Les Lettres de Solovki ont été écrites par le détenu Pavel Alexandrovitch Florensky, l’un des plus grands penseurs russes du XXe siècle, incarcéré dans cet îlot du goulag. Cet esprit universel, à la fois chimiste et théologien, ingénieur et critique d’art, y est exilé pour avoir maintenu, dans la Russie soviétique, son activité de prêtre, tout en apportant à son pays ses qualités d’ingénieur et de scientifique. La publication en français de ses lettres est un véritable événement éditorial, d’autant que le livre est beau, reprenant superbement des dessins et croquis de l’auteur, et que le travail de la traductrice impressionne.
Ces lettres sont adressées à son épouse, ses fils, quelques amis. Et elles sont stupéfiantes, un témoignage d’une forme de sainteté et d’unification intérieure rare. Florensky vit dans ce goulag comme dans un monastère. Un monastère-prison, sur une île dont il explore la nature, mettant au point des techniques de fabrication nouvelles. Il donne des conférences aux autres bagnards, sur des sujets divers, et sa mémoire convoque Goethe et Racine, Tcherny-chevski et Hume. Il accompagne le développement de ses enfants, les oriente dans leurs choix. Il cherche partout la beauté, mais semble ne la trouver que dans la chimie et les sciences naturelles, tant le goulag l’a dénaturée. À aucun moment, cependant, dans ces centaines de pages, n’apparaît la moindre référence au Christ. Par prudence peut-être, mais aussi parce que, dans ce chant du concret, de la matière, s’exprime sa foi, notamment en l’Incarnation : « Recevoir en soi le monde, pour former par soi-même la matière. » C’était aussi une dénonciation de l’idéologie au pouvoir : l’amour du réel de Florensky est un brûlant plaidoyer pour le monde contre la folie des hommes.
Le foyer des lettres est cette joie d’être dans ce monde, cette joie aussi d’être époux et père, cette joie enfin du prêtre qui célèbre une messe du monde en toutes choses, en toute
action, en toute pensée, s’efforçant avec ses compagnons de faire monde dans la célébration du réel, qu’il s’agisse de l’étude des minéraux ou des langues locales. Ces lettres sont une véritable transfiguration du réel, une sanctification du vivant, le monde fait Église. Sans un seul mot théologique, tout se fait théophanie.

Franck Damour