Comment changer sans se donner de nouveaux repères, sans imaginer de nouveaux chemins vers des paysages encore inconnus ? Com­ment changer sans chercher à voir autrement ? C’était déjà la tâche des prophètes d’indiquer au peuple de Dieu un chemin d’avenir au milieu de situations bloquées ou endormies. Croire en Dieu, c’est être un peu visionnaire : on adhère à une parole créatrice qui bouleverse notre vision du monde, parce qu’elle se fonde sur l’espérance et sur l’amour.
Se fier à son imagination permet de quitter les abris trop convenus pour sortir de soi et s’aventurer sur les chemins de l’altérité (F. Le Corre). Mais cela peut être aussi un leurre, qui conduit au fantasme stérile ou à l’illusion virtuelle indéfiniment répétée. Ainsi, le « rêve américain », trop chosifié, ne donne plus rien à imaginer (D. Christiansen), à l’inverse de l’Asie qui féconde encore bien des projets, tout en nourrissant des regards critiques sur la réalité européenne (B. Vermander).
Dans l’Écriture, le songe est cette sorte de méditation spirituelle et in­confortable, donnée d’en haut, où se précise progressivement la parole créatrice. Écartant l’illusion violente ou le cauchemar, elle donne corps à la promesse de Dieu et à l’espérance des hommes. Elle devient foi en mouvement (F. Cassingena-Trévedy).
Faut-il en déduire que l’on a affaire à deux sortes d’imagination ? L’imagi­nation reproductrice, « folle du logis », devrait céder le pas à l’imagination créatrice, seule capable de progrès ? Rien n’est moins sûr, car nous risque­rions alors de manquer le point le plus profond de la conversion, là où le désir de Dieu se retourne en désir de croître et d’aimer infiniment. Dieu se donne là où le chemin devient oeuvre nocturne, comme en témoigne l’itinéraire de Jean de la Croix (A. Cugno). La parabole que raconte Claude Chabrol dans son film Au coeur du mensonge le montre aussi admirablement (N. Héron).
C’est quand elle s’affronte à la réalité, à l’inimaginable par excellence, que l’imagination fait oeuvre de création et de vérité. Comme lorsqu’elle s’intègre à l’oraison ignatienne sous la forme de « la composition de lieu » (J.-P. Pierron). Elle crée les conditions de présence et de regard dans lesquelles celui qui prie pourra « goûter et sentir intérieurement » le passage du Seigneur à l’oeuvre dans le monde. Ce regard de foi per­met aussi à l’architecte d’échapper à des créations trop esthétisantes et déshumanisées (J.-M. Riera), ou au responsable en entreprise de viser le mieux pour l’homme, au fondement comme au terme de son action (H.-P. de Rohan-Chabot).
C’est encore dans la prière et l’action – où l’imagination élargit les pistes – que se construit l’Église. L’Église gagnerait en effet à s’ouvrir davantage à l’imagination créatrice, au bénéfice de la mission et de la vie des com­munautés chrétiennes. Dieu est le « grand imaginatif » qui ne cesse de partager notre approche de la réalité : l’Écriture est le récit de cette Parole faite chair qui bouleverse nos visions trop étroites (F. Bousquet). Ces quatre derniers siècles, l’humanisme chrétien, avec tout son imaginaire, a été le principal vecteur de compréhension de notre planète. La « fin des humanités » qui, au profit des techniques, marque les temps nouveaux ne saurait faire oublier que l’universalité se réinvente là où nous ne l’aurions jamais imaginé (J.-P. Sonnet).