du monde, qui ne voit pas qu'elle gît, quasi inanimée, sur le bord de sa vie... Passe une bonne Samaritaine, émue et compétente ; silencieuse, elle s'approche : la douceur de ses mains qui soulèvent et soutiennent et rassurent ; non, ce n'est pas l'effondrement, tout ne se dérobe pas en elle et autour d'elle. Il y a du vrai, du solide du fidèle bienfaisant qui n'abandonne pas : de l'humain ? du divin ? Que cela est neuf et étrange : instant après instant dans la confiance au temps, oser laisser lâcher tant de tensions et de crispations de jadis pour demeurer à la hauteur de cette mystérieuse Volonté, et la découvrir autrement, en étrange retournement, presque une conversion : non plus cette grâce, comme une corde jetée du haut du ciel à attraper pour se hisser, mais (peu à peu, elle ose l'autre image) de grandes mains toutes-puissantes et tendres qui sans doute attendaient et maintenant accueillent, soutiennent et quasiment mettent au monde hors des entrailles des sombres peurs.

Une bonne nouvelle qui s'éprouve


Comme un maître de vie, la bonne Samaritaine donne un mot, une dé : « sensation » qui tout d'abord, en elle, n'a nul écho, nul sens, car inconnu dans son éducation, l'expérience de son passé. Mais on lui dit que c'est chemin de vie, qu'il faut se désanesthésier, oser se laisser faire par ce présent offert, non plus danger de destruction, mais nourriture de vie pour l'être tout entier et d'abord corporel. Pas à pas, elle vit l'aventure Et tout son être il est bien vrai, lentement au respect de son rythme sent les vieilles tensions se dénouer et la vie circuler et la mémoire se réveiller, et ses images, enfin ses mots. C'est l'expérience de l'indubitable tel que donné par les sens hors toute possession du savoir, du vouloir. Alors, tel un flash, l'évidence : c'est de l'évangile qu'il s'agit son vrai goût, son vrai sens, ses vrais mots, et son humilité d'humanité rassérénée C'est Jésus qui le dit aux disciples du Baptiste : « Les aveugles voient, les sourds, entendent, les boiteux marchent... » La bonne nouvelle s'éprouve et ne se prouve pas. Jean lui-même, le grand spirituel et fidèle, n'aura pas d'autre point d'appui que cette histoire indubitable de corps à corps.
Emerveillée elle laisse faire comme au spectacle d'une histoire de mort et de vie qui la dépasse, et par elle se veut parabole Dans chaque histoire de l'évangile, c'est un peu d'elle qu'il s'agit ; et dans son histoire c'est toujours de l'humain qu'il s'agit. S'ouvre en elle le grand livre d'humanité : les contes, les légendes et les mythes, et les initiations et les peurs dépassées ; aussi les vieilles figures d'Abraham et de Moïse Quand elle dut quitter son lieu de protection (maison, famille mari) devenu lieu de mort, c'est sur cette parole seule du Dieu de vie qui l'appelait, lui promettait nouvelle protection, fidélité de vie qu'elle prit appui, osa le grand passage, se retrouva vivante de la manne chaque jour renouvelée ; d'oasis en oasis, désormais, elle va ; parfois aussi, hélas, d'idole en idole. Elle n'est jamais abandonnée, jugée. Comme dans l'évangile, elle entend la parole qui la reconnaît responsable, capable de discernement : « Toi, que veux-tu ? » Elle se découvre reconnue dans son rythme, sa faiblesse et sa pauvreté. Les Béatitudes lui parlent sans la décourager.
 

Quand l'histoire lui revient


Et l'écoute est sans fin : un événement, une rencontre, une peine, une joie ; cela descend en elle ; sans en faire l'objet d'analyse elle laisse déposer dans cet humus d'humanité qui saura distiller de la sève. Alors vit en elle, prend forme d'images, de rythmes, d'expressions, ce mystère de la vie en elle reposant à la fois elle et plus qu'elle, tout ce que dit Jésus en symboles, paraboles, de l'eau vive et de la terre de la semence, de la croissance. Dans son humus d'humanité, plus libre et désencombrée elle s'enfonce, plus elle s'approche et désensable en ses entrailles la source de l'eau vive, pour elle et tout son alentour ; plus y est jardinée la semence, la plus petite et oubliée et desséchée qui donnera le plus grand arbre accueillant aux oiseaux, aux errants, plus en elle un espace devient libre pour le souffle léger qui ranime la braise, ravivant chaleur et lumière ; plus elle s'aventure dans ces pays ombreux en lente vigilance plus sont là des visages humains dont elle transmettra les prières en remontant au jour de son présent.
Une autre histoire alors revient, celle de l'Annonciation, en tout autre visage de Marie : elle s'est toujours tenue éloignée de cette image de docilité. Ses oreilles délivrées entendent autre chose : d'abord la pertinence de la question, son réalisme sans emphase — surtout la surprenante audace de liberté : cette toute jeune fille va accepter, en solitude, sans demander l'autorisation à quiconque, une incroyable aventure qui va la mettre totalement hors normes, hors lois de sa famille, de sa société, de sa religion, puisqu'elle paraîtra (les mots sont crus) « fille-mère », au risque du rejet, voire de la mort. Mais ce qui lui arrive excède le langage humain : son coeur seul peut entendre ; alors, elle n'en parle à personne rien à Joseph, à ses parents ni au prêtre. Seule compte la parole du Très-Haut transmise par l'ange médiateur, en infini respect, puis la confirmation du vrai charnel en elle par Elisabeth et l'enfant. « Sainte Marie de l'aventure et de la liberté silencieuse » : ainsi l'invoque-t-elle désormais (étonnée là-dessus du silence de son église).
Alors, elle va dans sa vie, les repères de sa vie les repères d'évangile pour une même histoire sainte. Ses pas tournent et retournent ; pourtant elle ressent une esquive, un point de peur et de fascination, attirance et révolte de tout l'être, tant il est chargé de sacré et de mensonge... Au coeur de son vertige, elle se risque, écrit le mot « Amour » — et se voile ; toute sa dignité se cabre, tant fut touché de l'innommable Trop lui revient, d'elle et des autres ; il faut crier, mais les mots manquent, ou mentent : publicité, grossièretés, impudeur des sermons et propos bien-pensants... Se taire, faire silence, refaire espace où nul n'est plus atteint.
Du silence restauré, cette histoire lui revient : temps de détresse, temps de violence se déchaînant sur elle et ses enfants, temps d'impuissance dans cet enfermement. Rien que sortir, monter un raidillon jusqu'à la vieille chapelle de ce coin de montagne ; elle pousse la porte, et là, juste devant ses yeux, sur le mur de pierres nu, une immense croix de bois, immense en verticalité plantée, immense en envergure des bras — et elle entend : « Je t'attendais » ; cela l'emplit jusqu'au plus petit atome de son être ; « Je t'attendais, je suis sur ta croix avant toi, je suis entre ta croix et toi ; et pour tout humain, je suis avant lui sur sa croix, je suis entre sa croix et lui ; moi seul fus vraiment humain seul sur sa croix, je t'attendais ». Immenses, indicibles paix et douceur ; tout lâche en elle et se dénoue ; rien que des pleurs de paix ; le temps est aboli... Puis elle redescend ; chez elle tout est paisible ; elle n'est plus seule, abandonnée. Les occasions reviennent, et elle redira : « Seigneur, c'est au-dessus de mes forces », et elle réentendra : « Oui, laisse faire les miennes, instant après instant », et c'est comme d'oser quelques pas sur les eaux, les eaux de la peur, les eaux de la violence ; elle avance, elle va.

La grande nouveauté


Elle va et ne sait comment dire la grande nouveauté, l'incroyable surprise : aucun rapport, et c'est pourtant la même croix ; aucun rapport avec ce qui fut pourtant hantise de son enfance, temps de carême, chemin de croix du vendredi saint, l'affreuse culpabilité, et tout s'arrêtait là : fin du jeûne du carême retour des cloches, cadeaux en chocolat. De joie, de vie, aucune... C'était son temps d'enfance, du coeuremprisonné. Dans son coeur d'aujourd'hui, l'autte croix est présente, d'une force et d'une tendresse inoubliables et indicibles. Oui, comment l'exprimer, la rendre sensible à d'autres ?
Et puis, un jour, à Istambul, dans la petite chapelle Saint-Sauveur in Chora, nouvel inoubliable face à face : elle, debout, fascinée, silencieuse, et l'éblouissement du Christ ressuscitant tout de grâce et de paix rayonnant et de puissance de vie tirant hors du tombeau les humains réveillés et l'univers entier. Immensité du monde, bien plus vaste qu'aux portails de nos cathédrales. Spectacle fascinant : tout son être est saisi ; impossible photo. Mais, à Paris, elle cherche, pressée de retrouver ce vrai message pascal et de l'offrir en partage, en délivrance des complaisances morbides. Elle est troublée de ce que son église préfère les mots et les idées à une telle expression de puissance (que les veillées pascales rendent à peine sensible).
Une phrase lui revient, de très loin, du temps de son enfance où la messe s'achevait sur le Prologue de Jean : « Le Verbe s'est fait chair » ; bien sûr, elle n'y a rien compris. C'est un écrin et qui se laisse manipuler, tourner et retourner ; et qui parfois (par quel hasard ? quelle grâce ?) s'entrouvre en un éclair de temps ; de la merveille apparaît, qui est tout autre et incroyable, comme un appel à conversion, un tout autre regard sur le chemin de vie et de vérité...
Quoi qu'elle ait cru, l'érémitisme n'est pas sa vocation. Et elle est là, parmi ses frères humains, dans la grande ville, disponible aux rencontres, amies et anonymes, aux imprévus, aux émotions. Elle est là sans savoir et sans rôle, et sans autre ambition que cette paix inlassablement restaurée avec sa propre humanité. La voici à son tour « bonne Samaritaine », les yeux, le coeur ouverts tout au long de la route, reconnaissant le malheureux, abandonné, découragé, non tant pour le prendre en charge que pour lui transmettre à son tour ce qui lui fut offert, lui permettant de revivre. C'est la joie dont elle vit. Ainsi peut-être, dans le silence des idées, se vit en elle sa prière, telle celle d'un enfant.