Écartons d'abord l'idée, à notre sens malencontreuse, d'une spiritualité féminine comprise sur mode générique, c'est-à-dire laissant imaginer une posture compacte, commune à toutes, et qui, comme telle, pourrait être opposée à une version masculine du spirituel. Ce genre de catégorisation sied bien à la polémique, comme aussi à la misogynie, qui trouve son avantage à ramener l'expérience croyante des femmes à un certain pli de la sensibilité, à quelques stéréotypes, dont les plus louangeurs sont souvent d'ailleurs les plus piégés. En réalité, vivre et croire au féminin nous renvoie avant tout à un volume – espace vaste et aéré – de voix multiples, ayant chacune son grain propre, marquées d'une note personnelle qui se trouve plus souvent absente dans le champ du discours masculin. La raison en est peut-être que, exclues traditionnellement de la charge institutionnelle de produire et de valider les discours théologiques autorisés et normatifs, les femmes ont parlé et parlent plus librement en « Je ». Entendons qu'elles s'expriment sans esquiver ou neutraliser l'enracinement de leur parole dans la vie. Donc au plus près de ce qu'exister comporte d'irréductible singularité autant que d'imprévisibilité, celle de l'inattendu des vents contraires, et celle de la vie malgré tout qui trouve les ressources pour y faire face. Tout ce qui, en somme, met à mal les certitudes immobiles, fait craquer les outres des paroles et des jugements péremptoires, quadrille la vérité, obture l'avenir. En ce sens, on dirait volontiers que les femmes sont particulièrement accordées à l'extra-ordinaire, au sens où le définit Sylvie Germain : « Ce qui sort de l'ordinaire non pas en provenant d'ailleurs, mais au contraire en s'en ex-primant, en s'en ex-udant, en s'en ex-halant », ce que la même plume désigne comme l'« épanchement de l'insoupçonné enfoui dans l'ordinaire ». C'est dire qu'au rebours d'une piété de sage retrait, d'intériorité passive où on a plus d'une fois voulu les confiner, les femmes seraient plutôt à considérer dans leur affinité avec ce que l'expérience de la vie et de la foi comporte de surprise, de déstabilisation, d'éruptivité et, par là même, d'énergie en réserve pour relever les défis qui surgissent. Avec partialité, c'est-à-dire à partir d'un choix de références limité et subjectif, on mettra en exergue dans ce qui suit trois expressions typiques d'une manière féminine d'exister et de se tenir aujourd'hui dans la foi. Et on argumentera l'affirmation que cette manière pourrait profitablement inspirer l'institution et le corps ecclésial tout entiers.
Pour rendre plus immédiatement sensible ce que cette requête implique, autorisons-nous un bref détour par la littérature contemporaine. En l'occurrence, l'œuvre de Svetlana Aleksievitch, qui reçut le prix Nobel de littérature en 2015, non sans déconcerter une partie de la critique. Une œuvre obstinément occupée à déchiffrer l'histoire du monde de l'Est et ses tragédies, en ses quarante dernières années – depuis La guerre n'a pas un visage de femme jusqu'à La fin de l'homme rouge en passant par Les cercueils de zinc – et qui s'écrit de manière singulière en se désignant elle-même comme « roman de voix ». Ce genre littéraire inédit met, au principe de l'écriture, l'écoute et le recueil de la parole de l'autre. L'auteure s'y donne pour matériau les innombrables interviews où elle enregistre la vie des humbles qui manque ordinairement à se dire, car ceux-ci ne sont jamais sollicités. Pourtant, c'est dans ces vies qu'affleurent le plus certainement la douloureuse complexité de l'humanité mais aussi une résilience qui sait, du fond de la désolation, célébrer le simple bonheur d'être vivant. Dès lors se manifeste, en ces livres pétris d'humanité, le pouvoir créateur d'une écoute féminine respectueusement curieuse de la vérité des cœurs. Qui engendre, en des anonymes sans voix, des sujets de parole, quitte à faire éprouver combien cette parole peut être empêtrée d'illusion prospérant dans des mémoires blessées ou humiliées. Cette parole, qui écoute, est essentiellement hospitalière. Elle s'évide pour offrir à l'autre la possibilité de nommer sa solitude, ses nostalgies, un monde de peines enkystées ou d'espérances
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