Une rétrospective des œuvres de Bill Viola (installations monumentales, tableaux en mouvements) est proposée au Grand Palais jusqu'au 21 juillet. Cet artiste, l'un des vidéastes les plus créatifs de ces dernières décennies, parle de mystique, de contemplation, d'exercice spirituel. Il n'en parle pas avec un discours théologique cohérent articulé à une tradition religieuse bien identifiable, mais il en parle à la façon d'un artiste, avec des images, des constructions symboliques, des mises en scène et des métaphores.

Le parcours proposé engage le spectateur dans une attitude d'étonnement, de liberté et de paix qui déplace le rapport à l'oeuvre d'art : celle-ci requiert du visiteur un réel engagement de patience et d'abandon, d'écoute et d'interprétation. Même le régal des belles images offertes en partage au passant devenu « contempleur » apparaît comme une nécessité presque accessoire et secondaire dans cette exposition. L'impression d'être transporté ailleurs vient paradoxalement d'une perception renouvelée de ce que le présent contient de plus simple et de plus banal : des hommes et des femmes qui marchent dans une rue ou une forêt, les différentes étapes de la journée d'une femme seule dans une chambre indistincte, la traversée d'un bois dans une obscurité de pleine lune, la rencontre de deux femmes au milieu d'un espace désertique, une silhouette d'ombres qui regarde un brasier de grandes flammes, etc..

Le retour à l'élémentaire, le feu, l'air et l'eau, surtout l'eau, engagent le visiteur dans un exercice d'attention approfondie aux êtres et aux choses. Le vidéaste a été marqué par la critique de la télévision opérée  par Nam June Paik. Face au média des séries américaines et des images de grande consommation, la vidéo s'est inscrite comme un art de la déconstruction et du temps retrouvé. Au lieu de manipuler le spectateur par des effets de dramatisation et le rythme haletant des séquences, il s'est agi, au contraire, pour les artistes comme Viola de « sculpter le temps ». Le temps, comme l'eau qui y circule en abondance, est la matière première de cette œuvre.

Le parti-pris d'un ralentissement des images offre aussi un nouvel espace à la perception et un rapport inédit et vivant à la temporalité. Les images n'oppressent plus le regard, mais elles le dilatent, elles lui offrent un espace d'hospitalité et de repos. Même si les thèmes sont parfois difficiles - une vieille dame filmée sans voyeurisme à l'orée de sa propre mort, une irruption d'images inquiétantes dans Le sommeil de la raison - ils ne masquent pas la surbondance du temps donné, créé et institué pour l'homme comme la première des médiations à la recherche de Dieu.

Enfin, la réussite de Viola tient, de mon point de vue, à une alliance originale entre une spiritualité de l'indifférence et de l'apocalypse, une sagesse bouddhiste d'Extrême-Orient et une symbolique catholique de l'engagement.

Par exemple, la vue transversale d'une rue citadine montre pendant quelques minutes le spectacle de son animation quotidienne : des hommes et des femmes s'y croisent, s'y disputent ou s'y embrassent, ils montent et descendent les escaliers, font des achats ou volent leurs semblables, les uns sont dans l'anomie, les autres dans la norme, etc..., toute cette animation d'ombres et de lumières suit son cours jusqu'à ce qu'un déluge d'eau engloutisse peu à peu maisons, trottoirs et macadam.
Que demeure-t-il d'un être quand tout peut l'emporter en un seul instant ?


Une autre œuvre, un tableau en mouvement cette fois, s'inscrit de façon plus nette encore dans une symbolique chrétiennne ; elle est intitulée The quintet of the astonished et s'inspire d'un tableau de Jérôme Bosch, Le Christ aux outrages.


Cette oeuvre de 8 minutes montre cinq personnages serrés l'un contre l'autre, effrayés par un spectacle dont nous ne savons ni les tenants ni les aboutissants : au fur et à mesure que l'émotion s'intensifie, elle individualise plus avant chacun des personnages pour les laisser ensuite tout à fait immobiles, selon une attitude allant de la prostration à un air de méditation grave et paisible. Ce tableau apparaît comme une leçon de patience face à la souffrance ; si certains personnages tombent dans une grande crudité de désolation, d'autres arrivent à des degrés divers à bien sublimer la violence de ce qui leur est montré. Quel que soit leur état, il est clair que la consolation des uns profite à la désolation des autres et qu'entre tous les personnages se tisse une magnifique expérience de communion.

 

On pourrait toujours trouver quelques poux à ces œuvres – des traces d'un certain syncrétisme New-Age américain, une fusion aquatique au cosmos, etc.. - mais on aurait vraiment tort de bouder la confiance et l'humanité qui les animent en profondeur. La promesse d'éternité qu'elles font éprouver avec un étrange mélange de dépouillement et de baroque est tout à fait exceptionnelle dans l'art contemporain ; elles révèlent un sens aigu de l'Incarnation dans les formes d'expérience qu'elles proposent au regard et au corps, une expérience impliquant une réel sens de la durée, un engagement de la part du spectateur changé en visiteur.


L'art, dans sa simplicité retrouvée, est un grand « accordeur » capable d'exorciser les fausses notes qui empêchent l'homme de revenir à la voix de son origine et au premier matin du monde : la source d'une présence authentique à Dieu, aux autres et à soi-même revient par effraction dans un dispositif lucide et affectueux où les nouvelles technologies peuvent enfin aider l'homme à découvrir le sel et la lumière de l'existence, la paix d'une vraie délivrance.


Claude Tuduri, sj