« Dans les choix et les trajectoires des personnages bibliques s'atteste, pour les lecteurs de tous les âges et de tous les temps, ce qu'il advient d'une vie lorsqu'elle est rencontrée par Dieu. »
Jean-Pierre Sonnet, jésuite1

Les mots parlent bien au-delà de ce que nous imaginons. Le mot « vocation » ouvre ainsi des champs immenses. Il est utilisé en des sens variés selon les lieux, les contextes et les personnes qui en font usage. En français, nous sommes renvoyés au domaine de la voix2, la Bible le confirme.

L'appel et la voix

Dans la Bible, la parole de Dieu est créatrice. Elle suscite, émonde, soutient, confirme, oriente. Dès le début de la Genèse, elle « appelle » à l'existence cieux, terre, mer et tout ce qui les habite : les êtres vivants et, parmi eux, l'être humain, homme et femme, créés à l'image de Dieu ! Dieu « dit » : que la lumière soit, et elle est. Il l'« appelle » jour et les ténèbres nuit. La parole de Dieu crée et « appelle ». Nommant, elle convoque à la pleine existence, à la vie. Elle résonne comme une voix qui éveille, suscite et crée. « La parole de Dieu, écrit Marguerite Léna, nous précède comme la voix précède et enveloppe le sens. Elle n'est pas seulement un “dit”, un précieux héritage de mots, de doctrines et d'événements qui constituent le trésor de la foi. Elle est un “dire”, non pas tant parole de Dieu que Dieu qui nous parle avant même que nous ayons la possibilité d'une réponse […]. Le “je” ne préexiste pas à ce vocatif originaire… »3

C'est de ce point qu'il faut partir pour saisir ce que la Bible dit de l'appel : la voix de Dieu retentit pour éveiller la création et l'homme à la vie. Pour reprendre un mot cher à Emmanuel Levinas, Dieu en-visage l'homme. Il l'appelle au déploiement de la vie.

Dès le commencement, Dieu nomme et appelle

Le Seigneur appelle Abraham, lui parle et ouvre devant lui un avenir et un chemin. Et Abraham se met en marche. Il croit en cette parole, il croit cette parole, la reçoit comme fiable et fondatrice. Elle lui sera redite dans les temps où il doutera qu'elle ne soit sûre. Et, à chaque fois, elle sera réitérée comme ouverture du futur, promesse et bénédiction, appelées à toucher toutes les familles de la terre (Genèse 12 ; 15 ; 18 ; etc.).

La parole de Dieu est fiable. C'est le sens du mot « amen » qui évoque le solide, le stable, le fondé. Le mot « foi », en hébreu, dérive de cette racine : la foi est adhésion à ce qui est fiable et sûr, solide. L'Apocalypse affirmera de Jésus qu'il est l'Amen, « l'Alpha et l'Oméga, le commencement et la fin » (Apocalypse 22,13). Et, de même, Paul dira : « Il est fidèle celui qui vous appelle ! » (1 Thessaloniciens 5,24). La vocation ou l'appel sont à entendre dans la Bible sur cette fréquence : Dieu veille, rouvrant inlassablement notre histoire sous le signe de la bénédiction et de l'alliance, étonnamment asymétrique puisqu'elle est entre Dieu et l'homme. Le Seigneur fait de l'homme son partenaire.

Cette association n'est jamais surplombante, mais à la hauteur de l'homme. Les nombreux récits de vocation le montrent. Ainsi, dans l'appel de Moïse (Exode 3 et 6 – 7), il est étonnant de voir combien les verbes disent la présence d'un Dieu étonnamment proche de l'homme. Cela « corrige » nos idées sur Dieu et les images que nous nous en faisons. La Bible est révélation, « correctif »4 apporté à nos représentations de Dieu.

Ainsi le Seigneur parle à Moïse. Il a « vu » la misère de son peuple, « entendu » le cri de sa détresse et « connaît » (verbe évoquant l'intimité) ses souffrances. Dès lors, il appelle Moïse, l'envoie vers Pharaon pour libérer son peuple ! Qui donc est l'homme pour porter une telle mission, expression du désir, du projet de Dieu ? L'appel de Dieu dépasse infiniment l'homme, mais où emprunter ailleurs qu'en l'homme les chemins de l'incarnation ? « Je serai avec toi » est alors la seule réponse que nous entendions, et peut-être la seule qui vaille.

Dieu en dialogue avec l'homme

Appeler à la vie, donner un nom aux êtres, c'est les faire exister. C'est aussi ouvrir à une réponse. La Bible est inscrite dans cette dimension dialogale. Les récits de vocation portent la marque de ce vis-à-vis entre l'homme et Dieu. Nous y apprenons qui est Dieu et qui est l'homme face à lui. Celui qui, par Moïse, appelle son peuple : « Shema Israel, écoute Israël » (Deutéronome 6,4), est celui qui le premier a « vu » et « entendu » son peuple (Exode 3 et 6 – 7).

Le dialogue se poursuit lorsque Josué, après l'entrée en Terre promise, relit l'histoire et convoque le peuple à se prononcer sur la relation d'alliance avec le Seigneur : « Au-delà du fleuve, habitaient vos pères, Térah, père d'Abraham et de Nahor, et ils servaient d'autres dieux. Alors, je pris votre père Abraham d'au-delà du fleuve » (Josué 24,2-3). Ces paroles offrent une clé de lecture pour toute la Bible. Elles invitent à ce passage, jamais achevé, de l'au-delà du fleuve où l'on adorait d'autres dieux, vers le Dieu unique. L'enjeu profond de l'appel d'Abraham et des appels suivants consiste peut-être, au plus profond, en cet abandon des idoles qui égarent, du multiple qui disperse nos vies, afin d'être libres, sauvés de l'illusion. Le Nouveau Testament montrera en Jésus jusqu'où va ce chemin de l'Unique, en lequel nous trouvons le salut.

L'appel de Dieu ouvre le temps de l'homme et de l'histoire – celle de chacun et celle de l'humanité – à la promesse et au salut. Il les sauve des gangues humaines trop lourdes, de la dispersion, des idoles et de l'illusion. Il les sauve de celui qui divise ou disperse (ce qui est le sens du mot « diable ») jusqu'à traverser, dans la Pâque de Jésus, le mur de la haine et de la mort.

Une urgence pour l'humanité

On a trop souvent compris le mot « vocation » comme un appel, en particulier, voire exclusivement, au sacerdoce et à la vie consacrée. Cette vision n'est pas juste. La Bible montre que c'est toujours face à une urgence de l'histoire et au plus profond, de l'humanité, que Dieu appelle.

C'est toujours à un peuple dans l'épreuve que Dieu envoie des femmes et des hommes pour les aider, les sauver. Au temps de Moïse, le peuple souffre de l'oppression des Égyptiens (Exode 1 – 3). Au temps des Juges, en désarroi, il crie sa détresse face à des situations répétées d'épreuve. Alors le Seigneur appelle Débora, face aux armées du roi Yabine (Juges 4), ou encore Gédéon, qui bat le blé… dans le pressoir, pour éviter le pillage des Madianites (Juges 6).

Les prophètes interviennent dans une histoire en tumulte, mais aussi parce qu'ils perçoivent en leur chair quelque chose de la détresse de Dieu, face à un peuple qui se fourvoie dans le culte des faux dieux et qui quitte les chemins de l'alliance. Amos dénonce les atteintes à la justice et aux droits humains dans les pays à l'entour, mais fulmine contre Israël chez qui ces pratiques piétinent l'alliance quand on écrase le pauvre (Amos 1 – 2). Osée, follement épris de Gomer, une prostituée, saisit qu'il vit, au cœur de cet amour tourmenté, quelque chose de l'histoire de Dieu avec son peuple, égaré dans l'injustice et le culte rendu aux baals. Expérimentant en sa chair ce que signifie le pardon, Osée parle étonnamment de la miséricorde (Osée 1 – 3). Aux temps de la déportation et de l'Exil, les grands prophètes feront des expériences semblables, dénonçant l'injustice, le leurre des politiques d'alliance à court terme, le culte dévoyé, avec des paroles impitoyables contre l'injustice et toutes les formes d'idolâtrie, mais avec aussi des paroles qui éveillent l'espérance (Isaïe 40 sqq ; Jérémie 31 – 33 ; Ézéchiel 34 et 37…).

À l'aube du Nouveau Testament, Marie accueille la voix de l'ange et mettra au monde Jésus, « le Seigneur sauve » (Matthieu 1,21). Dans la synagogue de Nazareth, Jésus dira à quelle profondeur touche ce salut : faire passer des ténèbres à la lumière (Luc 4). Tel est bien l'enjeu de ces appels à hauteur de Dieu et à hauteur d'homme.

Les disciples de Jésus marcheront à sa suite, sans pleinement comprendre – sinon plus tard, et ce déploiement progressif semble constitutif de toute vocation – jusqu'où va leur mission : donner leur vie comme lui pour l'annonce du Royaume, de l'étonnante proximité de Dieu et de son pardon. Pêcheurs ou collecteurs d'impôts, ils deviendront pêcheurs d'hommes. Comme Paul, ils annonceront la Résurrection qui a bouleversé leur vie, en donnant la leur.

Les récits de vocation, dans la Bible, comportent souvent un temps d'objections ! Il n'exprime pas tant les limites de l'homme que la force ou l'élan contenus dans la voix qui appelle, mettant en route envers et contre tout. Si les disciples de Jésus acceptent de le suivre « aussitôt » lorsqu'il les appelle à sa suite – ils connaîtront aussi hésitations et reniements –, c'est qu'en toute vocation la voix qui appelle est première. Cette force créatrice met en chemin, ouvre à la vie, à plus grand que soi. Et l'homme y pressent le déploiement de son histoire (Marc 1).

La parole de Dieu est créatrice. Elle ne l'est pas seulement aux premiers jours de la Genèse. C'est sa nature même d'être créatrice : lorsque Dieu parle à Abraham, à Moïse ou à travers les prophètes, lorsqu'il parle avec délicatesse à Marie par la voix de l'ange, lorsque Jésus appelle les disciples au bord du lac de Tibériade, lorsqu'il parle aux foules, qu'il pardonne, qu'il guérit… C'est cette parole créatrice qui éveille, en nous et dans le monde, le royaume de Dieu et son projet.

Comment reconnaître la voix de Dieu ?

Alors comment un homme peut-il avoir l'audace de déclarer que Dieu l'appelle à un choix de vie ou à un engagement ? Comment discerner la voix de Dieu ?

Au rythme des hommes…

L'expérience indicible et unique de la voix de Dieu dans l'appel ne signifie pas que soient abolies les médiations, et la Bible nous renseigne de mille manières sur ce temps du discernement. Gédéon discute vigoureusement avec l'ange du Seigneur pour éprouver si cette parole vient de Dieu (Juges 6). Samuel, appelé à trois reprises, apprend du prêtre Éli à reconnaître la voix de Dieu. Il dira alors : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ! » (I Samuel 3). Jérémie perçoit cette voix en observant une marmite dont la fumée est rabattue par le vent du nord, puis un amandier (même mot que « veilleur », en hébreu). Jérémie songe alors que Dieu « veille » et que sa parole « amende » son peuple (Jérémie 1 et 18, chez le potier).

Le prophète voit ce que tous peuvent voir, mais il y prête une attention autre, ouvert à une parole intérieure qui fait sens pour lui. Il y reconnaît la voix de Dieu et saisit qu'il est responsable de la parole entendue. Paul exprime en mots très clairs cette expérience : « Ce trésor, nous le portons comme dans des vases d'argile, car cette puissance extraordinaire appartient à Dieu et ne vient pas de nous » (II Corinthiens 4,7). C'est ainsi que se tamise en l'homme la parole de Dieu, qu'elle naît en lui, qu'il la perçoit.

Jérémie connaîtra le temps de ses fameuses « confessions », le temps de l'épreuve : l'homme peut-il durablement porter une parole de Dieu, trop lourde pour lui, in(sup)portable (Jérémie 15 – 20) ? Moïse avait déjà, à plusieurs reprises, lancé de tels appels vers Dieu (Exode 33,12-17). Il se rendait à la Tente de la rencontre, où Dieu parlait avec lui « face à face, comme un homme parle à son ami » (Exode 33,11). Ce dialogue a une dimension proprement mystique, présente probablement en toute vocation, quelle qu'elle soit, attentive à entendre une parole du Seigneur. « Je t'en prie, s'écrie Moïse, laisse-moi contempler ta gloire ! » Le Seigneur accède à sa demande, tout en lui disant que l'on ne peut voir sa face (Exode 33,18-23). Comment mieux dire que le chemin de discernement de la voix du Seigneur ne sera jamais fini, qu'il est « in-fini » ?

Comme une voix amie !

Toute vocation s'inscrit dans une structure dialogale faite d'écoute et parfois de résistance. Dieu parle à l'homme, qu'il « en-visage » comme un être de pleine stature face à lui, comme un véritable partenaire. L'auteur de la Genèse l'exprime étonnamment : « Le Seigneur s'était dit : “Est-ce que je vais cacher à Abraham ce que je veux faire ? Car Abraham doit devenir une nation grande et puissante, et toutes les nations de la terre doivent être bénies en lui” » (Genèse 18,17-18). Comment mieux dire qu'il est son « ami » ?

On trouve le même dialogue et la même nécessité d'intériorité pour reconnaître et discerner la voix, chez Paul terrassé sur le chemin de Damas. Le récit parle d'un éblouissement – extérieur et intérieur – « comme des écailles » sur les yeux, dit le texte. Paul demeurera, « pendant trois jours, privé de la vue et restant sans manger ni boire » à l'école d'Ananie. Il n'est pas d'expérience de Dieu, même fulgurante, qui ne requière le temps du discernement, dans la confiance que l'Esprit saint y est donné. Il guide l'action, suscite la conversion, et oriente celui qui a entendu l'appel. Ananie est pour Paul comme le fut Éli pour Samuel. Comme nous le sommes souvent aussi, au service de la reconnaissance de la voix de Dieu et de la rencontre faite, par des hommes et des femmes, au cœur de leur vie.

Apprendre à reconnaître la voix de Dieu comme une voix amie est essentiel dans le discernement d'une vocation5. Cela s'apprend et requiert la présence de personnes capables, à la façon d'Éli ou d'Ananie, d'accueillir simplement l'expérience vécue par celui qui cherche à entendre la voix de Dieu ! La salutation d'Ananie peut nous inspirer dans la juste relation à ceux que nous rencontrons : « Paul, mon frère ! », lui dit-il d'emblée. Cette fraternité vient de Dieu, elle ne peut venir que de lui. Elle fonde à sa source le discernement, quand il est partagé.

Une voix de fin silence

Les récits bibliques disent souvent l'appel de Dieu comme une évidence. Les prophètes et les Apôtres affirment que leur parole est « parole du Seigneur ». Isaïe vit la gloire de Dieu dans le Temple, vision grandiose et peut-être simple, expérience vive (Isaïe 6), Ézéchiel eut des visions fantastiques (Ézéchiel 1 – 3), Jérémie n'eut que de modestes visions (Jérémie 1 et 18). C'est au cœur de leur histoire, et selon leurs tempéraments, qu'ils perçurent l'appel de Dieu. Mais l'expérience du prophète Élie est peut-être éclairante. Lui qui défia avec audace le roi Achab, puis les prophètes de Baal, s'enfuit, effrayé par les menaces de Jézabel. Au désert, il se couche, désirant mourir. Réconforté par l'ange, il poursuit sa route jusqu'à l'Horeb. Là, il est témoin de signes cosmiques dans lesquels Moïse reconnut jadis la manifestation de Dieu. Mais Dieu, dit avec insistance le récit, n'était ni dans l'ouragan, ni dans le tonnerre, ni dans le feu. Ce n'est que dans une « voix de très fin silence » qu'Élie entendit sa parole le renvoyant à sa mission (I Rois 19) !

***

Peut-être est-ce, en définitive, ainsi que Dieu parle. Même si cet appel, prenant en l'homme toute sa dimension, le fait se lever, étonnamment libre, saisi par cette rencontre de Dieu. Les Apôtres rencontrèrent Jésus mais ne mesurèrent que plus tard jusqu'où sa parole les avait saisis. Paul, plein d'ardeur pour défendre la loi de Dieu, comprit à Damas comment le Seigneur l'appelait. La rencontre du Ressuscité l'entraîna alors à une annonce intrépide, faisant porter au trésor pharisien qui était le sien son fruit le meilleur, dans l'annonce de Jésus qui l'avait empoigné (Galates 1 – 2 ; Philippiens 3). L'appel de Dieu, depuis les jours de la Création (Genèse 1) est une parole qui éveille à la vie. La Bible ne cesse de le dire. Nous en sommes souvent les témoins étonnés.

 

1 Jean-Pierre Sonnet, « Risquer sa vie sur des êtres de papier ? », dans « Dieu nous parle. Paroles d'homme, parole de Dieu », Christus, n° 225, janvier 2010, p. 23.
2 Il suffit de le décliner : voix, vocal, vocalise, vocatif, évoquer, convoquer, invoquer, provoquer, révoquer, vociférer (et les substantifs issus de ces verbes)…
3 Marguerite Léna, « Aujourd'hui la parole », dans « Dieu nous parle. Paroles d'homme, parole de Dieu », Christus, n° 225, janvier 2010, pp. 10 et 11-12.
4 Pour reprendre un mot qu'utilisait volontiers le père jésuite Paul Beauchamp.
5 Cf. Christoph Theobald, Vous avez dit vocation ?, Bayard, 2010 ; Marguerite Léna : « Aujourd'hui la parole », dans « Dieu nous parle. Paroles d'homme, parole de Dieu », Christus, n° 225, janvier 2010, pp. 8-15 ; Jean-Claude Lavigne, « Voici, je viens », La vocation religieuse, Bayard, 2012.« [La parole divine] ne vient pas uniquement de l'extérieur : elle est ce que l'être humain attend comme l'accomplissement de son existence. […] La Parole est reçue comme étant déjà en œuvre, en attente en moi. » (C. Theobald, « La Parole comme Christ », dans « Dieu nous parle. Paroles d'homme, parole de Dieu », op. cit., pp. 51 et 53).