Vivre mieux ! Ne plus subir sa vie ! Se prendre en main pour oser davantage être soi, trouver plus d’harmonie avec autrui, déployer au mieux son action !
Bien des adultes de notre temps entreprennent des démarches personnelles avec ce vœu de réalisation de soi. Ils le font à la suite d’une prise de conscience d’une difficulté relationnelle ou d’un état de stress ou d’insatisfaction, ou encore à la suite d’un problème au travail, d’une rupture professionnelle ou affective ou d’une maladie. Certains, ayant identifié une difficulté précise, veulent l’aborder de front et la traiter. Pour d’autres, il s’agit simplement de se recentrer, de se retrouver, d’« être soi » : ils veulent rencontrer leur fond propre et faire le point avec leurs valeurs, ils souhaitent être plus conscients d’eux-mêmes et plus solides pour retourner dans le grand jeu des relations humaines. Un élan intérieur pousse ces personnes, conscientes d’un inachèvement de leur vie, à travailler sur elles-mêmes. Elles le font avec le pragmatisme de notre époque technique. Les premiers pas qui forment leurs chemins se font souvent à la faveur d’une rencontre ou d’une lecture qui aura permis à leurs attentes, jusque-là confuses, de s’éveiller et de s’exprimer. Leur démarche atteste d’une confiance dans la vie, confiance d’adultes lucides qui savent qu’ils ont une responsabilité propre dans leur progression. Sur ce chemin, tous les moyens sont bons : on sollicite la psychologie, mais aussi de multiples approches thérapeutiques et sapientielles. On s’appuie sur des livres, des sessions et des rencontres. On cherche à frais nouveaux, on est attentif à soi et prêt à consacrer du temps pour « travailler sur soi ». Cela peut demander du courage, surtout lorsqu’il s’agit de rebondir après un échec. Souvent, on veut atteindre un lieu intérieur où se libèrent des énergies de vie. On donne donc une grande importance au ressenti du corps, ultime instance de vérification de la vie en soi. Il y a ainsi une façon très actuelle de vivre et de penser ces démarches et ces parcours, et l’on parle de « développement personnel » dans ce contexte. Cette façon d’aborder la relation à soi et aux autres est lourde de sens. Mène-t-elle à une vie véritable ou y rencontre-t-on des risques d’illusions ? Avant de suggérer quelques pistes de réflexion, voici d’abord comment trois personnes évoquent leurs parcours de développement personnel.


Itinéraires


Jusqu’au cœur de soi-même


En découvrant la kinésiologie, il y a vingt ans, Célia a perçu intuitivement qu’elle y trouverait des réponses à un sentiment ancien d’inachèvement. Elle s’est donnée pleinement à cette démarche, puis s’est également laissée attirer par de nombreuses techniques telles que la « méditation transpersonnelle », le « health touch », etc. Elle y a trouvé des « outils » qui l’ont aidée à donner une expression à ses difficultés relationnelles et ainsi à mieux les appréhender. Sur son chemin de « développement personnel » (puisqu’elle le nomme ainsi), Célia a trouvé une unification de son être. Son éducation bourgeoise lui avait appris à s’adapter à la vie, mais au risque de ne pas s’écouter elle-même ; et le catéchisme reçu, qui donnait une place prépondérante au péché, l’avait poussée à se méfier d’elle-même. Célia s’éprouvait coupée de son être : « J’étais dans du rationnel. Je voulais donner à l’autre dans l’excellence de ce que je faisais, mais je n’avais pas conscience de qui j’étais. » D’autres techniques de développement personnel lui ont appris à lutter contre ses phobies, par exemple à dévaler sans craintes des pentes sur des skis. Elle a acquis une grande confiance et a pris conscience que « c’est en agissant sur nous-même que les choses se transforment ». Apprenant également à s’accueillir elle-même, elle a trouvé une relation plus juste à son corps et a osé devenir plus vulnérable pour ses proches : « Avant, je ne supportais pas qu’on me touche physiquement et je n’en souffrais pas. Mais le toucher est devenu une nourriture. » Ce fut une guérison sensorielle et relationnelle. Sa relation à ses enfants s’est simplifiée et eux qui la repoussaient jusqu’alors sont venus l’embrasser. Plus tard, la découverte des « constellations familiales » et des « approches transgénérationnelles » a poussé Célia à parler en famille de ses liens familiaux. Elle a alors appris, à 57 ans, que son père n’était pas l’homme qu’on lui avait présenté comme tel depuis son enfance. Par cette découverte, Célia a pu mieux comprendre et vivre sa place parmi les siens. Elle a de la gratitude pour ce long chemin de développement personnel : « C’est le plus beau cadeau que je me sois offert dans ma vie. C’est le chemin que j’ai parcouru jusqu’au cœur de moi-même. Maintenant, je sais qui je suis, d’où je viens. Je n’ai plus peur. » Où était le Christ sur ce chemin ? Divorcée remariée, Célia ne trouvait plus sa place dans la vie paroissiale mais a continué à entrer dans des églises pour y méditer. L’amour qu’elle cherchait, elle le trouvait auprès du Christ, de Marie, de Marie Madeleine et des anges avec qui elle a gardé un lien intime. Elle reconnaît : « C’est mon chemin, mais c’est Dieu qui m’a mise sur la voie. » Pour elle, son parcours résulte d’une autorisation qu’elle s’est donnée pour mieux vivre, dans une prise de distance par rapport au système éducatif et culturel où elle n’avait su trouver l’aide dont elle avait besoin. C’est un parcours où elle a compté sur elle-même et a joué sa liberté.

Croire que la vie tiendra ses promesses


C’est en entreprise que Pablo a découvert l’ennéagramme (cf. pp. 53-60), à la faveur d’un séminaire de management. Cette typologie l’a attiré et lui a permis de mettre des mots sur ses traits de caractère et de s’accepter : « Je pouvais me dire que j’étais ainsi, et que c’était normal. » Pablo s’est ainsi mis en chemin avec l’aide de cette technique. Il s’est vu changer et devenir plus tolérant ; des difficultés et des incompréhensions avec son fils ont été dépassées. Il a aussi appris à oser vivre des conflits et à vaincre une timidité qui le rendait malheureux. « Cela m’a porté vers les autres, m’a aidé à ne plus avoir peur de mal faire ou de mal dire. » Plus confiant, avec un culot qu’il n’avait pas auparavant, Pablo a osé lutter contre l’injustice dans son entreprise et a été perçu comme médiateur de conflits. Mais sa plus grande victoire est sans doute d’avoir appris à mieux s’aimer lui-même : « Avant, j’avais honte de moi. Du coup, je n’osais pas montrer ma maison. » Sa maison est maintenant ouverte à ceux qui viennent. Pablo est bouleversé que son chemin l’ait amené à cesser de se haïr. Il a aussi fait un meilleur accueil à son corps et sait maintenant écouter la vérité qui lui parle par celui-ci : « Je me sens plus ancré dans le sol. Avant, c’était un peu “marche ou crève”, je ne m’écoutais jamais ; maintenant, j’écoute les signaux de mon corps. Cela me donne des infos qu’il ne faut pas forcément occulter. Mes migraines ont diminué. J’accepte d’être qui je suis. Par exemple, j’accepte de rougir parce que je suis timide. Et, quand mon corps me signale que je ne suis pas à l’aise avec ce qui se passe dans mon environnement professionnel, j’ose le dire. Ce sont des choses simples. » Il y a trois ans, une amie de Pablo est décédée. Lui qui disait avoir peur que les autres ne meurent, a su, avant son décès, lui transmettre sa paix. Alors que Dieu n’est pas pour lui une préoccupation, il a dit à son amie : « On se retrouvera », dévoilant ainsi qu’il est présent à une vie dont il croit qu’elle tiendra ses promesses.

Dieu est sorti de sa « transparence »

Dans le parcours de vie d’Anne, le développement personnel a aussi eu sa place. Celui-ci, comme système, n’a pour elle aucun sens et risque d’être trop nombriliste, mais elle pratique la « pleine conscience » qu’elle s’approprie à sa façon. Elle apprécie ce break qui l’aide à « être plus dans la perception et l’émotion ». Formatrice et coach, Anne utilise des techniques de « pleine conscience » pour aider à se recentrer, à prendre de la distance par rapport à soi et aux événements, pour mieux vivre ses relations. Elle estime aujourd’hui qu’elle se connaît bien, grâce à ce parcours : « Je sais qui je suis : dans mes réactions, mes émotions, ma sensibilité, dans mes valeurs, dans la reconnaissance et l’acceptation de mes besoins. Au fond, cela m’a fait passer de ce que j’ai envie d’être à ce que je suis, avec l’acceptation de mes limites. » Pour elle, la spiritualité reste première, pas forcément dans un « système de messe » où elle n’arrive pas à entrer, mais à des moments choisis. Récemment, elle a fait une expérience profonde, lors d’une assemblée de travail et de prière avec des dominicains. Elle a éprouvé à leur contact quelque chose de plus fort et en a été bouleversée. En y repensant, elle se demande si ce n’est pas en lien avec leur foi en la résurrection. Anne sait mieux qui elle est mais, si on la questionne, elle reconnaît que l’identité qui la caractérise le mieux est celle de « fille de Dieu ». À la faveur de son chemin, Dieu est devenu plus présent dans sa vie et est « sorti de sa transparence ». Sa place est primordiale car il est Celui qui donne tout. Ce qui met Anne dans la joie est au-delà du développement personnel : c’est la simplicité du partage dans le quotidien.

Ces trois chemins suscitent l’admiration, par leur valeur éthique et leur dimension spirituelle. Ajoutons que, si Célia, Pablo et Anne font référence au développement personnel pour évoquer leurs parcours, ils gardent une certaine distance avec la littérature très hétérogène, et de qualité variable, de cette approche. Ils y trouvent des « trucs » et des mots qui font déclic et les aident dans leur parcours, mais ils savent qu’il y aurait une illusion à croire que le mieux-vivre résulterait de l’application de simples recettes. L’essentiel de leurs chemins s’est fait de façon mystérieuse. En écho à leurs itinéraires et en contrepoint, je voudrais suggérer quelques éléments de réflexion quant à nos relations aux événements, à autrui ou à nous-même.


Sagesse du présent

Dans leurs parcours, Célia, Pablo et Anne ont appris à recevoir autrement les petits événements du quotidien pour en tirer parti, et à négocier avec ceux-ci pour éviter ce qui ferait souffrir. Ces événements sont devenus pour eux des occasions et même des propositions de la vie pour mieux se connaître et se réaliser. Ils ont appris à accepter et goûter le présent. Ils ont trouvé une forme de sagesse. Ainsi, chacun de nous acquiert en chemin une sagesse qui l’aide à se tenir dans le monde, mais qui dépend aussi de la façon dont il consent à l’existence. Les contes nous disent que la sagesse vient à celui qui ose prendre des risques (risques de comprendre, de partir, d’agir) même au péril de sa vie, et qui sait trouver un chemin au milieu des aléas de l’existence en suivant son désir. Ainsi, il sait vivre et goûter le présent celui qui s’y livre pleinement pour le recevoir, pour s’y recevoir, dans un certain dessaisissement de soi-même et dans un usage libre de toute chose. Il accueille la vie qui se donne et est ainsi disponible à l’irruption de l’Esprit. Être présent à ce présent, c’est aussi le percevoir avec tous ses enjeux sociaux. L’expression de notre confiance dans la vie peut alors s’exprimer dans notre disposition à aimer et à servir. Il ne s’agit pas seulement de se préserver (ce qui est parfois nécessaire), mais de se livrer en réponse aux enjeux du monde et à la vie qui se donne à nous. Le développement personnel peut alors être un moyen précieux pour mieux trouver sa place dans la vie sociale et servir la vie qui circule entre les humains (ainsi Pablo et son talent de médiateur).
Où donc trouver son assurance, alors que l’imprévu des événements et la rencontre d’autrui ne sont pas sans risques ? Où sont nos appuis fondamentaux : dans nos savoir-faire, dans l’amour reçu et donné ? La sagesse de notre conduite se forme dans le temps. Et tous les enfants du Père sont invités à trouver leur audace dans son Amour, Lui qui donne vie à ses enfants jusque dans la mort et la résurrection. Oui, la vie est leur héritage sûr. Cet Amour qui les engendre leur donne une sagesse profonde, sans doute plus profonde que tous les savoir-être vantés aujourd’hui, car être n’est pas le fruit d’un savoir mais provient de la réception du don gratuit de la vie. Ils sont engendrés par Celui qui « appelle à l’existence ce qui n’existait pas » (Rm 4,17), à mesure qu’ils répondent avec vérité et amour aux appels de la vie qui surgissent ici et maintenant.


Matrise et accueil dans la relation

Dans une culture technique où l’on aborde les choses comme des objets à gérer et à transformer, nous pouvons avoir tendance à aborder de la même façon les relations humaines. La littérature du développement personnel nous propose d’ailleurs de « gérer » nos relations en vue d’impacts espérés (ex. : avoir une communication efficace), ou pour en isoler et minimiser des effets négatifs (ex. : gérer des personnalités difficiles). Si l’on s’en tient là, le risque est d’aborder autrui seulement en fonction de l’interaction immédiate que l’on a avec lui et de ne pas le rencontrer en profondeur. De plus, dans une recherche d’efficacité pour gérer cette interaction apparaît parfois un désir de maîtrise, comme en témoignent quelques ouvrages qui suggèrent de « maîtriser » ses relations, sa communication, etc., sans préciser au service de quelle dé-maîtrise est posée cette volonté de contrôle. Ce vœu, même implicite, risque de dénier l’altérité de l’autre qui, précisément parce qu’il est autre, n’est pas réductible à ce que je crois pouvoir en faire. Il risque d’empêcher la parole humble et authentique qui nous vient quand nous savons notre interlocuteur plus grand que ce que nous en percevons. Il risque d’empêcher la parole fraternelle, moins soucieuse de son impact sur autrui que de se dire avec le cœur pour toucher le cœur. Pourtant, ce qui fait vivre dans une relation, c’est précisément la possibilité d’y consentir, d’accueillir l’autre pleinement, tel qu’il est ; c’est quand l’envie de maîtriser son destin ne réduit plus autrui à un élément qu’il faut gérer. Je ne peux rencontrer autrui que dans l’abandon de ce que je peux vouloir de lui. Pour devenir une paix profonde, l’harmonie d’une relation avec autrui doit aller jusqu’au plein consentement à être inscrit, avec lui et pour lui, dans une commune humanité. Je peux alors le recevoir comme un autre moi-même. Cet accueil d’autrui est de l’ordre de l’amour. Au sens premier, l’amour est ce qui donne à l’être humain une place parmi les humains. Il a une dimension oblative et se nourrit ainsi d’agir. Il peut orienter la réponse que je lui fais : « J’avais faim, et vous m’avez donné à manger… » (Mt 25). Il rend possible une alliance où je dirai à l’autre : « Je suis avec toi, même si je ne connais pas toutes les conséquences de ma présence à tes côtés ; je suis avec toi et pour toi. »


Attention à soi, demeurer en soi

Il y a des moments où nous avons besoin de faire le point, de nous retrouver, de nous recentrer. Cette attention à soi est même urgente lorsque les rythmes excessifs du travail et de la vie quotidienne nous exilent de nous-même. Il faut se reconnecter à son corps, à son être profond. Mais à qui et à quelle intériorité donnent accès les pratiques d’attention à soi ? Chacun a une façon unique d’appréhender son espace intérieur et de se rapporter ainsi à sa propre identité. De plus, la façon dont nous nous approchons de nous-même déterminera la qualité de notre présence à nous-même. Certains s’attachent à sentir l’état énergétique de leur corps, parfois afin de l’optimiser dans une recherche d’efficacité dans leurs relations à autrui et dans l’action : ils semblent rester à la frontière de leur intériorité. Pour d’autres, l’intériorité est le lieu d’un dialogue avec soi-même : ils veulent en avoir « pleine conscience », l’unité de leur être provenant de la conscience qu’ils en ont. Les auteurs chrétiens et les mystiques restent attentifs à la dimension de vide que comprend notre espace intérieur. Ce vide correspond à une disponibilité de la pensée et de la volonté ; il est un espace d’hospitalité pour autrui et pour Celui qui veut, en nous, établir sa demeure. La présence à cette dimension intime de l’intériorité rend possible la plus grande ouverture et la plus haute rencontre de soi. C’est ici que se situe l’attention aux motions intérieures pour écouter l’Esprit dont nous sommes le temple et qui parle en nous. Une relecture de l’expérience ouvre alors à une perception profonde, dans la louange, des dons reçus et de la vie qui ne cesse de se donner. Dans cette perspective, ce qui donne vie et unité au corps, c’est d’être engendré par une parole d’amour créatrice. La rumeur du monde et la parole d’autrui me renvoient à ma solitude et à mon intériorité et me conduisent jusqu’au centre de mon être et, de ce lieu, s’invente une réponse au monde, qui est ma manière propre d’y exercer ma liberté.
Ainsi, le type d’attention à soi que nous choisissons définit-il l’identité de nous-même que nous acceptons, et la description de notre intériorité ne peut être abstraite de la fin ultime que nous assignons à notre être.


S’il me manque l’Amour…

Celui qui travaille sur lui-même pour mieux vivre peut discerner ce qu’il reçoit en chemin : est-ce l’exaltation d’un sentiment de vivre retrouvé, une nouvelle assurance dans la conduite de sa vie ? Reçoit-il, dans son travail sur lui-même, la liberté dans l’attachement à soi que provoque le juste amour de soi ? Quelle est la place de l’autre ? A-t-il trouvé des moyens nouveaux pour aimer Dieu de tout son cœur et de toutes ses forces et son prochain comme lui-même ? Quelle conversion du cœur lui a été donnée en chemin ? Au fond, quelle identité de lui-même cherche-t-il à recevoir : un être performant, plein d’énergie pour avancer dans la vie et habile dans ses relations, ou bien un être disponible pour mieux vivre de l’amour qui s’échange entre les humains ? Nos réponses se forment dans le secret de nos cœurs, et la clarification progressive de nos intentions est décisive. Qui cherche l’Amour et autre chose trouve le néant ; qui ne cherche que la vérité de l’amour reçoit en plénitude la vie divine. L’enjeu est d’importance car l’amour seul accomplit nos vies : quand je saurai gérer ma vie, quand j’aurai toute la connaissance de moi, toutes les habiletés relationnelles, « quand je parlerai toutes les langues… s’il me manque l’amour, je ne suis rien » (1 Co 13).