« Joie que l’on éprouve dans la possession, la contemplation ou l’espoir de quelque chose.» Tel est un des sens les plus courants de l’illusion (ilusión) en espagnol, à côté d’autres définitions, comme en français, plutôt négatives. Mais cette puissante acception positive montre que l’esprit espagnol aime regarder en face la ou les illusions qui s’imposent à lui, au lieu de les congédier d’emblée. Il vit avec, et il n’est pas rare qu’il en vive. Il exprime donc par ce biais la joie de l’instant et ses perspectives réjouissantes qui l’accompagnent pour se livrer durablement aux illusions d’un monde où les frontières entre rêve et réalité sont soigneusement évitées – et a fortiori si ces illusions se portent sur soi-même. Poussé, cultivé à l’extrême, cet état prend pour nom folie, de cette folie valorisée au Siècle d’Or au point d’y devenir un thème majeur, au sens où l’entend saint Paul : « Que nul ne se dupe lui-même ! Si quelqu’un parmi vous croit être sage à la façon de ce monde, qu’il se fasse fou pour devenir sage ; car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu » (1 Co 3,18-19). Forte de cette radicale inversion de valeurs, toute une littérature (récits picaresques et comédies surtout), dans la lignée de l’Éloge de la folie d’Érasme, prêcha la folie pour connaître la vraie sagesse des hommes et des femmes, en prenant le contrepied de l’ordre établi. C’est en ce sens que doit s’entendre l’apparition, au tout début du XVIIe siècle, de ces mythes universels que sont devenus Don Quichotte, Sancho Panza et Don Juan, grands producteurs d’illusions sur soi devant l’éternel.

Don Quichotte ou l’illusion justicière

Lorsqu’il commença à battre la campagne, Don Quichotte « frisait la cinquantaine »1. Il pouvait avoir par conséquent 49 ans, le premier âge climatérique 2, lequel, paraît-il, ne se franchit jamais sans peine. Le poids des ans se fait soudain sentir, et l’homme prend conscience qu’il s’est beaucoup trop appliqué à consolider sa propre forteresse et à chasser le gibier alentour ; panique, alors, devant tout ce qui reste à faire pour s’accomplir soi-même ; rêveries infinies sur les autres vies que l’on aurait pu connaître si Dieu ou la fatalité n’en avait décidé autrement… Mais cet âge peut être aussi une nouvelle naissance, ou plutôt une nouvelle enfance. L’homme recommence, non plus à être mais à exister, à sortir de soi, à se donner le grand jour pour toute aventure. C’est ce qui dut arriver au bon Alonso Quijano pour qu’il devînt un jour Don Quichotte de la Manche. Il s’institue donc chevalier, de ceux qui redressent les torts. Certes, personne ne lui a rien demandé, mais qui pourrait s’opposer à une aussi noble mission, même s’il y entre un peu de naïve gloriole et un soupçon d’impréparation ?... Ne sortant de nulle part, célibataire sans attache, « eunuque pour le royaume », il a toutes les qualités requises pour se lancer en pareille aventure.
1. Je développe ici une idée restée à l’état d’ébauche dans « D on Quichotte ou l’exaltation de la personnalité », introduction à Don Quichotte de Cervantès, trad. F. de Miomandre, Laffont, 2011, p. 20.
2. Années de la vie humaine, multiple de 7 ou de 9, en particulier la 49e, la 63e et la 81e, considérées comme des étapes importantes.

Braver le ridicule

Sa première « sortie » (I,4), qui le voit d’emblée en rase campagne, lui permet de faire ses preuves. Il entend soudain les cris d’un jeune homme battu par son maître qui lui reproche de mal garder ses brebis, tandis que le jeune homme réclame à son patron neuf mois de salaire. Solennellement, Don Quichotte décrète qu’en toute justice le paysan doit payer séance tenante le jeune homme.
Le paysan accepte, mais, n’ayant pas cet argent sur lui, assure-t-il, il s’en acquittera de bonne grâce une fois de retour chez lui. La parole du paysan suffit à Don Quichotte, sûr et certain que cette apparition de la justice au travers de sa personne convaincra le paysan de régler cette affaire au mieux. Mais à peine notre chevalier a-t-il le dos tourné que le paysan, enragé d’avoir été ainsi humilié, rattache le jeune homme au chêne, redouble ses coups et le laisse pour mort.
Dès le début de son périple, Don Quichotte se révèle donc en total décalage avec le monde ambiant. Ici comme dans le reste du livre, il tombe immanquablement dans le panneau. Et si tout est fait pour que l’on rie de bon coeur de sa geste maladroite, le lecteur se rend vite compte qu’il rit moins du personnage que de ce qu’il défend envers et contre tout, à la folie : la parole donnée, la justice, l’attention au moment présent, à l’autre, la confiance en l’imagination, l’amour désintéressé, l’abnégation, la pauvreté, le don de sa vie pour la vérité. Jusqu’à nos jours, Don Quichotte se révèle un signe de contradiction devant la commune propension à « n’être pas dupe », sous prétexte qu’« on ne se refait pas ».
Ainsi, devant tous les sceptiques de son village et ceux qu’il ne cesse de rencontrer, Don Quichotte, beaucoup plus lucide qu’on ne le croit, affronte le ridicule, à quoi s’expose toute tentative de sortir de soi pour instaurer le Royaume de Dieu ici-bas, un royaume dit « de justice et de paix ». Sa mission commence et se déroule entièrement sous les moqueries, des plus légères aux plus odieuses, en face ou sous cape – sauf au moment de son agonie, entouré de ses proches émus : il ne saurait imiter le Christ jusque-là, le Christ qui a fini sous les pires moqueries, jusqu’à ce que la coupe fût pleine.

« Chevalier je suis, chevalier je mourrai »

Vers la fin de l’ouvrage (II, ch. 30 à 57), les « aventures » de Don Quichotte et de Sancho prennent une nouvelle dimension. Ils font la rencontre d’un duc et d’une duchesse qui les invitent à vivre dans leur château et font semblant de les prendre au sérieux : ils flattent leurs folies, répondent à tous leurs desiderata, entrent dans leur jeu avec un cynisme parfait, contraignant le chevalier de la Manche et son écuyer à jouer leur propre rôle sur une scène grandeur nature qu’ils croient être le vaste monde, et avec des acteurs qu’ils croient être des créatures rencontrées providentiellement. On voit ici la manière dont les « illuminés » – ces fous que représente Don Quichotte – pouvaient être traités par les « éclairés » – ces sages que représentent à un très haut degré de raffinement, de bienveillance hautaine, le duc et la duchesse à qui « on ne la fait pas ». Ceux-là au moins sont assurés de ne pouvoir « se refaire », puisque, malgré leur ennui qui appelle une soif infinie de distraction, ils ne font et ne feront jamais rien, ne sortiront jamais d’eux-mêmes.
Un seul n’apprécie guère ce manège : l’ecclésiastique de service, de ceux, dit Cervantès, « qui servent d’intendants chez les princes, […] qui voudraient que la grandeur des grands se mesurât à la bassesse de leur esprit ; qui, voulant leur apprendre à se modérer, ne réussissent qu’à les rendre avares ». Il est révulsé et tance vertement Don Quichotte :
« Et vous, grand benêt, qui vous a fourré dans la cervelle que vous êtes chevalier errant, que vous triomphez des géants et capturez des brigands ? Allez au diable, et qu’il vous soit dit : “Retournez chez vous, élevez vos enfants si vous en avez ; gérez vos biens et cessez de vagabonder par le monde, en enfilant des perles et en donnant à rire à tous ceux qui vous connaissent et ne vous connaissent pas” » (II,31).
Don Quichotte a cette réponse admirable :
« Chevalier je suis, chevalier je mourrai, s’il plaît au Très-Haut. Les uns vont par le vaste champ de l’orgueilleuse ambition, d’autres par celui d’une basse et servile adulation ; les uns par celui de la trompeuse hypocrisie, d’autres par celui de la véritable religion. Pour moi, porté par mon étoile, je vais par l’étroit sentier de la chevalerie errante dont l’exercice me fait mépriser l’argent, non l’honneur. J’ai vengé des offenses, redressé des torts, puni des insolences, vaincu des géants, écrasé des monstres. Je suis amoureux uniquement parce qu’il est nécessaire que le soient les chevaliers errants, et je le suis non pas à la manière des amants vicieux, mais à celle des chastes, des platoniques. Mes intentions, je les redresse toujours à bonne fin, qui consiste à faire du bien à tous et à ne faire de mal à personne ; quand on comprend cela, quand on agit ainsi, quand on le vante, mérite-t-on d’être traité d’imbécile ? » (II,32).
 
Dans ce parfait résumé de ses faits et gestes, Don Quichotte se présente comme le symbole de la solitude généreuse – et certainement pas avec l’énergie du désespoir à laquelle on accole souvent le donquichottisme –, symbole de l’illusion créatrice, défenseur de l’impossible, capable de rendre possible ce qui paraît raisonnablement impossible : la justice sur terre, guidé par les chemins de Dieu, et la défense de l’invisible, par l’attaque des monstres, démons, fantômes, fantasmes intérieurs que l’homme cultive en les projetant dans les végétations sauvages, les grottes et autres gouffres, et qui l’empêchent de regarder le Seigneur en face. Ces imaginations, Don Quichotte leur rend donc aussi justice à sa manière, afin que les hommes changent de peau, se muent en hommes bons, de cette humble et sublime bonté que tous reconnurent à sa mort. Il avait juste eu le temps de revenir à lui-même, de se faire renommer Alonso Quijano qui, en devenant autre, avait cru pouvoir refaire le monde.

Sancho Panza ou l’illusion du pouvoir

Un des coups de génie de Cervantès est d’avoir mis sur le même chemin l’idéaliste Don Quichotte et le réaliste Sancho Panza, Sancho dont la grande qualité, malgré son opportunisme de façade, demeure son inébranlable fidélité à l’homme qu’il admire sans le comprendre – et Dieu sait si les brusques élans de son maître lui en font voir de toutes les couleurs !

Se préserver pour sa famille

Quand Don Quichotte prétend : « Moi, Sancho, je suis né pour vivre en mourant, et toi pour mourir en mangeant » (II,44), il assène avec son style incomparable deux grands axiomes. Don Quichotte se donne à la vérité jusqu’à s’anéantir un peu à la manière des mystiques coupant tous les ponts, rompant tout lien, pour s’ouvrir à « la seule chose qui importe » ; Sancho, par contraste, se doit de manger jusqu’à la mort – aussi trivial que cela paraisse –, car il a le devoir de se préserver. Il ne répond à aucun appel intérieur mais à la nécessité, en écho aux paroles de saint Paul : « Le célibataire s’inquiète des affaires du Seigneur et comment plaire au Seigneur, mais l’homme marié s’inquiète des affaires du monde et comment plaire à sa femme, et il est partagé » (1 Co 7,32-34). Sauf que Sancho n’apparaît jamais « partagé ». Où qu’il soit, même quand il ne pense pas toujours consciemment à sa femme et à ses enfants (Don Quichotte, toujours en éveil, lui en laisse peu le loisir), il est constamment uni à eux. En suivant son maître, il s’exile seulement, comme tant de pères l’ont fait et continuent à le faire, pour tenter de trouver une vie meilleure à sa famille. Et s’il supporte autant d’humiliations en chemin, c’est qu’il croit fermement pouvoir refaire sa vie comme gouverneur (chose promise par Don Quichotte au terme de leurs aventures), et la refaire non pas avec une femme de haut rang, mais avec sa propre moitié, Teresa, qu’il essaie de convaincre avec peine :
– Je te dis, femme, que si je ne pensais pas dans peu de temps me voir gouverneur d’une île, je tomberais ici raide mort.
– Ça non, mon cher – répond Teresa –, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ! Vis donc et que le diable emporte tous les gouvernements qu’il y a au monde ! […] Mais bon, Sancho, si d’aventure tu te voyais confier un gouvernement, ne nous oublie pas, moi et tes enfants. Considère que Sanchico a déjà quinze ans révolus, et il est temps qu’il aille à l’école, si tant est que son oncle l’abbé doive le faire entrer dans les ordres. Et María Sancha, ta fille, elle n’en mourra pas si nous la marions : elle m’a tout l’air d’avoir envie d’un mari, autant que toi d’un gouvernement, et, enfin, enfin, mieux vaut fille mal mariée que bien en ménage.
– Ma foi, bien chère, si Dieu arrive à m’avoir un gouvernement, je marierai Sancha, et à un si haut rang qu’on ne l’abordera plus sans la traiter de seigneurie.
– Ah ça non, Sancho ! Marie-la avec son égal, ça vaut bien mieux. Si tu changes ses sabots pour des patins, sa cotte de bure grise pour un vertugadin et des jupes de soie, et si de la petite María et du tu, on passe à madame une telle et votre seigneurie, la pauvre petite ne va plus s’y retrouver : à chaque pas, elle fera mille bourdes, en dénouant les fils de son écheveau rustre et grossier (II,5).

« Nu je ne suis né, nu je me retrouve »

Le duc et la duchesse déjà évoqués accueillent également Sancho avec tous les égards dus à son rang d’écuyer d’un personnage aussi illustre que Don Quichotte… Sancho leur confie alors son souhait d’accéder à la fin de ces aventures au poste de gouverneur – souhait que le duc se fait un plaisir d’exaucer sur-le-champ en lui offrant une île à gouverner qu’il a opportunément « en trop ». La joie de Sancho est à son comble quand il en fait part à Teresa, qui va alors jusqu’à correspondre avec la duchesse trop heureuse d’avoir l’occasion de se moquer d’une paysanne… Plus dure sera la chute, car en fait d’île, il s’agit d’un coin reculé du domaine ducal où des serviteurs se font passer pour des insulaires : de jour comme de nuit, pour un oui ou pour un non, ils harcèlent le pauvre Sancho qui croyait enfin pouvoir se reposer sur ses lauriers… À ce rythme endiablé, il tient dix jours avant de remonter sur son âne en déclarant :
« Faites place, messieurs, et laissez-moi retourner à mon ancienne liberté. Laissez-moi m’en aller retrouver ma vie passée, pour que je ressuscite de cette présente mort. Je ne suis pas né pour être gouverneur ni pour défendre des îles et des villes contre les ennemis qui voudraient les assaillir. Je m’y entends mieux pour labourer et bêcher, pour tailler et soigner la vigne que pour faire des lois et défendre des provinces et des royaumes. Que Dieu vous bénisse et dites au duc que nu je suis né, nu je me retrouve. Je n’y ai rien perdu ni gagné, je veux dire que je suis entré sans un sou dans ce gouvernement, et j’en sors sans un sou, au contraire de ce que font d’habitude les gouverneurs des autres îles » (II,53).

Don Juan ou la désillusion à l’œuvre

Un cran au-dessus de la perversion du duc et de la duchesse de Don Quichotte mais absolument opposé au chevalier de la Manche, son contemporain, Don Juan tient une place de choix dans la représentation de cette « joie à posséder quelque chose ou quelqu’un » évoquée en début d’article. Une joie frelatée, inutile de le dire, qui dynamite une société tout entière en prenant comme terrain privilégié les illusions dont les femmes sont le jouet. C’est Tirso de Molina, moine mercédaire, qui mit le feu aux poudres en inventant la figure de Don Juan dans sa comédie Le moqueur de Séville (1620).
 

Se moquer pour moquer davantage

Peut-être Don Juan est-il le seul dont on puisse dire en toute rigueur qu’il a refait sa vie. Car non seulement il a renié sa vie précédente, sa vie de fils de famille proche de la Cour royale, mais il a donné son âme et sa vie au diable, en sorte que le mal le refaçonnât à son goût et fît pleinement de lui un « ange des ténèbres ». Le diable va se servir de cette tête brûlée sans passé ni avenir, devenu pur présent, pour désillusionner les femmes sur leur sens de l’honneur et leurs sentiments amoureux – ou plutôt sur les fausses idées qu’elles se sont faites sur l’honneur et sur l’amour sans tenir compte de la loi de Dieu.
Il faut entendre ici « moqueur » à travers les deux verbes qui le sous-tendent : se moquer d’une personne, c’est la tourner en ridicule afin de la chosifier ; moquer une personne, c’est, une fois cette personne chosifiée, l’abuser. Telle est la stratégie de Don Juan vis-à-vis des femmes. Notre homme se moque d’aimer ou d’être aimé ; il aime se moquer pour moquer davantage, et son seul plaisir consiste à préparer moqueusement ses actes, puis à moquer les femmes en acte et enfin à se moquer longuement, a posteriori, de ses victimes.

Quatre femmes

C’est Isabela, duchesse de la Cour du roi de Naples, qui a droit aux premières répliques de la pièce. De nuit, elle veut faire sortir par une porte dérobée celui qu’on devine être son amant. Mais l’homme veut faire durer un peu le plaisir :
 
D. Juan : – Duchesse, à nouveau je vous jure de dire le doux son du oui.
Isabela : – Mon bonheur deviendra vérité, promesses et présents, faveurs et compliments, liens d’amour et d’affection.
D. Juan : – Oui, ma chérie.
Isabela : – Je vais prendre un chandelier.
D. Juan : – Mais pourquoi donc ?
Isabela : – Pour que l’âme authentifie le bonheur dont j’ai fini par jouir…
 
Et c’est là que tout bascule. Comme Don Juan refuse de se dévoiler, Isabela devine que l’homme à ses côtés n’est pas Octavio, le duc cher à son coeur, mais un inconnu qui se fait passer pour lui ! Ana aussi, la Sévillane, croyant faire entrer chez elle, de nuit, son fiancé, ouvre sa porte à Don Juan qui se fait passer pour son soupirant… Quant à Tisbea, la pêcheuse, et Aminta, la paysanne, si elles résistent de prime abord avec un sursaut d’orgueil (Tisbea se prétend indifférente aux hommes, et Aminta se veut fidèle à l’homme avec lequel elle s’apprête à passer sa nuit de noces), elles sont vite séduites par l’attrait d’une vie à la Cour avec les ors que leur promet Don Juan.
Dans tous les cas, le spectateur peut attester que Don Juan ne contraint jamais les femmes dont il jouit. Le moqueur se contente de les laisser croire qu’elles pourront accomplir avec lui ce à quoi elles ont toujours rêvé : se concevoir autres qu’elles ne sont dans la réalité (ce qu’on appellerait aujourd’hui le « bovarysme »). Cette illusion sur soi va bien sûr de pair avec l’illusion sur autrui (le prince charmant avec ses multiples variantes) et sur le monde (paysages enchanteurs cultivés par toute une littérature romanesque). Et Don Juan sait le moment exact où, après avoir permis à ses proies de donner libre cours à leurs rêveries, il peut réveiller leurs désirs charnels les plus enfouis et arracher sans difficulté leur consentement afin de jouir d’elles…
Les quatre femmes, par la suite, auront beau se coaliser pour dénoncer la perfidie donjuanesque, réclamer vengeance à cor et à cri pour leur honneur bafoué, le spectateur ne s’y trompe pas : elles ont été moquées sur leurs faiblesses – le sentiment amoureux et la vanité – et ne récoltent au fond que ce qu’elles ont semé…
 
***
 
Les contemporains des généreux Don Quichotte et Sancho Panza et du grimaçant Don Juan étaient enivrés par l’extraordinaire ouverture que constituait la découverte de l’autonomie de l’individu, mais en même temps celle de la profondeur de sa solitude, avec ce que cela peut avoir d’angoissant et de désespérant. La possibilité d’une auto-fondation, d’une auto-création, d’une auto-institution se faisait jour.
En effet, les hommes ne sont plus reliés au cosmos, à la terre, aux « énergies » ; les liens traditionnels (voeux à la famille, au clan, aux ordres religieux ou chevaleresques, etc.) ne fonctionnent plus avec la même efficacité quasi magique d’antan, et n’assurent donc plus la même sécurité devant Dieu et devant les hommes… Nos trois héros et tous les personnages qu’ils croisent sur leurs routes semblent en être convaincus : tout était à revoir en ce second siècle de l’ère moderne, tout était à refaire.
N’en sommes-nous pas aussi là, nous qui vivons dans une ère encore à l’état naissant ?