Beauchesne, coll. « Théologie historique », 2001,554 p., 44,82 €.
 
Au terme de la lecture de ce livre, comme au terme d'une ascension exigeante qui a mobilisé pendant des heures les forces du randonneur, le lecteur éprouve le désir de se retourner sur le paysage traversé en remerciant son guide.
Jérôme Alexandre donne à « entendre », à travers l'étude des œuvres de Tertullien, la naissance et le développement d'une pensée originale quant à la façon de lier foi et raison. Le théologien carthaginois, de la fin du IIe siècle aux deux premières décennies du IIIe, s'affronte aux philosophes païens et aux gnostiques. Contre eux, mais aussi grâce à eux, il bâtit une solide demeure théologique et spirituelle. Une demeure dont les fondations, la charpente et les murs porteurs sont les mêmes depuis les premières œuvres jusqu'aux dernières.
Tertullien apparaît avant tout comme un homme de foi, qui, inlassablement et de manière passionnée, interroge le mystère de la vie chrétienne, ausculte les mots qui le disent, rend compte d'un réel « reçu et cru » avant d'être pensé. Ce « rapport croyant au réel » impose des limites à la curiosité humaine. On peut s'égarer à ne plus chercher que la clef de la présence du mal, ce que Tertullien reproche à Marcion : « Miné par le problème de l'origine du mal (..), ses yeux étaient affaiblis par la démesure de sa curiosité. »
La reconnaissance des limites n'empêche pas Tertullien de faire confiance à la raison et aux sens, dons de ce Dieu vivant qui continue de « travailler » aux côtés de l'homme, créé d'« une main amicale ». Si Tertullien, en héritier brillant du stoïcisme, analyse la différence entre la chair et l'âme, il affirme, en chrétien, leur union voulue par un acte de Dieu « Le nom de l'homme est une sorte d'agrafe qui tient liées ensemble la chair et l'âme. » Cette forte cohésion s'apparente à celle des trois Personnes de la Trinité. La chair est promise à la résurrection, puisque Dieu a choisi la faiblesse humaine « comme moyen irremplaçable de sauver l'homme en s'incarnant ». Tertullien ne finit pas de s'en émerveiller et de polémiquer avec fougue, au nom de cet émerveillement, contre ceux qui s'obstinent à « crucifier la simplicité et tenir en suspens la vérité ».
La révélation de Dieu aux hommes emprunte la voie d'une pédagogie « par le langage et les actes », et le salut s'effectue au plus concret de la vie du croyant Les textes disciplinaires de Tertullien ne se séparent pas de sa théologie spirituelle. Bien qu'il se situe dans une perspective de fin des temps et de persécutions, il ne systématise pas la discipline : les choix de vie ascétique relèvent de la liberté — le choix absolu demeurant le martyre, aussi bien pour le persécuteur que pour le persécuté Le chrétien rejoint ainsi la mort du Christ, sans amour malsain de la souffrance : « Oui, nous voulons souffrir (.. ), mais comme on souffre la guerre que personne n'aime souffrir. »
L'acquiescement confiant à la volonté de Dieu passe aussi par l'obscur et le douloureux. « La chair est la charnière du salut », affirme Tertullien On peut souhaiter que de nombreux lecteurs rejoignent cet « homme de foi qui avance, assez seul, sur le chemin escarpé de la réflexion croyante ».