Pourquoi donner ce rôle à « l'expérience » ? On en voit bien le motif par l'hypothèse inverse : que se passe-t-il quand on parle de Dieu sans que cette référence à l'expérience soit posée ? Dieu paraît lointain, abstrait, un être théorique dont on peut savoir correctement les « preuves » et les attributs, mais qui est comme séparé de l'existence réelle.

Donc, ce n'est pas mauvaise chose de partir de l'expérience. On peut même penser qu'il faut y rester : Dieu, c'est de l'ordre du « vécu » ; tout ce qu'on y « ajoute », et qui se veut réflexion, spéculation, pensée, est pour le moins suspect.

La force d'une telle position – et il ne faudra pas l'oublier –, c'est qu'elle veut écarter toute fuite dans la cogitation, qu'elle refuse tout « savoir de Dieu » qui pourrait se délier d'une connaissance concrète, engagée dans la pratique, bref, d'une foi vraie et agissante. Elle s'oppose, par exemple, à ce « déisme » cher au siècle des Lumières, qui n'a pas peu contribué, jusque chez les chrétiens qu'il a séduits, à « irréaliser » Dieu1.

Mais la faiblesse de cette même position, c'est, si l'on n'y prend garde, le refus ou le mépris de la pensée. Attitude, il faut le dire, extrêmement dangereuse, et pour plusieurs raisons. Elle risque de priver l'expérience de ce qui peut la critiquer, pour la contrôler ou la rectifier. Elle risque même de la réduire abusivement, d'« oublier » par exemple, au nom du « Dieu révélé dans le Christ », ce Dieu créateur de l'univers, qui « correspond » tout de même, si je puis ainsi parler, à une expérience fondamentale de l'homme créé. Elle rend encore notre foi en Dieu vulnérable, fût-ce inconsciemment, à la pensée athée. Enfin, elle oppose une fin de non-recevoir bien peu fraternelle (et bien vulnérable, elle aussi) à ceux qui, parfois avec angoisse, posent en leur vie des interrogations qu'on juge trop commodément « intellectuelles ».

La réflexion au service de l'expérience

Pour ces raisons, et pour d'autres encore, il semble donc nécessaire de passer de l'expérience à la réflexion. Encore faut-il préciser en quel sens.

Le rôle de la réflexion n'est plus du tout, ici, de faire taire l'expérience, pour lui substituer un langage sans rapport avec elle. C'est bien plutôt de dégager, avec autant de clarté que possible, les aspects et les conditions de l'expérience vraie. Elle opère donc à l'articulation de l'expérience même, en ce qu'elle a d'irréductible à toute théorie, de la tradition de