Préf. D. alin. Av.-pr. Y. Roullière. Bayard, coll. « Christus », 2009, 265 p., 19,50 euros.
« Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ? » L’interrogation d’André Breton n’en finit pas de résonner chez Jeanne-Marie Baude. Elle s’émer­veille de la créativité littéraire née du questionnement sur ce qui nous fait vivre notre finitude. Différents des routes balisées de la philosophie ou de la théologie, mais non sans croisements avec elles, les chemins multiples de la littérature (et pas question ici de faire la fine bouche quant à la litté­rature populaire…) invitent tout lecteur à se laisser saisir par une lecture « opérante » : « La littérature agit quand elle laisse à travers les mots trans­paraître le pressentiment de la beauté… Les moments de rencontre avec une beauté qui se révèle soudain […] ouvrent sur un infini devenu proche, en indiquant la voie d’une plénitude entrevue dès maintenant. »
Sans effets de manches, sans rhétorique fumeuse, la lectrice-avocate plaide pour que l’imagination soit reconnue comme moyen de connaissance nous reliant à ce qui nous dépasse, en citant à comparaître des témoins fréquentés avec un amour croissant depuis de nombreuses années d’études et d’enseignement. Bravant avec succès les risques de la pratique des cita­tions qui « conduit à trancher dans la chair d’une oeuvre » avec brutalité, osant l’irrévérence envers l’institution littéraire ou ecclésiale, Jeanne-Marie Baude procède par rencontres s’élargissant en cercles concentriques, un auteur ouvrant à d’autres, au grand étonnement parfois du lecteur, comme en témoignent ces rapprochements thématiques inattendus mais fondés entre Benoît XVI et Michel Houellebecq, Chateaubriand et Tolkien, Guillevic et Claudel. La grâce primesautière à l’oeuvre en ce livre doit beaucoup – et l’auteur ne marchande pas sa reconnaissance à leur égard – à l’esprit de légèreté stendhalien et au goût du jeu de Boris Vian. Mais elle ne bascule pas pour autant dans une littérature « molle » à laquelle on ne demande­rait que l’évasion hors d’une réalité contraignante. Les pages consacrées à l’écriture travaillée par l’expérience de la maladie en témoignent.
En compagnie de René Char dont le questionnement la « saisit » et la « tient en suspens » elle invite à pratiquer « l’imagination anticipatrice, celle qui se tourne non pas vers l’irréel, mais vers l’instant présent comme germe d’avenir ». Nourrissant son lecteur et lui portant secours, la littérature créative devient source d’« inventivité morale ». Attentive à toute forme de tyrannie menaçant la création littéraire, et donc la liberté du lecteur, Jeanne-Marie Baude démonte avec brio les discours pseudo-scientifiques des rationalis­tes exclusifs, « les mots fourre-tout » tenant lieu de pensée à ceux qui ne jurent que par un spirituel évanescent ou la courte vue des négationnistes de la transcendance, adeptes d’un hédonisme utilitaire tel Michel Onfray. Familière d’Ignace de Loyola dont elle admire la capacité hardie, dans les Exercices, à entraîner « les facultés imaginatives à des fins spirituelles, sans les laisser divaguer », elle déplore le manque d’appétit des chrétiens pour l’art et la littérature, détectant dans cette anorexie un risque de « cloisonne­ment entre action et vie spirituelle, entre vie spirituelle et vie culturelle ». Un dommage collatéral à celui qu’engendre l’obsession de l’estampillage « écrivains chrétiens », étiquette ayant pouvoir de déchaîner, avant même la lecture, l’encensement ou le rejet de l’auteur. Or, les créateurs littéraires, agnostiques, athées ou croyants, ne « communiquent » pas une vérité mais offrent aux lecteurs une genèse toujours recommencée de leur affrontement au mystère, qu’ils le nomment ou non. La figure de l’ange en donne un bel exemple, elle qui traverse les oeuvres d’auteurs si différents.