Faire place marque une étape importante – celle de la sérénité longtemps espérée – dans une œuvre dont le renouvellement, peu à peu mis à jour par l’écriture, s’opère en profondeur, dans un ajustement continuel. L’expérience vécue au rythme des saisons, de l’hiver au printemps, est celle de la proximité de la retraite, des retours aux maisons d’enfance, de l’accueil heureux de « nouveaux venus » dans la famille. Le regard attentif du poète et la musique subtile du vers captent aussi délicatement les variations de la lumière du jour sur la ville et la mer que le frémissement de la feuille d’un arbre : alors le lointain devient proche, le proche devient mystérieux. Place est faite à la contemplation, selon le vers de Supervielle qui a inspiré le titre : « Disparais un instant, fais place au paysage. » Le poète retrouve intacte sa capacité d’émerveillement devant un monde neuf, lorsqu’il regarde le paysage en tenant la main de son petit-fils comme il tenait lui-même celle de son grand-père – tendresse qui relie les générations à l’humanité, à la création et au Créateur.
Au cœur du recueil, les cinq « Mystères lumineux » (publiés initialement dans Christus) viennent achever le rosaire de L’Annonciade. La voix du poète fait cette fois place au silence intérieur pour écouter la parole de la mère du Christ, de même qu’il se mettait à l’écoute de la voix maternelle de la Sagesse dans Visitation. Alors que la première séquence édifie « Un pont sur la mer » (la Méditerranée, décor familier de l’enfance du poète), le beau poème final s’ouvre sur l’infini de l’Océan, paysage de Fanchon, la femme toujours aimée. Le mouvement des « rouleaux déferlant depuis l’horizon » offre au lecteur l’« image éblouissante de l’éternité, / la rumeur des élus en vêtements blancs / qui acclameront le travail des siècles / en faveur de l’amour ».      
Plus que la prose, la poésie donne accès à l’âme. Mais quand un poète choisit la prose pour nous livrer le secret de son intimité avec Bernadette Soubirous, cette prose se fait à son tour servante pudique de la rencontre. « Je voudrais, écrit Jean-Pierre Lemaire, que ces mots reflètent […] un peu de la lumière qui émane de Bernadette en prière. » Il faut recueillir ce reflet avec beaucoup d’attention, car ce petit livre passerait facilement inaperçu. Il n’est ni une biographie de la sainte, ni une biographie du poète. Pourtant, de ces deux vies qui se croisent au fil des mots parce qu’elles se sont d’abord croisées dans les sentiers de l’âme, quelques épisodes affleurent, dont chacun nous renvoie « un peu de la lumière » : la première rencontre avec Bernadette à Lourdes, les images de l’enfance, quelques paroles de Bernadette, la mort d’un ami, Bernadette à Nevers…
Ne cherchons pas de fil chronologique ; suivons plutôt le fil spirituel qui relie, d’image en image, la succession des dix brefs chapitres. Parmi celles qui vont et viennent dans le texte – la lumière, la semence, le seuil, le chemin… –, celle de l’eau est récurrente. Elle dessine, comme à Lourdes, un « chemin de l’eau » qui est un chemin de conversion, vécu par le poète et y invitant doucement le lecteur. C’est l’eau des larmes, jaillie à la sortie du film Bernadette, larmes inaugurales de la rencontre, larmes initiatrices. C’est l’eau de la fontaine où la Vierge enjoint à Bernadette d’aller boire et se laver. C’est encore la joie grave du visage de la sainte, « comme une source qui aurait traversé des couches de terre et de cailloux ». Et l’eau des piscines de Lourdes, « eau et or, source glacée et peupliers d’automne », où le poète, en s’y livrant, « ravive l’expérience lointaine du baptême » et comprend que « la source coule en nous ». C’est enfin la statue, à Nevers, de Notre-Dame des Eaux devant laquelle Bernadette aimait prier.
On pressent alors à quelle profondeur s’est faite la rencontre : le retrait de soi qui marque l’œuvre poétique de Jean-Pierre Lemaire, et qui donne son titre à son recueil, Faire place, n’est pas sans analogie avec le retrait de Bernadette devant le mystère qui lui était confié. La vraie poésie, écrit-il en une discrète confidence, « a récompensé ce renoncement en coulant dès lors de source ». Cette source-là vient de plus loin et de plus profond que le talent littéraire. Elle murmure en nous le Nom du Père.   

Jeanne-Marie Baude 
et Marguerite Léna