Alors que Jean-Pierre Lemaire se tient plutôt dans l’escalier de l’Annonciade, à Menton, sous la lumière du sud 1, il est allé au bout du monde, dans le nord-est de la France, il s’est ouvert à la mystique rhénane, est revenu. Or voici que la rencontre s’est faite, il a été agréé. J’en veux pour signe ce poème de mars 2006 :
 
La Vierge au buisson de roses
(Colmar)

Vous êtes là, Marie, en manteau rouge,
majestueuse, aimable, veillant d’un côté
et votre fils de l’autre.
Autour de vous, des roses
sans épines, comme au jardin d’Éden,
et ces oiseaux, rouges-gorges, mésanges,
rossignols, peut-être, à l’air étrange :
des oiseaux peints qui ne peuvent chanter. Comme eux, je vous regarde,
j’apprends à me taire, en pénitence au Paradis.

C’est toujours devant une fournaise que vous retrouvez Jean-Pierre Lemaire. Effectivement, La Vierge au buisson de roses est un Buisson ardent. Il est vrai que les oeuvres antérieures du poète disent une fascination pour le feu, véritablement faite d’attraction et de répulsion. Une détresse secrète en est la raison, semble-t-il : « l’accident » 2. Nous n’en saurons pas plus. Le poème est une prière adressée à Marie, qui est ici un « vous ». Le regard du poète va vers elle, même si le fils, « votre fils », n’est pas oublié. Jamais cependant la parole ne s’adresse directement à ce Fils, qui pourtant est le seul Dieu. Pourquoi ? Une relecture attentive du poème nous permettra peut-être de le comprendre.
Le poème-prière de Jean-Pierre Lemaire est d’abord de contemplation, ce que manifeste le discours descriptif. Est retenu, dans ce texte très bref, ce qui fait la grande présence de l’oeuvre : la couleur dominante du rouge, les roses, la vierge, le Christ, le manteau, une attitude, l’impression de majesté. À ceci s’ajoute un détail, celui des oiseaux dans le buisson. Restent dans le nondit le fond d’or, le couronnement par des anges, et surtout le trait énigmatique du tableau : la présence d’une seule rose blanche parmi les roses rouges.
D’aucuns estiment que cette rose blanche est une allusion à la mort. Le tableau pointerait donc vers le jugement dernier, que la Bible évoque volontiers comme une fête de la moisson. Il y a bien eu un jugement, dans le poème de Jean-Pierre Lemaire, au-delà d’une mort, puisque le poète mentionne une sentence, que l’allitération des p fait cingler : « en pénitence au Paradis ». Mais il n’y a plus la dimension festive des Écritures et du tableau de Schongauer. J’en déduis que le Jugement en question n’était pas celui de Dieu.
Ce jugement ressemble à un mauvais fatum : « Zauberei », dirait le monde germanique. En effet, alors que le jugement de Dieu libère et donc permet l’élan plénier de la vitalité 3, celui-ci paralyse. Le poète se reconnaît dans la figure des oiseaux figés. Mais une inversion a lieu : Schongauer les a peints avec tant de talent qu’inanimés ils semblent vivants ; or ici le vivant semble rendu muet. Voici l’oiseau, et voici donc le poète, « à l’air étrange », autrement dit rendu étranger. Étranger à quoi ? À son art, le chant, qui était aussi un paradis : « en pénitence au Paradis ». L’expression jure, parce que c’est un oxymoron 4. Qui plus est, c’est la chute du poème. Ici, le silence de Jean-Pierre Lemaire, qui jamais ne se plaint ni n’élève la voix, devient cri, cri de douleur.
On reconnaît l’arbre à ses fruits. L’extinction du chant chez un poète manifeste un sourd travail de malédiction sur lui. Comme souvent, celle-ci s’accompagne d’un curieux renversement. Car « en pénitence », étymologiquement, c’est « en état de repentir ». Chanter était donc un mal ! Je crois entendre un Botticelli suite aux imprécations de Savonarole. Le bien a été nommé mal.
Au temps de contemplation succède, dans le poème de Jean- Pierre Lemaire, l’énoncé sobre d’une situation personnelle, ceci sous la forme pudique de l’analogie : « comme eux… ». Le poète opère là un déplacement : il s’efforce de transformer le silence par blessure, subi, en silence accepté, devant être enduré, voire appris. Et le lecteur de songer à l’ascèse du « still bleiben » pratiqué en mystique rhénane.
Or cette vierge à l’enfant, bien qu’elle soit rhénane 5, n’invite pas le poète à rester ainsi immobile et silencieux, parce qu’ici ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Pas question, pour le dire avec les images d’un autre mythe, que Merlin reste prisonnier des glaces dans les profondeurs de la terre. Parce qu’elle est Buisson ardent, cette vierge invite à tout autre chose : faire sécession, quitter le malheur et la malédiction. Et le poète de se retrouver dans la position d’un autre, qui lui aussi ne pouvait pas parler (Ex 4,10), mais finalement le fit avec force, et longuement : Moïse le bègue. L’enjeu est personnel ; il regarde cependant tout un peuple, la communauté, invisible, des lecteurs. Il concerne même les siècles passés : Schongauer, en effet, dont l’oeuvre fut presque anéantie par les guerres, peut ici retrouver une jeunesse.
La vitalité du poète l’a conduit au bon endroit et son inconscient, mieux encore que son être conscient, a vraisemblablement entendu. Il y a eu floraison : un poème est advenu. Je l’entends comme une réécriture, atténuée, de la prière du peintre inscrite dans l’auréole de Marie : Me carpes genito tu qu(oque) o s(an)ctissi(m)a V(irgo) (« Cueille-moi aussi pour ton enfant, ô très sainte Vierge »). Ce faisant, Jean-Pierre Lemaire s’adresse au Christ par un détour, celui du Buisson ardent (Ex 3,3).
En apparence, ce poème est très statique. On s’y sent dans le palais de la Belle au bois dormant. Une lecture plus attentive du texte permet d’en percevoir la dynamique, à certains égards subversive : détour, invitation à la sécession et sans doute à l’exode. Ce qui permet le mouvement n’est pas le volontarisme, mais la confiance : il y a quelqu’un et ce quelqu’un « veille », dit le poète. De fait, l’injonction du Vivant dans la théophanie du Buisson ardent : « Maintenant, va », repose sur une promesse : « Je serai avec toi » (Ex 3,10.12).



1. Cf. Jean-Pierre Lemaire, L’Annonciade, Gallimard, 1997.
2. Le coeur circoncis, Gallimard, 1989, p. 70.
3. D’où ce commentaire de Jn 5,29 par Jean Grosjean : « Alors la part de notre âme qui s’accordait à lui [le Messie] se retrouve vivante avec tout ce qu’elle animait. L’autre part est un détritus qui nous est arraché » (L’ironie christique, Gallimard, 1991, p. 91).
4. Figure de rhétorique qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires pour leur donner plus de force expressive (Robert).
5. Christian Heck écrit à son sujet : « Cette relation directe à la Vierge, en tant que mère accueillante, ainsi proposée à la piété individuelle, contribue à situer cette oeuvre à la fois dans la tradition des élans chaleureux de la mystique rhénane, dont les noms de Tauler, Suso, ou Maître Eckart ne sont que les exemples les plus connus, et dans le courant intimiste et lyrique des nombreuses Vierges au jardinet ou au banc de gazon de l’art de la vallée du Rhin à la fin du Moyen Âge » (Martin Schongauer, SAEP, 1985, p. 31).