L'image d'Etty Hillesum évoque bien le travail de désencombrement de la foi accompli par Maurice Bellet. Philosophe et théologien, il est aussi psychanalyste. Par sa capacité à entendre l'inconscient et le non-dit qui marquent nos images, souvent trop culturelles et peu évangéliques, de Dieu et de la religion, il vient aider à purifier et à refonder notre foi. Son livre le plus célèbre, Le Dieu pervers (Desclée de Brouwer, 1979), est en cela un ouvrage majeur. Mais chacun de ses articles entraîne le lecteur dans une marche tâtonnante et décapante qui fraie un chemin de liberté heureux et étonnant, mais au prix d'une grande exigence de vérité. Jaillit à nouveau de l'Évangile une Parole de vie qui rend sel et goût à vivre, au sein d'un monde et d'une culture qui se tissent quotidiennement sans référence à Dieu.

Entre spiritualité et sciences humaines

Ainsi Maurice Bellet ouvre-t-il une voie originale, dont Christus sera porteur, entre, d'un côté, les héritiers d'une stricte référence aux « exercices spirituels » et à la tradition ignatienne et, de l'autre, les partisans d'une ouverture sans réserves aux sciences humaines qui relisent autrement nos rapports humains. Cette voie est celle où le Christ nous précède en s'incarnant dans ce monde incertain et profondément évolutif. Notre désir d'une vie plus sensée, plus juste, cherche à discerner, grâce à l'Évangile, les pièges à éviter, les déserts à traverser, les bienfaits à accueillir, pour donner toute sa chair au Ressuscité. Les sciences humaines, quant à elles, aident à entrer dans une relation plus réaliste à nous-même et aux autres, par la mise au jour des forces psychologiques, culturelles et sociales qui travaillent nos actions et notre vie dans ses multiples facettes. De ce désir en travail renaît une foi plus critique et plus humble. Plus critique, elle reconnaît et partage ce qu'elle doit à autrui, à la culture, à la recherche historique et sociale d'une justice qu'elle contribue à incarner à la manière de Jésus. Plus humble, elle ne cesse de se découvrir « faiblesse de croire », comme l'écrit Michel de Certeau. Non pas au sens d'une impuissance infantile ou affectée, qui mènerait à l'extinction, mais au sens où la foi ne possède jamais celui à qui nous faisons place en nous, et qui fonde notre confiance en lui. Cette expérience nous dépouille, comme Jésus lui-même dans sa Passion, de toutes les assurances et de toutes les puissances que nous sommes toujours tentés d'installer solidement et de défendre dans le monde comme dans nos propres vies : avoir, savoir, pouvoir. « Le Christ est l'au-delà toujours nouveau de la religion ou de la Sagesse où l'homme ne cesse de s'installer », écrit Bellet en 1989. La faiblesse, nous dit Paul dans la première lettre aux Corinthiens, « c'est ce que Dieu a choisi pour confondre les forts » (1 Co 1,27). La foi ne fait pas de nous des « forts » dans le monde ou dans la société. Elle est l'ouverture et le mouvement intérieurs vers Dieu et les autres qu'accomplit en nous cette heureuse faiblesse. Elle nous fait entrer dans la ressemblance et la suite du Christ.

Une ascèse au service de l'amour

Discerner des chemins qui mènent à Dieu ne relève donc pas seulement d'une interrogation philosophique ou théologique pour Maurice Bellet. C'est inséparablement un travail sur soi, un travail d'orfèvre, une ascèse. Chaque avancée dans la foi nous dépouille un peu plus de ce qui particularise et encombre notre écoute d'un Dieu qui ne cesse de nous attirer et d'échapper à nos certitudes. Il nous appelle par là à renoncer à notre désir de le retenir et de le figer tel qu'il nous a donné de goûter sa présence un jour, et dans ces circonstances-là. Loin d'obéir à une exigence de perfection personnelle qui pourrait relever davantage de l'image que nous nous faisons de nous-même que de l'Évangile, l'ascèse est l'œuvre patiente et minutieuse que l'amour de l'autre opère en nous, si nous lui faisons place et voulons coopérer avec lui. L'ascèse est un fruit de l'amour et du désir qu'il engendre, c'est pourquoi elle s'en remet à la confiance et à l'aide d'un autre, un « ancien » expérimenté comme le pratiquaient les Pères du désert. La relation d'accompagnement spirituel témoigne de l'authenticité de notre désir d'accueillir Dieu en nous et de notre docilité à son Esprit pour répondre à son amour dans toute notre vie. L'écoute fraternelle d'une sœur ou d'un frère est l'unique moyen pour « se laisser aller », comme aimait à dire Maurice Bellet, c'est-à-dire de laisser parler notre peur de perdre notre « illusion chrétienne », cet ensemble de pratiques et de savoirs sur Dieu inculqués qui nous identifient comme chrétiens ou comme catholiques. Reconnaître la peur qui nous retient est la condition et le premier pas à faire pour entrer dans le mouvement d'une foi vivante. Une oreille fraternelle s'avère irremplaçable pour discerner les peurs qui nous ligotent, les renoncements à opérer, les vrais combats à mener, contre le mensonge et la mort, tout ce qui étouffe en nous le désir de vivre selon l'Évangile en suivant le Christ. Maurice Bellet en savait quelque chose, lui qui passa une grande partie de son temps à recevoir et à aider de nombreuses personnes à trouver le chemin où le Christ, qui frappait à leur porte, les précédait.

Un Évangile pour tous

Maurice Bellet fut et demeure par son œuvre un « passeur de vie » étonnant, par sa capacité à dégager le passage d'une foi trop étriquée et moralisante à une foi qui libère et respire. Le cœur de cette « pâque » est l'Évangile qui n'est vraiment l'Évangile que s'il l'est pour tous. Et il l'est dès qu'il parle dans les choix vitaux où les hommes engagent leur place, leur humilité, leur devenir. Il l'est quand la parole de Jésus continue ici et maintenant de choquer ceux qui ont à perdre et d'attirer les humbles. L'Évangile désigne le Ressuscité et n'a pas de lieu propre, en effet. Le moindre geste humain, le moindre commencement de liberté engendré par l'amour sont déjà sa présence. Toute la tradition mystique le dit : rencontrer Dieu, faire l'expérience de sa présence, c'est faire l'expérience de son absence, c'est rencontrer un Dieu caché, un Dieu qui s'efface et échappe. Mais il fait parler et met en mouvement, en recherche, en attente, en « consolation ». « Je ne sais où on l'a mis », dit Marie Madeleine avant d'être remobilisée par la voix qui la retourne. « Notre cœur n'était-il pas tout brûlant quand il nous parlait en chemin et nous expliquait les Écritures ? », s'interrogent les disciples d'Emmaüs qui le reconnaissent vivant à la fraction du pain et dans le partage de la Parole. Et les voici qui rebroussent chemin pour rejoindre les autres disciples et prendre le chemin du Ressuscité, celui où toute personne aux prises avec sa vie est en quête de bonté, de lumière, d'amour, d'une Parole qui la recrée. Comme au début du livre de la Genèse.

C'est là que commence la suite du Christ avec Maurice Bellet. Bonne lecture !