Pourquoi est-il si compliqué de parler du rapport de Jésus à la force ? Pourquoi le sujet donne-t-il l'impression de s'inscrire en dissonance avec ce que l'on perçoit en lisant l'Évangile ? Ce questionnement exprime d'emblée que la force pour elle-même n'entre pas dans l'enseignement de Jésus. La force entendue au sens de pouvoir, de puissance d'action physique, de capacité intellectuelle, d'influence sur la réalité ou sur les personnes, de capacités morales à mettre en œuvre pour poursuivre une action, ne fait pas partie des préoccupations des évangiles. Aucun enseignement n'a ce thème comme objet d'étude ou de transmission. Aucune interrogation ne vient des disciples à ce sujet. Dans les évangiles, on constate que les disciples ont des questions de place, de compréhension, de logistique, de survie ou de vie après la mort mais n'ont pas, du moins dans le texte qui nous est parvenu, d'interrogations à propos de la force.

Le terme lui-même ne se trouve qu'en de très rares occasions dans les évangiles et les deux occurrences les plus significatives apparaissent dans un contexte de guérison et sont relatives à une force de type physique dont Jésus est porteur. Le premier passage concerne des foules se regroupant autour de lui dans l'attente d'un miracle : « Toute la foule cherchait à le toucher, parce qu'une force [dunamis] sortait de lui et les guérissait tous » (Lc 6, 19). Dans un contexte similaire, un autre passage raconte comment Jésus prend conscience de la connexion entre lui et la femme souffrant d'hémorragie : « Quelqu'un m'a touché, j'ai bien senti qu'une force [dunamis] était sortie de moi » (Lc 8, 46). Les deux seuls extraits faisant mention de la force la décrivent comme une énergie. Comment donc expliquer cette absence, ce non-dit, cet impensé ? Comment dès lors rendre compte le plus justement possible du type de force assumée et incarnée par Jésus ?

La force, un impensé

Rappelons que, dans la Bible, la force vient de Dieu, il en est au sens strict le seul auteur et il la met en œuvre au service d'une finalité de création. La force n'est qu'un moyen, qu'une énergie utile pour réaliser des transformations qui comptent. La force n'appartient pas à l'homme. Quand le peuple hébreu n'a plus de force pour vaincre ses adversaires ou quand le croyant se sent affaibli et sans vigueur, il ne cherche pas d'abord à renforcer sa puissance propre, physique ou militaire. Comme le psaume 32 le rappelle, la possession de biens, la qualité d'un dirigeant ou les compétences d'un guerrier comptent peu : « Il n'est pas de roi qui sauve une grande armée, ni de brave qu'une grande vigueur délivre. Pour vaincre, le cheval n'est qu'illusion, toute sa force ne permet pas d'échapper » (Ps 32, 16-17). Une fois dénoncées ces illusions, la Bible met en récit la seule origine crédible de la force qui peut animer l'humain et faire grandir ses projets : Dieu. « Mais le Seigneur veille sur ceux qui le craignent, sur ceux qui espèrent en sa fidélité, pour les délivrer de la mort et les garder en vie durant la famine » (Ps 32, 18-19). Seul le Créateur de ce monde est une source de dynamisme et de pouvoir capable d'œuvrer à sa transformation.

Ce constat répond déjà en partie aux interrogations de départ. Si la force n'est pas une question, c'est que le Nouveau Testament assume cet arrière-fond comme une évidence culturelle, comme un fond religieux partagé. Il n'est pas besoin de « rattrapage » donc, pour expliquer aux disciples ce que raconte la Torah, rouleau après rouleau. Tous les disciples ont conscience de l'évidence selon laquelle seul Dieu sauve, seul Dieu agit, seul Dieu est l'auteur d'une toute-puissance digne de ce nom qui traverse la vie.

Le premier rapport de force

Et pourtant, rien n'est jamais réglé une fois pour toutes. Malgré les propos précédents, une situation de crise racontée dans les évangiles permet rapidement de clarifier la position de Jésus quant à la force. Situé au début de sa vie publique, le dialogue entre Jésus et Satan constitue un rapport de force, privé et intime. Les tentations au désert pourraient tenir lieu de discours programmatique sur le sujet, si la force en avait été un. C'est un discours inaugural car il met en lumière les présupposés à partir desquels Jésus entend inscrire son action, sa pensée et son impact sur le monde. Les propositions de Satan sont, en ce sens, utiles et pertinentes. Elles nomment les pièges dans lesquels Jésus pourrait tomber au cours de ses interactions. Regardons de plus près les propositions formulées par Satan1 et le dialogue qui s'ensuit. La première concerne la tentation de tordre le monde. « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains » (Mt 4, 3). Rentre dans cette catégorie un vaste ensemble de techniques visant à manipuler, mentir, forcer la main, idéaliser, menacer, détruire, faire semblant. Ordonner à des pierres de devenir du pain consiste à ne pas respecter la réalité telle qu'elle est et telle qu'elle se présente, pour la remplacer – en usant de la force, sans autre forme de procès ou de discussion – par une autre. Jésus refuse cette capacité, il refusera tout au long de sa vie de manipuler le réel de l'extérieur, en surplomb, depuis une autorité que, pourtant, il a. Il préférera une force qui s'inscrit dans les conditions de vie et les demandes des personnes rencontrées, et inscrira lui-même son action dans le respect des contraintes, fussent-elles odieuses, lourdes ou déconcertantes. Jésus se refuse à utiliser sa force gratuitement pour manipuler le monde et le faire sien. Les seuls moments où il ordonnera aux éléments de se calmer sont ceux où des vies humaines seront en jeu.

La deuxième proposition de Satan consiste à utiliser sa force pour tordre la volonté de Dieu. « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t'éviter de heurter du pied quelque pierre » (Mt 4, 6). Satan vise juste car toute action posée ou toute prière demandée peuvent être des occasions de contraindre Dieu, de le tester ou de le forcer à se dévoiler. Jésus renonce aussi à cette force-là. Il ne mettra pas à l'épreuve Dieu en lui demandant une puissance qui ne serait pas légitime, appropriée, c'est-à-dire qui ne correspondrait pas à la volonté de son Père.

Dernière tentative : Satan propose à Jésus le pouvoir, la puissance et la gloire sur tous les royaumes de la terre. « Tout cela je te le donnerai, si tu te prosternes et m'adores » (Mt 4, 9). Il s'agit d'une ultime tentative de tordre, dès le départ, la motivation de Jésus. Celui-ci repère le danger et refuse explicitement la gloire, la force politique, celle du monde et des puissances terrestres ; il ne prendra pas cette voie facile, simple et efficace, de transformation. Il ne cherchera donc pas à « épater la galerie », à avoir du pouvoir sur les autres, à obtenir un titre, à se faire une renommée, à gravir des échelons invisibles dans une institution ou à cultiver et jouir d'une forme de dissymétrie. Il n'usera pas de violence, le vivant ne fera pas l'objet de convoitise ou de mainmise : refus de la violence, refus d'un pouvoir à son service.

Dans ce court dialogue en trois actes, les grandes lignes de ce que ne sera pas la force de Jésus sont exposées. On peut retenir qu'il y clarifie sa posture. Dans cette introduction, Jésus ne renonce pas à la force comme pouvoir de transformation du monde. Il éclaircit son intention de mener des actions qui n'obligent pas et qui respectent la réalité comme Dieu le fait, c'est-à-dire d'utiliser une force qui ne demandera ni soumission ni crainte de la part des personnes qu'il rencontrera.

Voilà dessinées, en négatif, les limites à l'intérieur desquelles son action et sa créativité pourront se déployer. Dans le dialogue lors des tentations, Jésus perçoit que la force qui tord et manipule est à refuser. Nous sommes tant habitués à repérer les usages de la force physique et institutionnelle dans le spectacle médiatique, tant familiers des renforts techniques qui soutiennent et décuplent nos actions que nous sommes presque désemparés face à une personne qui n'inscrit pas son action dans ces cadres. Que lui reste-t-il ? Quelle force subsiste dans cette pauvreté de moyens de pression ou d'impact médiatique ?

La puissance du consentement

Le cœur de la force de Jésus est à chercher dans son rapport au monde, dans sa façon d'accueillir ce qui fait sa vie. Très rapidement, dans la lecture des évangiles, on est marqué par la place donnée à l'acceptation, à l'espace que Jésus dégage en lui-même pour recevoir les relations, les demandes et les difficultés. Il ne cherche pas à marquer les esprits mais à se laisser toucher par les personnes qu'il rencontre. Il ne cherche pas à programmer les étapes de son existence mais répond aux propositions que la vie génère et les relit. Ainsi sa force consiste non pas à refuser ce qui lui arrive mais à y faire face avec le plus de justesse et d'écoute possible. Face au manque d'équipe, d'argent, de moyens, de notoriété, face à l'incrédulité de certains, il s'agit de faire avec ce qui manque et d'accepter ce qui se présente. Ce consentement est donc d'abord un consentement à l'existence. On voit Jésus passer son chemin sans répondre aux oppositions de la foule ou demeurer avec des personnes ayant soif de sa présence. On le voit se retirer au désert ou, au contraire, rencontrer les personnes qui le demandent. Jésus n'applique pas des principes mais il met son énergie à vivre. Et vivre, c'est d'abord consentir, composer avec la réalité et inventer qui être dans les circonstances, quitte au besoin à s'opposer à la situation. Mais, pour ce faire, il faut l'accepter. Jésus consent aux événements, à la réalité et à ses contraintes. Consentir signifie bien ce double mouvement, cette double acceptation du manque incontournable et de la vie comme don. Là est la force de Jésus.

Ce consentement n'est donc pas l'origine de la force qui, elle, vient de Dieu. Le consentement est ce qui permet à ce don de Dieu de circuler et de transformer la réalité. Jésus permet à la force venue de Dieu de faire son chemin. Par le consentement, il s'inscrit dans la volonté du Père.

Il consent d'abord à l'influence de sa parole sur le monde. Il appelle ses disciples et ils viennent. Sa proclamation du Royaume a un effet sur des personnes qui se mettent à espérer en Dieu ou en la vie, à le suivre ou à lui faire confiance. Il enseigne et les foules restent et, à leur regard, il voit que ce qu'il dit les rejoint. Jésus consent au chemin que trace le Verbe à travers sa personne et accepte d'être lié aux transformations et aux créations qu'il produit comme les réveils, la conversion des cœurs, les guérisons. Même s'il demande régulièrement de la discrétion à ses disciples et que lui-même a besoin de temps de ressourcement à l'écart des regards et des foules, il ne se cache pas, il ne trouve pas d'excuses, il ne nie pas ce qui émane de lui. Il en répond.

Jésus consent également à la foi de ses interlocuteurs, il accepte le chemin du Verbe en eux qui précède sa présence humaine. À aucun moment, on ne le voit chercher à vérifier quels sont l'objet et la valeur de cette foi, en quoi ou en qui ces gens croient et pour quelles raisons. Il reconnaît le don du Verbe en eux, il perçoit et exprime la foi de la personne qui vient à lui, comme le montre si bien le théologien Christoph Theobald, et se met à son niveau. C'est dans cette acceptation radicale que la force de Dieu se décuple, circule et agit.

Pour compléter ce constat, peut-être pourrions-nous oser une comparaison empruntée au monde de la technologie. La façon dont Jésus se positionne pour participer à une force qui le dépasse est assez proche des principes mis en œuvre dans la low-tech, cette nouvelle version de la technique qui tient compte des contraintes écologiques et du respect de la planète. Dans la low-tech – en opposition à la high-tech – quatre grands principes sont à respecter : ce qui est construit ou inventé 1/ doit répondre à des besoins essentiels de la vie, 2/ doit être accessible au plus grand nombre, 3/ doit être disponible pour une mise en pratique et des moyens locaux en priorité renouvelables et 4/ doit être respectueux de l'environnement et du vivant. Par un étonnant raccourci, la force mise en œuvre par Jésus grâce à ses consentements semble respecter ce cahier des charges. Jésus mène son action au service de besoins essentiels des personnes. Il se concentre sur des problématiques liées à la vie des personnes qui l'entourent et qui, toutes, veulent vivre et faciliter la vie. Il est soucieux de rejoindre chacun dans ce qui lui est essentiel. La force employée par Jésus est également accessible à qui le souhaite. Jésus ne cesse d'ouvrir son pouvoir à tous, qui est loin d'être un savoir secret, un pouvoir réservé à quelques-uns. Rien n'est caché, rien n'est réservé à un petit nombre. « Ne les craignez donc pas ! Rien n'est voilé qui ne sera dévoilé, rien n'est secret qui ne sera connu. Ce que je vous dis dans l'ombre, dites-le au grand jour ; ce que vous entendez dans le creux de l'oreille, proclamez-le sur les terrasses. » (Mt 10, 26-27). À tous, Jésus propose de devenir des fils et donne les clés pour le devenir. Le consentement rend nécessairement son action locale, dépendante de ce que les personnes apportent, souhaitent, sont. Jésus tient sa force de la relation qu'il entretient avec Dieu. Sa force n'est pas la sienne, elle est renouvelable car reçue. Il dit sans détour ce qui est au cœur de sa puissance : « Moi, je ne puis rien faire de moi-même : je juge selon ce que j'entends et mon jugement est juste parce que je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé » (Jn 5, 30).

La force de Jésus reste une source inexplorée pour faire face aux enjeux de notre époque qui nous appelle avec une intensité de plus en plus forte à renouveler la face de la terre.

1 Les tentations sont ici analysées à partir du texte de Matthieu 4, 1-11.