Pour une parole spacieuse

Pour rendre plus immédiatement sensible ce que cette requête implique, autorisons-nous un bref détour par la littérature contemporaine. En l'occurrence, l'œuvre de Svetlana Aleksievitch, qui reçut le prix Nobel de littérature en 2015, non sans déconcerter une partie de la critique. Une œuvre obstinément occupée à déchiffrer l'histoire du monde de l'Est et ses tragédies, en ses quarante dernières années – depuis La guerre n'a pas un visage de femme jusqu'à La fin de l'homme rouge en passant par Les cercueils de zinc – et qui s'écrit de manière singulière en se désignant elle-même comme « roman de voix ». Ce genre littéraire inédit met, au principe de l'écriture, l'écoute et le recueil de la parole de l'autre. L'auteure s'y donne pour matériau les innombrables interviews où elle enregistre la vie des humbles qui manque ordinairement à se dire, car ceux-ci ne sont jamais sollicités. Pourtant, c'est dans ces vies qu'affleurent le plus certainement la douloureuse complexité de l'humanité mais aussi une résilience qui sait, du fond de la désolation, célébrer le simple bonheur d'être vivant. Dès lors se manifeste, en ces livres pétris d'humanité, le pouvoir créateur d'une écoute féminine respectueusement curieuse de la vérité des cœurs. Qui engendre, en des anonymes sans voix, des sujets de parole, quitte à faire éprouver combien cette parole peut être empêtrée d'illusion prospérant dans des mémoires blessées ou humiliées. Cette parole, qui écoute, est essentiellement hospitalière. Elle s'évide pour offrir à l'autre la possibilité de nommer sa solitude, ses nostalgies, un monde de peines enkystées ou d'espérances