Qu'est-ce qui vous a attiré vers ce temps particulier dans la vie que sont les funérailles ?

Élie Guillou  : Il y a plusieurs récits qui s'enchâssent : d'abord, mon père est chanteur et musicien en Bretagne. Je l'ai toujours vu chanter aux funérailles, de sorte que, pour moi, le lien entre la musique et le rituel a toujours été une évidence. Face à cette grande question – « Où est-il, où est-elle ? » –, nous avons, semble-t-il, besoin de formes : architecture, gestes, boîtes, chants, poèmes, danses...

Mais ma réflexion a réellement commencé à Dakar, il y a deux ans, lors des « Ateliers de la pensée », organisés par Felwine Sarr et Achille Mbembe. À travers les paroles et les formes entendues là-bas, j'ai vu un monde s'ouvrir : inventif, combatif, imprévu, désirable. Mais comment y participer, depuis ma vie, mon lieu ? Le déclic s'est fait au lendemain d'une soirée consacrée aux crimes de masse : il y était question, entre autres, de notre besoin de formes pour explorer ce qui est impensable. Ces réflexions m'ont fait reconsidérer mon activité de « chanteur public », pratiquée entre 2011 et 2014, que j'avais laissée de côté. J'écrivais alors des chansons outils, sur commande, sur mesure. Or, à deux reprises, on m'a demandé d'écrire le portait d'une personne à la fin de sa vie : un homme de 70 ans et une jeune femme de 27 ans. Pour l'homme, j'ai chanté devant lui pour son dernier anniversaire avec sa famille, puis à ses funérailles. Pour la jeune femme, j'ai envoyé la chanson terminée la nuit de sa mort. Elle était russe, les obsèques ont eu lieu en Russie. La chanson a été diffusée là-bas mais elle a surtout servi à ses amis, ici : ils se sont rassemblés autour de cette chanson. Ils m'ont invité à la chanter à l'occasion d'un rituel inventé par eux : planter un bouleau de Russie dans une forêt qu'elle aimait. Ils ont planté l'arbre, j'ai chanté, je me suis retiré.

À Dakar, tous les intervenants parlaient de leurs morts, leurs ancêtres, leurs réincarnations… avec évidence et simplicité. Cela n'était jamais le cœur du propos, c'était présent. En comparaison, j'ai pensé au rapport que nous entretenons ici avec nos morts, en France, et il m'a semblé qu'en mettant cette dimension à l'écart, on se privait d'une source fondamentale. En explorant par la suite ces questions, j'ai nuancé cette mise à l'écart : on entretient bien des liens avec nos morts, ici, mais sur des modes plus discrets.

C'est donc à Dakar que j'ai eu l'idée du collectif « Chant funérailles ». Nous avons commencé à faire des cérémonies en octobre 2022. En y travaillant, j'ai compris que ce rituel, ce temps de la fin, était un temps fécond d'où sentir et penser le monde, ce monde toujours en train d'advenir.

Dans ce monde qui se raidit, se referme, les funérailles laïques sont un monde qui s'ouvre. C'est un rituel jeune, riche en expérimentation. La pandémie de Covid-19 a sans doute accéléré les choses. Beaucoup ont été saisis par les images de ce hangar de fruits et légumes, à Rungis, où l'on a entassé des centaines de cercueils. Avant l'enquête de Mediapart révélant ses pratiques, le groupe OGF y facturait le stockage 159 euros les six jours, comme s'il s'agissait d'un salon funéraire classique. Dans la même période, beaucoup de familles ont été privées de cérémonies. La mort de masse, la mort tout court, que nous gardions loin des regards (depuis Napoléon, les cimetières sont en dehors des communes et on meurt aujourd'hui majoritairement à l'hôpital ou dans les maisons de retraite), est revenue dans notre champ de vision. Beaucoup, je pense, ont mesuré le coût intérieur de notre gestion sanitaire, logistique et économique de la mort.

En quelque sorte, nous avons laissé cette gestion aux professionnels. Or, ce secteur est aujourd'hui structuré, comme les autres, par le capitalisme. Donc l'éthique n'y est pas structurelle. Un employé (ou une employée), dans son agence, peut être attentif, soigneux, mais le fonctionnement des groupes – économies d'échelle, pensée du flux – pousse à gérer les « convois » (comme disent les professionnels) de façon uniforme. Mais, pendant ce temps de la fin, notre sens éthique se réveille, se rebelle. C'est donc un moment propice pour cultiver la révolte. Accompagner des funérailles exige une prise en compte de paramètres inquantifiables – l'attention, l'invention, le soin, l'imprévu, le spirituel, le sacré – même si on ne sait plus toujours quel sens donner à ces deux derniers mots, on les perçoit quand ils manquent. Je vois dans cet inquantifiable une prise depuis laquelle penser, sentir, espérer une autre voie que le capitalisme.

Que se passe-t-il pour les vivants au moment des funérailles ?

É. Guillou  : Je ne saurais pas énumérer tout ce qui s'y passe. Quand je suis en cérémonie, j'ai toutes les deux secondes une chose à noter ! Je mets de côté le devenir du mort qui est au centre de nombreux rituels faits pour aider le mort à rejoindre un lieu, un état. Cette considération n'est plus la nôtre, semble-t-il. Le rituel laïque me semble essentiellement tourné vers les vivants. La première chose, la plus difficile, est de se séparer. Une cérémonie dramatise la séparation. Il y a ce moment où le cercueil va sortir, le dernier geste. Nous pourrions choisir des manières lentes – l'humusation, par exemple, pourrait explorer cette lenteur – mais pour le moment, fermer un cercueil, inhumer, incinérer, c'est bref, dramatique, irréversible. Une cérémonie doit nous conduire jusqu'à cette rupture. Mais elle ne doit pas en rester là, elle doit aussi permettre de faire un pas plus loin. C'est une banalité – sur ces sujets, on reformule les mêmes banalités – mais les vivants, malgré la séparation, vont devoir continuer à habiter leur vie, malgré la douleur. Comment retrouver ce courant ? Cela a des incidences sur le choix d'un morceau de musique par exemple, je propose des choses plus intenses pour la sortie. Quelque chose qui « recharge ».

D'autres aspects retiennent mon attention, par exemple le pouvoir de ce moment sur la fabrication d'une communauté, qui ne se fait pas alors sur le mode atavique « nous » contre « eux ». C'est plutôt une occasion de multiplier nos mondes. Quand une personne meurt, elle a créé par sa vie une « carte de liens » avec des personnes qui sont là, rassemblées, peut-être pour la première fois, souvent pour la dernière : famille, amis, collègues, adhérents de telle association, celles et ceux du culte… D'autres appartiennent à des périodes passées, ils ont connu l'enfant, l'adolescent… D'autres peuvent appartenir à la vie secrète, l'amant, l'amante... Tout le monde vient avec une connaissance irremplaçable de la personne à célébrer. Comment mettre nos récits en partage ? Comment raconter le père, l'ami, le collègue, l'enfant, préserver le secret et cette promenade qu'il fit seul, mais, en disant « seul », on ménage le secret mais on exclut son chien, ce lien entre l'homme et le chien...

Et puis le rituel doit aider tout le monde à vivre la conversion du lien. On avait un lien avec un vivant, on aura un lien avec un mort. Chacun a ses vues sur la question. Garder les fenêtres grandes ouvertes sur le mystère est l'une des possibilités offertes par nos cérémonies laïques. Il ne s'agit pas d'empêcher celles et ceux qui voient, voient à demi, croient voir, répètent les mots de celles et ceux qui ont vu, affirment qu'il n'y a rien à voir… de partager leurs visions mais de veiller à ce que l'une de ces certitudes ne fasse pas claquer les carreaux. Appelons cela, de façon temporaire, une écologie de la vue, une écologie des certitudes, afin de recharger ce beau mot déjà à notre disposition : la laïcité.

Il y a aussi une intensification de la personne qu'on célèbre et qui servira plus tard à entretenir le lien avec le mort. Mettre nos récits en commun, c'est permettre aux autres d'épaissir leur propre perception.

J'aime insister sur ce que le défunt ou la défunte a transmis, ce qui demeure actif pour les vivants aujourd'hui. La transmission nous parle de la vie après la vie, en restant dans la vie. Elle évite d'avoir à aborder des notions délicates, comme l'âme.

Pouvez-vous expliquer le travail que vous faites avec le collectif ?

É. Guillou  : D'abord, nous posons la question : « Qui était-ce ? » Puis : « Quelle musique écoutait-il ou écoutait-elle ? » Ensuite, on cherche dans les répertoires identifiés des chants qui correspondent à la fois au goût du défunt, à ceux de la famille, aux voix des chanteurs du collectif, mais aussi à la taille de la salle, son équipement (au crématorium du Père Lachaise, notamment)... Nous avons constitué un répertoire d'une centaine de chants (vingt et un sont écoutables sur le site du collectif1), tirés de répertoire variés : Chili, France, Irlande, Grèce… Chaque chant nous semble adapté au moment funéraire et l'éclaire d'une façon singulière.

Si j'ai passé le diplôme de maître de cérémonie, c'est parce qu'en parlant du choix de la musique avec les familles, on commençait par poser cette question : « Qui était-ce ? » Or cette question est celle que les pompes funèbres ne posent jamais, parce qu'elles n'ont pas le temps, qu'elles ne prennent pas le temps : il faut deux à trois heures pour régler les questions administratives et économiques (livret de famille, devis, choix du cercueil, contrat d'obsèques, etc.). À la fin, les familles sont épuisées. Pour parler de la cérémonie, il faut donc revenir. C'est ce que fait la coopérative de Rennes, en donnant un second rendez-vous autour de cette question : « Qui était-ce ? » Tout est là.

De quelle façon la famille participe-t-elle à l'élaboration de la cérémonie ?

É. Guillou  : Le plus possible. Le but n'est pas d'orner, mais de faire faire. C'est dans l'action – en amont, pendant, après – que le rituel opère. Nous ne faisons qu'ouvrir des possibilités et accompagner leur réalisation. Concernant la musique, je propose toujours, dans notre répertoire ou dans celui que les gens ont délimité, un morceau qui me semble approprié au moment funéraire, même si ce morceau est plus loin de la personne qu'on célèbre. La tendance des funérailles laïques est la personnalisation. Mais il peut y avoir besoin d'un temps où on se décentre du défunt, de la défunte. Ce jour-là, il ou elle est la représentante de la mort, de notre propre mort, de tous les morts passés et à venir. Se décentrer un instant de cette vie pour parler de toutes les vies a donc un sens. La chanson peut porter cette attention, avec des morceaux qui sont davantage des éclairages, des méditations, comme une homélie.

D'une certaine façon, c'est le mouvement inverse de la liturgie catholique où le collectif est là, premier, et on se demande comment faire place à la singularité d'une vie. Dans les funérailles laïques, l'individu dicte la forme et on se demande comment ménager un temps pour le collectif.

Est-ce que le recours plus fréquent à l'incinération fait naître le besoin d'un autre type de rituel au moment de la séparation ?

É. Guillou  : Les fondamentaux sont les mêmes : c'est un processus de séparation irréversible. On vient collectivement attester la séparation et travailler à la conversion du lien. L'équipement, bien sûr, ouvre et ferme des possibilités. Un cimetière est ouvert, un crématorium fermé. On a souvent plus de temps dans un cimetière, mais on a moins de chaises… Ce sont des choses simples, mais dont il faut tenir compte. Dans le cas d'une dispersion des cendres, le rapport au lieu est très différent de celui que l'on a avec une sépulture. Cette différence ne veut pas dire que l'une est préférable à l'autre, mais l'imaginaire n'est pas le même. Le temps de la dispersion est d'ailleurs une étape supplémentaire du rituel, qui peut être très éloignée du jour des funérailles, alors qu'une inhumation doit être faite dans les six jours suivant le décès.

Est-ce que vous pouvez préciser la façon dont le lien se fait pendant la cérémonie entre les proches du défunt, ou après ? Vous parliez d'un désir de refaire un monde commun à l'occasion des funérailles…

É. Guillou  : Il s'établit une multitude de liens différents selon les personnes présentes et les histoires particulières qui sont activées à ce moment-là. Un seul mot a le pouvoir de synchroniser l'émotion de tout le monde. Une respiration aussi : les gens du spectacle le savent, le souffle de l'interprète synchronise le souffle du public. On sent, au théâtre, quand le public est uni dans l'émotion. Cette union donne une qualité de silence qui est très particulière, et difficile à expliquer. Et, dans les funérailles, elle peut, ou non, advenir.

J'ai assisté, en observateur au crématorium du Père Lachaise comme je le fais régulièrement, sans connaître la personne, aux funérailles d'un violoncelliste. Des Suites de Bach ont été jouées pendant un long moment. C'était beau mais ce n'est pas ce moment-là qui a uni l'assemblée, ni quand une pasteure a pris la parole pour parler de la quête de sens de cet homme. C'est au moment où un ancien élève a pris la parole, sans préparation, pour dire : « Ce que je veux juste dire, c'est merci. » Le mot le plus simple et le plus banal, chargé de la vie de cet homme et de tout ce qui avait été fait dans la cérémonie jusque-là, a eu un effet très puissant. Les gens se sont mis à se regarder, à pleurer, à sourire ; un homme s'est étiré comme s'il ne pouvait pas rester en place… Et moi-même, j'ai été ému. Cette réaction n'était pas mon émotion, pas simplement mon émotion : j'étais dans le courant de l'émotion. Soudainement, nous sommes dans le commun des mortels, nous avons le mort – et la mort – en commun.

La chanson, le récit, le recueillement, le geste, un oiseau qui chante, un nuage... tout peut déclencher cette circulation. Les gestes sont un terrain d'invention très fertile, comme celui-ci qui se pratique de plus en plus : donner la possibilité à chacun d'écrire au feutre sur le cercueil, qui est en bois non verni. En y allant à tour de rôle, les gens sont ensemble en train de faire quelque chose. Les gestes construisent la communauté. Mais, plutôt que de théoriser cela, je préfère m'attacher à une succession de cas particuliers. C'est ce que j'apprécie à la coopérative funéraire de Rennes : ils pensent en s'appuyant sur une expérience ; ils éprouvent et enrichissent une pratique, jour après jour ; ils apprennent de l'inventivité des familles, laquelle profite à l'accompagnement des familles suivantes.

Notre rôle est d'ouvrir le champ des possibles à la famille et aux proches. À partir du moment où on respecte le cadre de la loi, tout est possible et tout est à inventer, à adapter, à recréer. Hériter, recréer, transmettre, c'est tout un.

1www.chantfunerailles.com