Adrien Demoustier, Jésuite (1930-2014)Parution initiale dans Christus HS 170 « Pratiques ignatiennes. Donner et recevoir les Exercices », en mai 1996, pp. 267-270.
 
Ce numéro sur « l'épreuve de la perte» dans lequel il a été question de consolation, est l'occasion, pour nous, de vous proposer à nouveau ce très bref article d'Adrien Demoustier afin de distinguer la consolation, dans son sens courant de soulagement apporté à une peine, de la consolation spirituelle telle qu'Ignace la définit. Adrien Demoustier commente ainsi la définition de la consolation que donne saint Ignace au numéro 316 des Exercices Spirituels, selon trois modalités. Il fait aussi percevoir la dynamique qui relie ces trois modalités. Considérer cette dynamique aide grandement à repérer le cheminement spirituel et humain vécu par la personne accompagnée, à en asseoir alors la prise de conscience.Les deux premières règles de discernement décrivent le conflit que connaît d'ordinaire celui qui s'engage dans les Exercices spirituels. Il est écartelé entre des tendances bonnes et mauvaises. Dans la mesure où il est franchement vécu, ce conflit se transforme en un accord – la consolation qui prend des formes diverses mettant en tension dynamique les facultés de l'homme. C'est donc la recherche de la consolation qui est la règle de conduite pour s'orienter pendant l'agitation des esprits. La troisième règle décrit la consolation et permet de la reconnaître, à ses trois formes principales.
Les formes de la consolation
â— S'enflammer en amour. Il s'agit d'un sentiment fort qui s'impose. Il est de l'ordre de l'excès. C'est un mouvement, une motion, l'expérience de l'amour tournée vers Dieu. Il « s'enflamme ». Il a pris feu, envahi par un sentiment qui ne naît pas de lui mais lui est communiqué « en l'amour du Créateur ». Cette expérience prend appui sur l'expérience humaine du sentiment de l'amour. Mais elle l'excède : c'est sa première caractéristique. Elle s'en distingue encore par l'absence d'objet directement perceptible ou représentable et aussi par le fait qu'il ne coupe pas des créatures, mais les rend au contraire à leur vérité : elles sont aimées en tant qu'elles sont dans le Créateur et Seigneur. Elles sont donc perçues dans leur juste rapport et prennent, de ce fait, un relief inaccoutumé. Au contraire des amoureux, l'amoureux de Dieu n'est pas seul au monde.En pratique, il s'agit d'accueillir la force du sentiment, et donc de laisser faire sans soupçonner. Mais il faut vérifier :– Qu'il n'est pas focalisé par un projet, un objet. Le sentiment éprouvé tend vers une liberté de l'être qui se traduit par une sorte de calme. L'intensité de l'expérience ne détruit pas l'ordre de la vie. Elle doit être distinguée d'une excitation, d'une précipitation. Pourtant, sa force inusitée peut engendrer une forme de trouble, une tension due à la résistance de l'affectivité à la fois convertie et dépassée.– Que celui qui vit cette expérience n'est pas renfermé sur lui-même ou dans son univers mental, mais au contraire davantage ouvert sur la réalité.Cette consolation est de l'ordre du plaisir, parfois malaisé à reconnaître à cause de sa dimension excessive et inusitée. Elle est aussi de l'ordre du mouvement, du dynamisme. Elle fait bouger et produit quelque chose. Elle ouvre à la présence des choses extérieures et en déplace la perception en les situant « dans le Créateur et Seigneur ».
â— Des larmes portant à l'amour par la douleur. Il s'agit encore d'un sentiment ou plutôt de son expression. Ce qui est ressenti est de l'ordre d'une douleur, d'un déplaisir, mais vécu comme un mouvement portant à l'amour. Ce sentiment éprouvé est immédiatement lié à une expérience concrète, une expression physique : pleurs, cris, gestes de supplication. Le texte espagnol dit mot à mot : « Quand jaillissent des larmes... » Cette forme de consolation correspond à des expériences humaines telles que le deuil. L'expression de la douleur permet de les vivre en sortant de l'enfermement sur soi. Cette expression de la douleur porte à l'amour en venant de représentations mettant en jeu la mémoire « de ses péchés... ou de la passion du Christ ou d'autres choses directement ordonnées à son service ».Cette forme de consolation est donc l'expression concrète d'une émotion qui est aussi mouvement. Elle fait sortir en « portant à », en référence à des représentations qui « viennent de » pensées ordonnées au service. Elle allie donc le sentiment (plaisir et déplaisir) et le mouvement, le dynamisme. Elle n'est pas nécessairement intense. À l'inverse de la précédente, elle ne s'impose pas à la sensibilité. Le latin remplace le vocabulaire de la motion, qu'emploie l'espagnol, par celui de l'appel (« provocare »), suggérant la forme d'attraction moins contraignante de la voix.En pratique, l'exercitant a souvent beaucoup de difficultés à reconnaître cette forme de la consolation :– Premier cas. Il ne se laisse pas pleurer ni exprimer la douleur de ce qu'il souffre. Il n'accepte pas de s'avouer vulnérable. Bien souvent, il est appelé à revivre de vieilles blessures mal cicatrisées, dont il se défend. Plus simplement, il n'attache pas une importance suffisante au côté douloureux d'épreuves très simples qu'il est en train de vivre : la souffrance, par exemple, d'être incapable de méditer sans être troublé par le mauvais esprit. Cette modeste humiliation pourra être la brèche ouvrant sur la perception d'une première touche du Seigneur.– Deuxième cas. C'est au contraire un torrent de larmes ou d'expressions dramatisées. Un processus de fuite en avant entraîne l'exercitant à se complaire inconsciemment dans le malheur et à refuser de vivre l'expression de sa douleur comme une sortie de soi dans un mouvement qui porte à l'amour. Il y aura alors avantage à attirer l'attention sur le positif et bien souvent à revenir à la perspective du « Principe et fondement ».
â— Un comportement qui allie le mouvement et le repos. Le troisième paragraphe rappelle le mot « consolation ». Il n'est pas introduit par un « quand », comme les deux précédents. Cette consolation n'est pas exactement du même ordre que les deux précédentes. Ce n'est plus un sentiment ou son expression qui dure un certain temps, et puis cesse, mais un état stable. L'espérance, la foi et la charité sont des comportements qui caractérisent la vie chrétienne dans son ensemble. Ces trois vertus théologales sont des forces qui donnent d'agir. Des attitudes, des comportements de croissance sont d'abord vécus. Il est possible d'en prendre alors conscience et, en conséquence, de les percevoir et de les sentir, non pas sous le mode de l'émotion ou du sentiment qui s'impose, mais sous le mode d'un bien-être, d'une alacrité, d'une vivacité de la vie, discrètement découverte après coup.Cette troisième consolation n'est donc pas de soi limitée dans sa durée. Il n'est pas nécessaire d'en être toujours conscient. Elle n'est pas de l'ordre de l'émotion mais de l'action de grâce. Conciliant le mouvement et le repos, elle est compatible avec l'occupation ordinaire de la vie du chrétien. Des temps d'interruption sont alors importants pour permettre d'en prendre conscience et pour qu'elle puisse être vraiment vécue comme consolante. Cette consolation fait agir et, en conséquence de ce qu'elle fait, se donne à percevoir en action de grâce. Le vocabulaire qui la caractérise est uniquement celui de l'appel et de l'attraction, et non plus celui de la poussée. Cette forme de consolation, la plus courante, est la plus difficile à identifier. Elle suppose plus ou moins l'éducation de la sensibilité par l'expérience des autres formes de consolation et celle des alternances de consolations et de désolations. Plutôt que la relecture de l'oraison, ce sera la lente éducation par la prière d'examen qui permettra de la découvrir comme toujours déjà donnée, pour peu qu'on la laisse faire et qu'on se donne le moyen de la reconnaître.
Le mouvement des formes de la consolation
Dans ces trois paragraphes, la consolation est caractérisée par deux aspects qui vont toujours ensemble : elle est dynamisme et mouvement. Elle produit quelque chose. Elle répond au principe de réalité. Elle est aussi consolante. Elle satisfait l'affectivité. Elle répond au principe de plaisir. La dimension de bonheur est perçue sous trois formes qui vont du très fort à l'imperceptible, de l'intense joie d'aimer à l'allégresse discrète de bien vivre, en passant par la douleur. Le dynamisme est d'abord décrit comme une « motion » au sens d'une poussée, d'une impulsion ; puis comme étant encore poussée, « sortie de », mais déjà attraction ; et, enfin, comme attraction seulement. De la poussée à l'attraction, il y a la différence entre l'expérience d'être déterminé par un autre dans l'immédiateté du contact – la poussée suppose le contact – et l'expérience d'être mû à travers la distance par la médiation vocale d'un appel ; la différence entre pousser et appeler.Ces trois aspects de la consolation se succèdent selon une progression cohérente qui n'est pas sans correspondre aux étapes de la formation de la personnalité décrite par la psychologie. La première forme correspond à l'expérience amoureuse. Comme l'intensité de l'expérience ne peut pas durer longtemps, l'affectivité vivra douloureusement sa disparition. Elle apprendra alors à laisser s'exprimer cette douleur dans un équilibre à trouver entre maîtrise et démaîtrise, et se laissera peu à peu éduquer jusqu'à vivre paisiblement la simplicité de la vie quotidienne, le don d'être satisfait de ce qui est donné comme de ce qui manque. Cet ordre de la progression, aussi bien spirituelle qu'humaine, guidera l'attention de l'accompagnateur, mais il ne s'impose en aucun cas comme une succession impérative. L'ordre peut être parcouru dans n'importe quel sens et en commençant par n'importe quel point.La place médiane de la consolation sous la forme de la douleur exprimée aide aussi à apprécier le rôle de la désolation dans l'apprentissage de l'accueil de la consolation. Dans la mesure où l'exercitant refuse, même inconsciemment, le sevrage que provoque la cessation de la consolation, surtout sous sa forme intense, il se dérobe à cette seconde forme de la consolation et entre en désolation. En ce sens, la désolation est, par nature, le refus d'une consolation toujours proposée mais que l'homme met longtemps à accepter. En effet, il lui faut à la fois laisser faire, tout en se disposant, et accepter de recevoir activement. Cette perspective introduit la lecture de la suite des règles de discernement de la première semaine.