Écrivain, hispaniste, ancien rédacteur en chef adjoint de Christus, directeur éditorial des Éditions jésuites (Fidélité, Lessius et Lumen vitæ).
A publié La vie longue à venir (Atopia, 2016).
OÙ SONT LES JUSTES ?
CHRISTUS N°228
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Yves ROULLIÈRE
« Tous pourris ! » Ne l’a-t-on pas souvent entendue, et peut-être prononcée, cette fin de non-recevoir ? Lancée entre la poire et le fromage ou pour conclure des conversations de couloirs, elle nous rassure ; elle nous conforte dans un scepticisme de bon aloi, dans l’idée que nous aurions tort de lever le petit doigt pour prendre nos responsabilités au-delà de notre strict entourage. Certes, les raisons ne manquent pas aujourd’hui pour désespérer de nos responsables, pour stigmatiser leur incompétence ou leur désinvolture – et bien pire encore. Dans un tel océan de médiocrités, quel juste, se dit-on, oserait encore élever la voix ?
Or, on a tendance à l’oublier, les justes se sont presque toujours révélés dans un contexte socio-politique délétère, où l’air était tout aussi irrespirable que le nôtre, l’horizon tout aussi bouché. À quoi les reconnaît-on ? Tout d’abord, à leur allure précipitée pour aller droit au but ; puis à leur façon de ne pas trop s’en laisser conter, tel Job ; enfin, à leur regard vif et pénétrant qui, tel Jean-Baptiste, sait accueillir le premier venu comme un don du ciel, et non comme une menace à notre confort, à notre maison, &agrav...
UNE SAISON DANS LES LIMBES
CHRISTUS N°229
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Yves ROULLIÈRE

Bayard, 2010, 145 p., 15 euros.
Cet ouvrage de Robert Scholtus, bien connu de nos lecteurs, est dans la continuité des deux derniers livres qu’il a confiés à la collection « Christus ».
En effet, ceux qui ont lu Faut-il lâcher prise ? (2008) goûteront la manière dont l’auteur, comme il le fit pour l’abandon, « travaille » ici le thème des limbes, moyennant une patiente enquête culturelle, historique, littéraire. Enquête infinie sur une région incertaine – ni enfer, ni purgatoire, ni paradis –, où séjourneraient ceux qui se seraient éteints sans avoir été baptisés, en particulier, cas douloureux s’il en est, les enfants morts-nés. Par extension, les limbes (de limbus : « lisière », « frange ») ont dès le XVIIe siècle désigné un vague à l’âme plus ou moins conscient et permanent. Comme un certain nombre de nos contemporains, Robert Scholtus avoue sa fascination pour ce « quasi-non-lieu », en ce qu’il toucherait de près à notre condition d’homme moderne.
Car enfin, à quoi renvoient les limbes aujourd’hui ? Au vide, à « la sensation d’être au milieu de nulle part », sensation que nous préférerions le plus souvent ne pas...
SERMONS AUX OISEAUX ; ÉTINCELLES III ; DE L’OBSCUR À L’AURORE (1954-2009)
CHRISTUS N°227
-
Yves ROULLIÈRE

SERMONS AUX OISEAUX, Cinquante homélies pour le Temps qui demeure
Préf. S. Germain. Ad Solem, 2009, 300 p., 25 euros.
ÉTINCELLES III
Mêmes éditeur et date, 563 p., 29 euros.
DE L’OBSCUR À L’AURORE (1954-2009)
Zurfluh, 2009, 379 p., 30 euros.
Dans sa préface aux Sermons aux oiseaux, Sylvie Germain écrit que François Cassingena-Trévedy nous convie à « la joie de lire avec nos cinq sens, et de développer, à notre tour et à notre mesure, un sixième sens : celui du chant silencieux, du picorement de la lumière, d’une continuelle migration intérieure pour découvrir les trouées d’infini secrètement inscrites dans notre finitude ».
Des trouées d’infini, telles pourraient bien être définies les « étincelles » que l’auteur, moine de Ligugé, liturge, nous donne à lire depuis déjà cinq ans. En effet, dans ces notes spirituelles, la radicalité évangélique dans toute sa nudité ne s’oppose pas à l’exaltation des sens et des sons du monde que nous avons en partage. Son style en est témoin où l’excès s’exprime en termes sereins, comme si les tensions extrêmes de la Croix ne réémergeaient au quotidien que dans les plus...
ON NE CHOISIT PAS D’AIMER
CHRISTUS N°225
-
Yves ROULLIÈRE
Zurfluh, coll. « Les romans d’Auguste », 2008, 155 p., 10 euros.
Sous ce titre énigmatique se cache un ouvrage dédié à Guillaume de Machaut (1300-1377), chanoine de Reims, qui révolutionna les arts poétique et musical, jusqu’à en établir de nouvelles règles. Par là même, il fut le premier à proposer une synthèse esthétique entre l’amour mystique et l’amour courtois, et à jeter de multiples ponts entre eux.
Dans une langue magnifique, Claude-Henry du Bord, poète lui-même et librettise d’opéra, réussit le tour de force d’écrire un autoportrait de Machaut, pour mieux nous faire sentir de l’intérieur ce qu’amour voulait dire pour les hommes de la fin du Moyen Âge : « Cet amour hautement spirituel muselle en nous le barbare, le sauvage, l’incontrôlé ; sa forme s’exalte par le poème […] [qui] permet à l’âme de s’élever jusqu’à la sphère sublime de l’idée et rejoindre l’amour de Dieu. »
Machaut est ici surpris au soir de sa vie, à l’heure des bilans qu’il résume lui-même ainsi : « Non, je n’avais pas choisi d’être poète, je l’étais grâce à des dons de n...
ÉTINCELLES II & DIEU OU QUELQUE CHOSE COMME ÇA
CHRISTUS N°221
-
Yves ROULLIÈRE

Étincelles II, Ad Solem, 2007, 478 p., 28 euros.
Dieu ou quelque chose comme ça, Lettres vives, coll. « Entre 4 yeux », 2008, 63 p., 13 euros.
On ne présente plus le frère Cassingena-Trévedy, moine de Ligugé, sauf pour répéter qu’il est sans doute aujourd’hui celui qui allie l’amour des lettres et l’amour de Dieu avec la plus grande puissance et assurance. Avec ses premières « étincelles » (cf. Christus, n° 205, janvier 2005, p. 91), l’auteur avait trouvé sa voie avec une jubilation communicative.
Dans ses nouvelles étincelles, qui couvrent la période 2003-2005, on touche à une autre dimension, plus dépouillée, plus proche du flux temporel. Il sourd de ce journal spirituel comme une inquiétude, une impossibilité de trouver le repos avant que, de nuit, son auteur n’ait vu la lumière en face : « Nous n’avons pas tout donné, nous n’avons pas tout brûlé, tant qu’il demeure en nous quelque angoisse tacite et larvée pour nous-même, pour les autres, pour le monde. C’est l’inquiétude que Dieu veut en nous, non l’angoisse, et encore la veut-il transparente, puisque aussi bien tout est clair de son côté. » Dans ce dépouillement, le temps de Dieu a donc toute sa...
L’AUTORITÉ DANS LE COUPLE
CHRISTUS N°218
-
Yves ROULLIÈRE
Une fois tous les trois ans, lors de la fête de la Sainte Famille, les fidèles admirent la manière dont le prédicateur passe sous silence la deuxième lecture. À sa décharge, il faut bien avouer qu’insister sur Colossiens 3,12-21 ne serait pas à même de contribuer à la paix des ménages, en tout cas en contexte occidental et en cette période de Noël où les familles, cahin-caha, tentent de se réunir, voire de se reconstituer. On connaît les deux versets les plus problématiques : « Vous les femmes, soyez soumises à votre mari ; dans le Seigneur, c’est ce qui convient. Et vous les hommes, aimez votre femme, ne soyez pas désagréables avec elle » (v. 18-19).
On aura beau « les replacer dans le contexte de l’époque », ces injonctions feront immanquablement grincer des dents. D’une part, les femmes modernes ne pourront qu’être offusquées par cette soumission qui est exigée d’elles, comme si elles étaient incapables de s’assumer elles-mêmes, et les hommes ne pourront qu’être agacés par le lourd soupçon, assené comme une évidence, qu’ils manquent de sentiment et font souffrir leur femme (chose d’autant plus irritante qu’elle est en l’occurrence énoncée par un homme). Ce...
LE CHANT DE LA CRÉATION SELON FRANÇOIS D’ASSISE & SAINT FRANÇOIS PARLE AUX OISEAUX & LA GRANDE ICÔNE DE SAINTE CLAIRE
CHRISTUS N°215
-
Yves ROULLIÈRE

Le chant de la création selon François d’assise, Éditions franciscaines, coll. « Chemins d’Assise », 2006, 48 p., 9 euros.
Saint François parle aux oiseaux, Mêmes éditions et collection, 2005, 48 p., 9 euros.
La grande icône de sainte claire, Mêmes éditions et collection, 2006, 48 p., 9 euros.
Dans cette nouvelle collection « Chemins d’Assise », l’attention est bien entendu portée tout d’abord sur saint François, et l’essai du franciscain Bernard Forthomme, propose une lecture étonnante, et non moins pénétrante, du Cantique des créatures, en le mettant en parallèle avec le premier chapitre de la Genèse. Comment concilier en effet l’injonction de Dieu de gouverner la terre et l’invitation de François à avoir un lien fraternel avec elle comme avec toutes les autres créatures ? Et qu’est-ce que cela implique dans les modes de gouvernement au sein de l’ordre franciscain ? En quelques pages, le frère Forthomme, par grands bonds spirituels à donner le vertige, nous fait pénétrer dans les multiples champs relationnels entre les éléments et les hommes — tous indistinctement frères. Le secret de ces relations réside dans la fraternité du Christ dont François offre dès lors un...
SAVOIR ET SAVEUR DE LA PASSION AMOUREUSE
01 JANVIER 2007
-
Yves ROULLIÈRE
Le Cantique des cantiques est un livre de sagesse. Cela est non seulement attesté par sa situation dans le corpus sapientiel (aux côtés de Qohelet), mais par la lecture savante et savoureuse qu’en ont faite les Pères de l’Église et les mystiques médiévaux 1, et jusqu’aux poètes du XXe siècle. Il apparaît donc légitime d’y chercher sur quels éléments s’est fondé un nouveau savoir sur l’amour, puisque le Cantique nous met, sous le regard de Dieu, dans le mouvement même de la découverte de soi et de l’autre au stade passionnel — porte d’entrée de la vie conjugale et point de référence pour le couple au plus secret de ses jours. Nous verrons ensuite comment John Donne (1573-1631) fait le récit de cette prise de conscience décisive : « [Le corps] est pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps » (1 Co 6,13).
« Le roi m’a introduite en ses appartements »
Rappelons d’abord en quelques mots la structure du Cantique. Il s’ouvre par un dialogue qui se déploie longuement en de multiples expressions de désirs mutuels (de 1 à 4,15) ; puis la bien-aimée ouvre son « jardin » avec ardeur (4,16) ; le bien-aimé y entre, et la bienaimée s’offre à lui ; mais, soudain, l&r...
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AMOUR, SEXUALITÉ, TENDRESSE
CHRISTUS N°213
-
Yves ROULLIÈRE

Après la haine, la culpabilité, la violence, Nicole Jeammet, psychologue et collaboratrice de Christus, s’attaque à la place de la sexualité dans nos vies. Comme à son habitude, au lieu de cas cliniques, elle se fonde sur des oeuvres littéraires — ici contemporaines et plutôt féminines, car ce sont avant tout les femmes qui ont vu leur sexualité bouleversée par leur récente maîtrise de la contraception. Cette nouveauté a engendré un fait culturel majeur : « La relation sexuelle, hors lien matrimonial et hors procréation, est vécue comme une relation humaine porteuse de sens. » Nicole Jeammet nous entraîne alors dans une enquête d’autant plus intéressante qu’elle s’appuie sur des ouvrages qui ont fait, il y a peu, grand bruit, en les confrontant, in fine, au Cantique des Cantiques. L’auteur analyse d’abord La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet et Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, afin d’illustrer la « sexualité sans visage ». Dans les deux cas, il s’agit de la mise en scène d’une sexualité plurielle, où le corps de l’autre comme le sien propre sont réduits à de pures machines à jouir. Cette indifférenciation, selon Nicole Jeammet qui se base toujours sur les...
CLAUDE-HENRI ROCQUET
CHRISTUS N°212
-
Yves ROULLIÈRE
Malgré une oeuvre foisonnante, protéiforme, Claude-Henri Rocquet (né en 1933) reste un auteur encore trop méconnu. À l’heure actuelle, il est plutôt réputé pour ses superbes et magistraux ouvrages sur des peintres comme Brueghel, Bosch ou Van Gogh, ouvrages qui sont aussi des invitations à regarder de près des tableaux avec tous nos sens : l’histoire de l’art s’y abreuve constamment à la source spirituelle. Par ailleurs, certains se souviennent de la publication de ses entretiens au long cours avec de grandes figures intellectuelles et mystiques de notre temps : Leroi-Gourhan, Eliade, Lanza del Vasto. Grâce à une connaissance aiguë de l’oeuvre de ses interlocuteurs et un fort engagement personnel, Rocquet a su faire ressortir bien des aspects insoupçonnés de leur pensée. Et puis, il est apprécié par un public plus restreint — mais non moins fervent — pour son théâtre original, jamais très éloigné du conte ou du récit, car composé de puissants monologues. Parfois difficile à mettre en scène, ce théâtre se lit cependant avec aisance, surtout qu’il s’adosse, ici comme ailleurs, à une langue magnifique, somptueuse par moments, et pourtant familière avec sa solide simplicité.
Tout en revenant sur les c...
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TRAITÉ DE L’ORAISON, DU JEÛNE ET DE L’AUMÔNE
CHRISTUS N°211
-
Yves ROULLIÈRE
Introd. et trad. J. de Almeida Monteiro.
Cerf, coll. « Sagesses chrétiennes », 2004, 187 p., 25 euros.
Cette admirable défense et illustration de l’oraison est aussi la meilleure synthèse de tout ce que les Espagnols avaient expérimenté durant la première partie du XVIe siècle. Elle confirme avec vigueur que l’oraison est une question politique, qu’en travaillant et transformant l’homme intérieur elle peut avoir des conséquences dans la cité (dans la façon de faire l’aumône, par exemple), que sans l’oraison il n’est plus d’homme intérieur — et sans intériorité, l’homme est-il encore un homme ?
Seule, pour le dominicain Louis de Grenade (1504-1588), une réconciliation entre foi et prière, prédication et oraison était féconde pour l’Eglise et pour le monde. Annonçant l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales, ce traité se médite encore avec grand profit.
MISSA SOLEMNIS
CHRISTUS N°211
-
Yves ROULLIÈRE
Éditions du Gerfaut, 2005, 128 p., 15 euros Il faut être d’une audace un peu folle pour proposer au public d’aujourd’hui des poèmes d’une aussi haute exigence et inspiration. Cette folie, le P. Cassingena-Trévedy la puise dans la mer qu’il sillonne plusieurs fois par an auprès de marins pêcheurs du Croisic (Loire-Atlantique). Rien de païen dans cet amour, car la mer est notre « sainte Parente », créature qui « ressasse en [ses] nausées / Tous les avatars et toutes les misères », mais qui nous conduit « tellement plus loin que nous-mêmes » que nous nous promettons « au grand jamais de n’être plus médiocres ». Nous ne voyons guère qu’un Hopkins ou un Claudel qui se soient livrés à de telles empoignades avec les mots et les éléments, surmontant les plus vertigineux paradoxes : « Et si le Très-Haut, après tout, n’était pas vertical, / Mais comme toi, son reflet, son aquatique expression, / Plénitude, / Et s’il n’était pas plus séant de l’appeler Très- Profond ? » Investissant avec brio tous les genres poétiques (des chants de marins au sonnet ou au vers libre), François Cassingena- Trévedy nous donne à lire un singulier journal de bord, en nous faisant passer...
ENQUÊTE SUR LA VIE RELIGIEUSE - LES RÉSULTATS
CHRISTUS N°210
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Yves ROULLIÈRE
Paul Legavre
Christus a vu son lectorat changer en profondeur depuis une quinzaine d'années : les laïcs forment désormais la majorité des abonnés, même si religieuses et religieux représentent un bon tiers d'entre eux. Si l'on peut s'inquiéter d'une telle diminution des consacrés parmi nos lecteurs, on peut aussi se réjouir de ce qu'une revue comme Christus, fortement marquée par la tradition et la spiritualité jésuites, touche à ce point des lecteurs laïcs dont on verra par la suite qu'ils ne sont pas forcément tous « ignatiens » 1. Forte de cette confiance à son égard, la rédaction de Christus a jugé important d'interroger en particulier les laïcs et les prêtres diocésains sur ce qu'ils perçoivent de la vie des religieux et religieuses, ainsi que sur leurs attentes les concernant. Cette enquête — à tous égards originale — a été lancée au premier trimestre 2005.
Nous avons suggéré à ceux qui répondraient positivement à notre sollicitation de vivre ce temps comme un « exercice spirituel », avec ce que cela signifie de calme réflexion devant Dieu. Nous avons ainsi invité nos lecteurs à d'abord faire retour sur leurs rencontres avec des religieux et religieuses, avant de nous faire part de leurs co...
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Vie religieuse
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L'ABANDON À LA PROVIDENCE DIVINE
CHRISTUS N°210
-
Yves ROULLIÈRE
Ed. et introd. D. Salin. Desclée de Brouwer, coll. « Christus », 2005,202 p., 16,50 €.
L'histoire de L'abandon à la Providence divine, composé dans un milieu religieux fortement marqué par cette mystique laïque qu'était Madame Guyon, est extraordinaire Le P. Dominique Salin, jésuite, historien de la spiritualité et collaborateur assidu de Christus, en raconte avec brio, dans son introduction, les multiples péripéties. Comment cet ouvrage du début du XVIIe siècle, écrit juste après la rupture entre Bossuet et Fénelon qui scellera la fin du lien entre mystique et théologie, a-t-il pu connaître un succès jamais démenti depuis sa parution à la fin du XIXe siècle ? D'abord, le style de L'Abandon est résolument moderne et en parfaite adéquation avec son propos : on y voit précisément à l'oeuvre l'abandon au moment présent constamment renouvelé, presque chaque paragraphe résumant à lui seul tout le livre. Après une première affirmation, l'auteur a coutume de laisser sa phrase s'écouler en de longues périodes, comme s'il l'abandonnait à l'inspiration divine Par instants toutefois, l'insaisissable semble se laisser saisir, et la phrase alors s'écourte, se densifie.
Surtout, la perception de Dieu, telle que la propo...
LETTRES À UNE MONIALE
CHRISTUS N°210
-
Yves ROULLIÈRE
Postf. G. Baudry.
La part commune, 2005, 95 p., 13 €.
On referme ce petit livre avec le sentiment — rare entre tous — d'avoir pénétré dans un territoire jusqu'alors inexploré. Rien là d'extraordinaire cependant : à travers de courts poèmes, Pierre Tanguy, journaliste, écrit à sa tante moniale. Ou plutôt l'auteur procède à une relecture des lettres que depuis l'enfance il a reçues de cette tante, découvrant peu à peu ces « moniales si proches, si lointaines ». Pour autant, comme l'écrit le frère Gilles Baudry, de Landévennec, « l'épistolier, profondément reconnaissant, ne cède pas à la tentation du passéisme ou d'idéalisation d'un état de vie bien ancrée dans le concret du réel, bien que hors de portée ».
Comme souvent dans ce genre d'ouvrages, tout tient non d'abord au style mais au ton qui s'impose au poète. Ici, tout est étonnamment juste, pudique. Ces poèmes, finement cadencés, sont comme des murmures, à mi-chemin entre la voix intérieure et la psalmodie. Peut-être était-ce le seul mode capable d'exprimer, à travers cette autre irréductible qu'est une tante moniale, la lente conversion de Pierre Tanguy.
MÉTAMORPHOSES DE LA FINITUDE
CHRISTUS N°208
-
Yves ROULLIÈRE
Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2004, 248 p., 24 €.
Emmanuel Falque, philosophe enseignant à l'Institut catholique de Paris, se propose sans complexe, depuis quelques années, de redonner vie à la théologie mystique Spécialiste de la pensée médiévale, il porte toute son attention sur l'entrée de Dieu dans la théologie, pour reprendre le titre d'un de ses ouvrages sur saint Bonaventure (Vrin, 2000) Il ne s'agit pas là d'un paradoxe, mais d'une révélation c'est l'expérience de Dieu qui fonde la théologie, et non la Raison ou l'Idée. Après avoir analysé, dans Le passeur de Gethsémani (Cerf, 1999), l'angoisse, la souffrance et la mort à la lumière de l'agonie du Christ, l'auteur nous montre dans ce second volume qu'on ne peut parler de résurrection, de naissance ou de vie éternelle, si l'on n'a pas réfléchi la naissance humaine, tant il est vrai que notre naissance à Dieu gardera trace de noue naissance au monde. C'est donc en acceptant, insiste Emmanuel Falque, les conditions et conséquences de notre naissance humaine voulue et partagée par Dieu, notre chair et notre mort, noue finitude en somme, que nous pouvons appréhender « ce qui change tout » : notre résurrection Ainsi conçue, intégrée, la résurr...
LA DÉCOUVERTE DU MONDE INTÉRIEUR
CHRISTUS N°207
-
Yves ROULLIÈRE
On a encore peine à réaliser qu'à leurs débuts les temps modernes se soient avant tout exprimés en espagnol. En effet, alors que l'Espagne venait à peine de recouvrer son intégrité territoriale après sa victoire sur les Maures à Grenade en 1492, elle se retrouva en l'espace de vingt ans à la tête de « l'Empire où le soleil ne se couchait jamais » 1. Deux ans avant son couronnement (1519), Charles-Quint n'a pu que choisir Madrid comme centre névralgique de son royaume, d'autant que la mission évangélisatrice inattendue des terres américaines conférait à l'Espagne un caractère de « peuple élu » dont l'Empereur serait en quelque sorte le « messie ». Si l'on considère l'autonomie de l'individu comme la caractéristique majeure des temps modernes, on peut alors dire que l'Espagne en fut à double titre la première expérimentatrice :
• A travers la découverte de l'Amérique, de nouvelles civilisations et géographies inhabituelles face auxquelles chacun dut faire appel à ses seules ressources, étant à mille lieues de tout point d'ancrage traditionnel : dans le grand isolement où se trouvaient conquistadores, religieux et simples colons, c'est un fait remarquable, même si cela en conduisit beaucoup aux pires e...
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Sainte Thérèse de Lisieux
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DIEU, TU CONNAIS ?
CHRISTUS N°207
-
Yves ROULLIÈRE
Le Sénevé, 2005, 156 p., 13 €.
L'auteur, jésuite de quarante ans, a tenu une chronique très attendue dans Croire aujourd'hui- Jeunes chrétiens pendant quelques années sous forme de lettres à un jeune et sur un thème imposé. Il en reprend ici l'essentiel Parmi tous les ouvrages à l'adresse des jeunes, celui-ci se détache nettement par le ton de la conversation spirituelle que l'auteur instaure entre lui et les jeunes. Etienne Grieu prend leurs interrogations à bras-le-corps, il en creuse avec calme et humour chaque aspect et ouvre des voies sans moralisme ni didactisme mais avec un authentique engagement personnel qui emporte l'adhésion.
EDITO - L'ÉVEIL SPIRITUEL
CHRISTUS N°205
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Yves ROULLIÈRE
Paul Legavre
Quand la revue Christus est née il y a cinquante ans, il s'agïss"ait pour le fondateur, le P. Giuliani, d'aider ses contemporains dans leur vie spirituelle, leur apprendre à « trouver Dieu en toute chose ». Les rédactions successives ont été animées par la conviction que le retour aux sources de la spiritualité de saint Ignace était décisif pour répondre à ces questions : « Comment se livrer totalement à une expérience qui est l'expérience du dynamisme de l'Esprit ? Comment le dynamisme de l'Esprit se manifeste-t-il aujourd'hui ? » Depuis la ferveur des commencements, une famille de lecteurs et de lectrices s'est reconnue dans cette aventure. Elle s'est toujours renouvelée, preuve de l'importance pour chacun d'interroger foi et action « du point de vue de l'âme, en qui agit la grâce de Dieu ». Christus a largement contribué à libérer la grâce des Exercices spirituels dans notre Eglise et participé au renouveau de la Compagnie de Jésus dans les temps conciliaires et jusqu'à nos jours.
Sur ces cinquante années, le P. Flipo aura été seize ans à la tête de la revue. C'est dire la part décisive qu'il a prise à l'histoire de Christus, au service de la relation de l'être humain à Dieu à travers des champ...
ETINCELLES
CHRISTUS N°205
-
Yves ROULLIÈRE
AdSolem, 2004 151 p , 14 €
Ce livre semble nous venir de loin, de très loin, du temps des Pères latins qui, comme saint Augustin, ne reculaient devant aucun effet de style, aucun jeu de mots, aucune allitération pour dire leur expérience spirituelle ; bref, du temps ou mystique et rhétorique faisaient encore bon ménage. Cette tradition qui a perduré jusqu'à saint Bernard, un bénédictin de Ligugé — collaborateur de Christus — tente à sa manière de la revivifier.
C'est à la pointe d'un amour immodéré des lettres, joint à un extrême désir de Dieu (pour paraphraser dom Jean Leclercq) que se situent ces notes et aphorismes. Au risque d'embarrasser parfois. Car ces « étincelles » — c'est la loi du genre — peuvent aussi bien éblouir qu'aveugler. Mais, la plupart du temps, les propos de l'auteur sur la vie contemplative, au rythme des saisons, sont lumineux et ses commentaires scripturaires, malgré quelques touches de préciosité, des plus suggestifs.
Un lecteur averti appréciera l'audace qui consiste dans ce livre a utiliser toutes les ressources de la pratique littéraire pour que puisse s'en échapper l'esprit des Ecritures. Il pourra avantageusement prolonger cette lecture avec un autre petit ouvrage que l'auteur vient de publier chez le même...
LE COMBAT MYSTIQUE DE MIGUEL DE UNAMUNO
CHRISTUS N°204
-
Yves ROULLIÈRE
Si le caractère authentiquement chrétien, mystique, de l’œuvre de Miguel de Unamuno (1864-1936) ne prête plus guère à discussion, sa réputation sulfureuse n'en reste pas moins vivace. Et quand je dis « réputation sulfureuse », je pèse mes mots, car Unamuno est à ma connaissance le dernier auteur à avoir été mis à l'index durant l'agonie de Pie XII, en 1957, juste avant que l'index soit suspendu durant le concile Vatican II et définitivement supprimé par Paul VI en 1966. En effet, la majorité des évêques espagnols avaient bien des raisons d'intervenir ainsi, car, vingt ans après sa mort, son influence, notamment auprès des jeunes catholiques de gauche en Espagne, ne cessait de croître 1.
La position philosophique de base d'Unamuno est vitaliste, mais, contrairement à un Blondel, voire à un Teilhard de Chardin, puis aux différents personnalistes qui ont tenté une synthèse entre vitalisme et rationalisme aristotélicien, Unamuno intègre par exemple la position d'un Bergson comme du spiritualisme à l'état pur, et donc, si j'ose dire, comme un parfait « irrationalisme ». Il répète à qui veut bien l'entendre le credo quia absurdum de Tertullien, il revendique le pari pascalien, il se prépare toujours au saut kie...
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Volonté de Dieu (volonté)
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OEUVRES COMPLÈTES
CHRISTUS N°204
-
Yves ROULLIÈRE
LE XXIE SIÈCLE SERA MYSTIQUE OU NE SERA PAS
CHRISTUS N°204
-
Yves ROULLIÈRE
PUF, 2002, 209 p., 19,50 €.
Le dernier ouvrage de Mgr Vernette publié de son vivant aura été un regard vers l'avenir. Un regard confiant, sans pathos ni polémique, sur un sujet des plus délicats A partir du constat du « retour de la spiritualité » teinté de « mystique » et de « religiosité », l'auteur, qui avait été l'un des premiers à mettre en relief ce phénomène dès 1976, nous guide avec la sûreté de l'expert. Au contraire de ce que laisse penser le titre du livre, le P. Vernette ne se livre pas à d'ambitieuses anticipations. Il se contente de poser des jalons, au moyen de courts paragraphes allant avec bonheur à l'essentiel, pour comprendre les enjeux de la mystique de demain.
Rien ici de très nouveau pour les lecteurs de numéros de Christus comme « L'expérience mystique » (n° 162), « Le Nouvel Age » (n° 164HS) ou « L'expérience spirituelle » (n° 174 HS)... On relèvera cependant une analyse très fine du courant mystique païen, « discret mais efficace », véritable « challenge actuel pour le christianisme ». Relevons également tout l'espoir que mettait le P. Vernette en un véritable « dialogue intermystique », échanges d'expériences que le...
SAINT AUGUSTIN ET LES ACTES DE PAROLE
CHRISTUS N°203
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Yves ROULLIÈRE
PUF, coll « Epimethee », 2002, 269 p , 26 €
Qui, à la lecture de tel ou tel passage des Confessions de saint Augustin, n'a été un jour ou l'autre bouleverse ? Qui, au détour de tel ou tel de ses commentaires psalmiques ou johanniques, n'a été peu ou prou éclaire ?
Mystère de la parole augustinienne que Jean Louis Chrétien, avec la modestie des plus grands lecteurs, entend ici percer et nous faire partager. Sa méthode est limpide partant du constat que la parole d'Augustin est toujours en acte (compte tenu du caractère oral de la plupart de ses commentaires), Chrétien repère vingt-trois infinitifs clés de son œuvre et les commente un par un. Cette méthode permet de mettre en évidence combien, en effet, « saint Augustin écrivait pour mieux lire et parlait pour mieux écouter ». Nul mieux que l'évêque d'Hippone, selon Chrétien, n'avait conscience que, par la, il répondait a l'appel de Dieu lui même tel qu'il se donne a lire inépuisablement dans la Bible.
Si les essais sur « interroger », « écouter », « traduire » ou « lire » sont attendus dans un essai dit « philosophique », les essais sur « manger, boire », « éructer », « se taire » ou « confesser » so...
ECRITS SUR THÉRÈSE D'AVILA
CHRISTUS N°203
-
Yves ROULLIÈRE
Prés, et trad. B. Sesé. Arfuyen, 2004, 146 p., 16 €.
Fray Luis de León (1527-1591) est de loin le plus méconnu des grands auteurs spirituels du Siècle d'Or espagnol. Il est vrai que l’œuvre de ce « mystique humaniste » (comme l'appelait Unamuno) a été publiée depuis fort peu de temps en France, notamment grâce à l'un des meilleurs hispanistes actuels, spécialiste du Siècle d'or, Bernard Sesé.
Religieux augustin, professeur à Salamanque, éminent représentant de l'érasmisme espagnol, fray Luis avait tous les talents : grand poète, grand exégète et traducteur (d'origine juive, il était hébraïsant). Bénéficiant d'une notoriété considérable auprès des milieux mystiques, on lui confia la première édition des écrits de Thérèse d'Avila, morte depuis seulement quatre ans, bien qu'il ne l'eût pas connue personnellement. L'Inquisition n'avait pratiquement rien pu faire contre Thérèse dont la sainteté était notoire de son vivant ; après la mort de la Madre, elle essaya d'interdire ses écrits, dont plusieurs éditions édulcorées circulaient déjà, au prétexte que les illuminations qu'ils décrivent sont dangereuses pour les &aci...
LANZA DEL VASTO
CHRISTUS N°200
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Yves ROULLIÈRE
Desclée de Brouwer, 2003, 263 p., 24 €.
Lanza del Vasto (1901-1981) est de ceux qui ont constitué le paysage spirituel, politique et intellectuel des années 40 à 70 en France et ailleurs. Vingt ans après sa mort, cette figure, dont on croyait tout savoir, apparaît ici sous un jour étonnamment nouveau.
Lanza est d'abord, indiscutablement, un pèlerin. Comme beaucoup de fondateurs, il n'a jamais tenu en place, et c'est d'ailleurs son ouvrage Le pèlerinage aux sources, dans lequel il relate son voyage en Inde (1937- 38), qui, après-guerre, le rendit célèbre. Ses futures pérégrinations dans le monde entier consistèrent pour l'essentiel, jusqu'à sa mort, à faire connaître l'enseignement non violent de son modèle Gandhi. Les auteurs montrent combien son sens du pèlerinage le libéra peu à peu de fortes tendances narcissiques.
Son statut de patriarche, Lanza l'a assumé très tôt, car, dès 1944, il se sentit porté à fonder la communauté de l'Arche afin de mettre son enseignement en pratique dans un radical retour à la terre. Toutefois, il s'avère davantage héritier des Pères du désert que des Pères de l'Église. En effet, après une formation philosophique Lanza, très peu intéressé par la pens&e...
L'INTÉRIEUR DU MONDE
CHRISTUS N°198
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Yves ROULLIÈRE
Cheyne, 2002, 103 p., 15,5 €.
Jean-Pierre Lemaire nous offre ici son livre de poèmes le plus personnel, le plus secret, peut-être le plus beau. Alors que ses précédents recueils étaient dominés par de longues descriptions de paysages et des méditations bibliques, celui-ci nous plonge d'abord au cœur de la douleur éprouvée à la mort de son père. Le travail de deuil nous est livré sans fards. Les vers, tour à tour saccadés et lyriques, épousent admirablement les différents cycles de profonds désespoirs et de souffrances, exorcisés quelquefois par des souvenirs d'enfance. Face au désastre, face à la perte du père qui est aussi la perte de tout un monde, face au sentiment d'avoir perdu une partie de sa propre identité, le poète ne peut que se tourner vers le Père : « ... il me remodèle / à sa ressemblance qui n'est plus la tienne. » En même temps, un malheur n'arrivant jamais seul, un accident contraint l'auteur à boiter, à voir le monde de façon oblique, humiliante.
C'est alors qu'apparaît la figure de Noé, à travers de magnifiques compositions de lieu, qui aide précisément le poète à recomposer le monde, à lentement retrouver la terre ferme, l'esprit clair. Après nous avoir fait pa...
« JETEZ-VOUS EN DIEU » & LE VOCABULAIRE DE MAÎTRE ECKHART
CHRISTUS N°191
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Yves ROULLIÈRE
« Jetez-vous en Dieu », Initiation à Maître Eckhart Préf. T. Radcliffe. Cerf, coll. Epiphanie », 2000, 160 p., 90 F.
Le vocabulaire de Maître Eckhart, Ellipses-Marketing, coll. « Vocabulaire de... », 2001,64 p., 32 F.
L'ouvrage de Suzanne Eck répond à la louable intention de mettre la pensée de Maître Eckhart à la portée de tous. Un tel projet ne pouvait être mené à bien sans de solides qualités pédagogiques que possède indéniablement l'auteur, moniale dominicaine, spécialiste reconnue de Tauler (cf. Christus, n" 165, p. 90). Contre les new-agers interprétant la notion de déité comme un dépassement pur et simple du dogme trinitaire faisant fi de la médiation christique, elle rappelle les nombreuses prédications de type pastoral d'Eckhart — ce qui permet à l'auteur, dans un second temps, de démontrer que le maître rhénan, adversaire virulent, quasi obsessionnel, des pélagianismes de tous poils, posait ni plus ni moins les jalons de la « voie d'abandon ».
Mais le principal enjeu de ce livre, confirmé par la préface de l'actuel maître de l'ordre, Timothy Radcliffe, est de resituer dans la plus pure tradition dominicaine l'enseignement eckartien qui fut à la théologie mystique ce que fut l...
BLASONS DU CORPS LIMPIDE DE L'INSTANT
CHRISTUS N°191
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Yves ROULLIÈRE
Arfuyen, 1999, 142 p., 120 F.
Les éditions Arfuyen, dont l'auteur de ce livre de poèmes est aussi le fondateur et le directeur depuis vingt-cinq ans, est un des rares lieux où s'exprime le meilleur de la littérature spirituelle d'inspiration principalement chrétienne. Publiant aussi bien des textes de la plus ancienne tradition que des écrits contemporains, Gérard Pfister est très marqué par les rhéno-flamands dont la mystique du présent et la voie apophatique se ressentent dans ses proses poétiques.
L'ensemble, structuré en neuf parties, à l'écriture exigeante mais accessible, se présente comme autant d'étapes mystiques : le désir renvoie en quelque sorte aux prémices de la prière ; Yabîme à la crainte de Dieu ; le miroir à l'examen de conscience ; le ciel au recueillement ; Vautre au prochain à figure christique ; Y oubli au « coeur à coeur » ; l'offrande à l'abandon ; la présence à la contemplation ; la danse finale à l'illumination...
Aucun « progrès » spirituel à rechercher ici. Chacune de ces étapes prend source et sens en un Dieu caché à partir d'un seul point insaisissable : l'instant.
PETIT GUIDE DE LA PRIÈRE
CHRISTUS N°190
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Yves ROULLIÈRE
Desclée de Brouwer, coll. « Prier », 2000, 299 p., 120 F.
Les questions et réponses sur l'oraison pâmes dans la revue Prier et regroupées ici ne sont pas sans évoquer celles publiées dans les années 60-70 par Henri Caffarel et dont le premier recueil, Présence à Dieu, vient d'être réédité (cf. Parole et silence 2000, 250 p., 100F). Mais alors que le père Caffarel s'attachait à substituer la prière comme abandon tout mystique à Dieu, dans l'esprit de ses interlocuteurs, à la prière comme devoir vis-à-vis d'un Dieu abstrait, inatteignable, le père Rondet tâche d'aider nos contemporains à ordonner leur vie intérieure. A une époque où le recueillement paraît soutenir bien des tendances égocentriques, il rappelle combien l'oraison n'est tenable que dans une adhésion résolue au message de Jésus luimême. Méditer les Ecritures revient à cultiver son instinct spirituel pour trouver la vraie simplicité du Christ. C'est pourquoi, au fil des pages, il est fait si souvent appel à la pratique du « coeur à coeur », faisant éviter aux lecteurs d'inutiles crispations pieuses ou intellectuelles.
Le style du père Rondet est caractéristique du vrai spirituel : fluide mais tendu, capable de lyr...
ECRITS IV & LES SEPT DEGRÉS DE L'ÉCHELLE D'AMOUR SPIRITUEL
CHRISTUS N°189
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Yves ROULLIÈRE
Ecrits IV, Prés, et trad. A. Louf. Abbaye de Bellefontaine, coll. « Spiritualité occidentale », 1999, 391 p., 140 F.
Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituel, Prés, et trad. C.-H. Rocquet. Desdée de Brouwer, coll. « Les carnets », 2000, 106 p., 62 F.
Ouvrage-fleuve, Les douze béguines, qui couvre la majeure partie du quatrième volume des Ecrits, est considéré comme le testament de Ruusbroec (1293-1381). On retrouve ici, déployée à l'extrême, sa manière proprement étourdissante de classer, déclasser, pour mieux reclasser étapes, modes et degrés, montrant par là combien il est complexe d'emprunter, pour qui se consacre à Dieu au quotidien, la voie de la vraie simplicité. A peine a-t-il énuméré les douze comportements typiques de l'épouse devant l'Epoux, qu'il s'empresse de les intégrer aux quatre modes de la vie contemplative.
Le premier mode, à l'abord des noces mystiques, relève de la seule expérience : tout sentiment, toute sensation doivent être considérés, avec humilité et reconnaissance, comme venant de Dieu. En la simple présence de la lumière, l'épouse, au deuxième mode, peut alors percevoir Dieu dans la nudité de sa substance. Changement radical au troisiè...
LE RISQUE DE L'ORAISON
CHRISTUS N°188
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Yves ROULLIÈRE
Est-il acte plus personnel que la prière ? Celui qui fait oraison ne cherche-t-il pas d'abord à s'isoler radicalement du reste du monde ? « Rentrer en soi », « réaliser son unité intérieure », « croire au regard d'amour agissant de Dieu sur soi » : autant d'expressions classiques concernant la prière et propres à montrer son caractère personnel ou, mieux, interpersonnel. Est personne, en effet et avant toute autte considération, quiconque se reconnaît enfant de Dieu. Expérience aussi libre qu'exigeante l'oraison chrétienne se heurte pourtant à une méconnaissance massive. Ainsi, puisque rien ni personne ne semble combler les besoins spirituels de nos contemporains agnostiques, n'est-il plus rare d'entendre vanter ici ou là les mérites de la « méditation individuelle » ou « transcendantale », laquelle, indifférente à la communion ecclésiale, se présente comme un acte de salubrité mentale et physique tourné exclusivement vers soi.
On aurait tort de ne pas prendre au sérieux ce phénomène, ne serait-ce que parce qu'il révèle nombre d'aspirations de ceux de nos contemporains (30%, dit-on) qui, professionnellement comblés, voudraient au surplus bénéficier d'un dispositif de sens et de sensations leur garant...
Mots clés :
Action
Ascèse
Corps
Dialogue interreligieux
Dieu
Evénement
Expérience spirituelle
Jésus-Christ
Méditation
Mystique
Prière
Réalité
Silence
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LES ANGES ET LEUR IMAGE AU MOYEN AGE
CHRISTUS N°187
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Yves ROULLIÈRE
coll. « Visages du Moyen Age », 1999, 295 p., 290 F.
L'ange est ce que l'homme n'est pas. Tel est le fil d'Ariane de l'admirable essai d'Yves Cattin (auquel Philippe Faure, angélologue réputé, vient prêter main-forte par son commentaire d'une imposante iconographie). Tandis que l'homme moderne se définit d'abord en fonction de l'animal ou de la machine, l'homme médiéval le faisait spontanément en fonction de Dieu et de ses anges. C'est dire, en creux, le sens prioritairement ténébreux que le moderne donne à l'existence et, à l'inverse, le sens d'emblée lumineux à quoi le médiéval conférait ses faits et gestes, même si Satan (qui a donné lieu assez tardivement aux délires imaginatifs que l'on sait) n'est jamais bien loin, comme le péché. Ainsi, parler des anges, c'est toujours parler des hommes, et singulièrement de la manière dont ils se rêvent. Les fréquenter, au Moyen Age, faisait partie intégrante, surtout dans les milieux monastiques, de la contemplation : tout un art du silence, du secret, bref de la rencontre vraie avec Dieu, se jouait là.
Sur ces bases, l'auteur, dans un langage résolument moderne, dense et limpide, expose les différentes façons dont les garants de la plus haute rationalité (d'Anselme de Cantorbéry à...
LA PRIÈRE, EXPÉRIENCE DE L'ÉTERNITÉ
CHRISTUS N°186
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Yves ROULLIÈRE
Préf. M. Egger. Trad. A. Syméon. Cerf/Le Sel de la terre, 1998, 187 p., 95 F. Jeune officier dans l'armée russe, Sophrony (1896-1993) faisait du camouflage sa spécialité, rendant le visible invisible ; devenu moine dans le monde, il s'ingénia chez autrui à rendre visible l'invisible. Dans l'intervalle, il avait connu une vie de peintre à Paris, vaguement syncrétiste, jusqu'au jour où Dieu se manifesta à lui. Quelques années plus tard, il abandonne l'art et les études théologiques pour rejoindre le mont Athos. Là, il fait la connaissance de Silouane dont il tire les enseignements dans un ouvrage célèbre entre tous. Après la seconde guerre mondiale il doit quitter Athos pour la France, mais il a du mal à s'y réadapter. Au bout de dix ans, il s'installe en Angleterre où sa vie d'ermite attire les foules. Le monastère qu'il fonde devient alors une passerelle d'exception entre spiritualités orientale et occidentale. Inspiré, ce livre l'est à plus d'un titre. En décrivant les différents degrés de la prière, Sophrony démontre que quiconque s'y est engagé ne peut plus reculer, au risque d'y perdre son âme. Parler d'expérience de l'éternité n'est pas ici un vain mot. Sophrony, en effet, prie sans cesse, et cet état, surtout au mont Ath...
PÉGUY CONTRE PÉTAIN
CHRISTUS N°186
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Yves ROULLIÈRE
Salvator, or>H. « Juste un débat », 2000, 198 p., 98 F.
L'enjeu dont l'oeuvre et la figure de Péguy furent l'objet durant Lectures spirituelles pour notre temps l'Occupation est présenté ici avec une exemplaire sobriété. Plaçant la mystique comme préalable absolu à toute politique (à l'opposé d'un Maurras), l'auteur de Notre jeunesse rassembla autour de son nom, par-delà la mort, de nombreux chrétiens qui, comme lui et chacun à leur manière, se reconnaissaient tout uniment comme « catholiques, socialistes et français ». Dans le même temps, les maréchalistes catholiques s'évertuaient à le récupérer du côté d'une France bigote, paysanne et vaincue — ce que certains semblent encore aujourd'hui lui reprocher...
Cette calomnie avait été immédiatement dénoncée par la plupart des hommes à l'origine d'Esprit, de Témoignage chrétien, du Monde ou des grandes intuitions de Vatican II, eux qui avaient toujours, vu en Péguy, comme disait le jeune Père Daniélou, « le maître spirituel invisible, mais incontestable, de la France nouvelle ».
ANTHOLOGIE POÉTIQUE
CHRISTUS N°185
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Yves ROULLIÈRE
Introd. et trad. A. Uinarès. Cerf, coll. « Sagesses chrétiennes », 1998, 204 p., 145 F.
De quelque côté qu'on le regarde, Raymond Lulle (1232-1316) a tous les traits du génie, son oeuvre profiise, généreuse, couvrant aussi bien la philosophie, la théologie que la mystique. De plus, il survient à un moment propice pour exercer ses immenses talents. L'ère des croisades étant révolue, des moyens exclusivement spirituels, en effet, sont désormais requis afin de convertir les musulmans. Lulle n'hésite pas alors à quitter femme et enfants pour fonder à Majorque, avec la bénédiction papale, un collège dédié à l'étude du Coran, dont il s'agit autant de vanter les beautés que de prouver le caractère exclusivement profane. Cette lourde responsabilité, toutefois, ne l'empêche pas de voyager sans cesse dans tout le bassin méditerranéen pour y prêcher et enseigner — jusqu'à en mourir lapidé.
Constituées de dialogues, comme la plupart des écrits de Lulle, ses poésies recueillent une multitude de colloques intérieurs. Du troubadour qu'il fut, il a conservé le mordant du redresseur de torts, seul contre tous. Farouche apologète, il veut emporter coûte que coûte la conviction. D'où ses nom...
DE LA PRIÈRE
CHRISTUS N°184
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Yves ROULLIÈRE
Pref et ed J -Y Celo Jérôme Millon, coll « Atopia », 1999, 116p,55F
Difficile de lire ce petit traite autrement que comme un docu ment d'époque Magisuat, homme politique proche d'Henri IV, ministre de Louis XIII, et enfin évêque de Lisieux, Guillaume du Vair (1556 1621) se fit aussi connaître pour ses nombreux ouvrages de pieté L'éditeur et prefacier dépense beaucoup d'énergie pour nous inttoduire a cette prose dont la profusion a tout de même tendance à masquer l'expression des motions spirituelles Reste le discours révélateur de cet « huma nisme dévot », bien oublie de nos jours, qui cherchait, au sortir de la Renaissance, a trouver la plénitude, le bien être, en offrant a Dieu, Raison suprême, les fruits de l'humaine raison Cela pose, l'accent est surtout mis sur la prière de demande considérée comme un supplément d'âme nécessaire pour se ménager Dieu, sans mot dire (Reforme oblige) de l'intercession de la Vierge et des saints, ni de la confession des pèches
RUYSBROECK L'ADMIRABLE
CHRISTUS N°182
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Yves ROULLIÈRE
Desclée de Brouwer, coll. « Temps et visages », 1998, 188 p., 98 F.
Claude-Henri Rocquet est un conteur. Quel que soit le genre littéraire visité, le théâtre (cf. Christus, n° 169, janvier 1996, pp. 85-86), la poésie (Nativité, Eolienne, 1997, 60 p., 70 F), le rédt (L'Enfance de Salomon, dit par Jean David, Studio SM, 1998, 70', 143 F), et même l'essai, il tente de nous faire pénétrer, par le seul pouvoir d'une langue comme coulant de source, dans l'intimité des personnages de la Bible. Plus récemment, comme pour atteindre une plus grande universalité, il tend à relier les scènes bibliques à sa terre d'élection, la Flandre, à laquelle le rattachent ses propres souvenirs d'enfance et la fréquentation assidue de Bruegel et Bosch. C'est d'ailleurs par Bosch, qui fut proche des courants de la devotio moderna, que Rocquet a vraiment rencontré Ruysbroeck, qu'il présente ici en poète. A vrai dire, le maître de Groenendael est l'objet, depuis plus d'un siède, d'un net regain d'intérêt de la part d'un certain nombre d'écrivains, belges surtout, envoûtés par sa langue de feu. Dans cette lignée, Rocquet s'applique à reconstituer le visage, ou plutôt la présence de Ruysbroeck, dont on sait fort peu. Il en ressort l'image d'un homme de re...
LE RETOUR DES ANGES
CHRISTUS N°174
-
Yves ROULLIÈRE
FRESNES-RUNGIS-ORLY
CHRISTUS N°166
-
Yves ROULLIÈRE
"CECI EST MON CORPS"
21 MAI 2011
-
Yves ROULLIÈRE
« Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ?» Cette célèbre question, ce sont les «juifs» qui se la posent à eux-mêmes après avoir entendu, de la bouche de Jésus, le non moins célèbre et bouleversant discours du pain de vie (Jean 6,52).
Cette question est aussi parfois la nôtre, et si elle ne l’est pas, c’est que nous nous sommes peut-être trop accoutumés à vivre le sacrement de l’eucharistie ; comme si l’affirmation : «Ceci est mon corps», était devenue pour nous anodine. Or, comme l’explique patiemment et passionnément Emmanuel Falque dans son livre Les noces de l’agneau (Cerf, 2011), en disant cela, Jésus et l’Église à sa suite au sein de l’eucharistie assument notre corps tout entier, dans ce qu’il a d’animal et de sexuel, dans ce que l’organique et l’érotique ont de chaotique et de constructif à la fois. Car dans le « Ceci est mon corps », il y va du don total que s’échangent les époux dans leur union comme de l’engagement de tout homme et de toute femme pour le Royaume.
« Qui fait l’ange fait la bête », disait Blaise Pascal. Emmanuel Falque nous rappelle que si nous parvenons à intérioriser pleinement le « Ceci est mo...
Mots clés :
Affectivité
Amour
Catholicisme
Corps
Eucharistie
Incarnation
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SUR L'ESTIME DE SOI
16 OCTOBRE 2011
-
Yves ROULLIÈRE

Comment peut-on comprendre que les sociétés qui valorisent l’autonomie des sujets, leurs capacités d’action, soient en même temps celles dans lesquelles un nombre croissant de personnes et de groupes tendent à se dévaloriser sous le mode de la dépression ou de l’impuissance?
La Bible recèle un personnage attachant qui peut nous rejoindre dans la quête d’une juste estimede soi, pour peu qu’on y prête attention : Gédéon – dont Remi de Maindreville nous raconte l’histoire dans ce numéro de Christus. Dernier de la famille sans statut ni prétention, il est l’homme que Dieu choisit pour rassembler et libérer son peuple exténué par les razzia incessantes de Madiân, dans les montagnes méridionales de la Terre promise. Cette pédagogie de la confiance se perpétue dans l’expérience même des apôtres. Ces hommes ont été ressaisis par l’Esprit Saint : bien au-delà de leurs défaillances personnelles, ils ont appris à croire que la victoiredu Christ ressuscité s’inscrivait en eux, qu’ils y participaient et avaient mission de l’annoncer.
En ce sens, la grâce de« s’aimer humblement soi-même » serait bien une grâce de la juste estime de soi. Une grâce qui se reç...
Mots clés :
Combat spirituel
Discernement
Humilité
Sagesse
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SORTIR DU FATALISME
CHRISTUS N°234
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Yves ROULLIÈRE
Qu’on le veuille ou non, les événements tragiques (guerres, attentats, morts brutales, etc.) nous servent de points de repère tout au long de notre vie. À l’égal et parfois davantage que les événements heureux (réconciliations, armistices, naissances, mariages, etc.). Car le tragique a un tel pouvoir d’imprégnation dans nos esprits qu’il resurgit à la moindre épreuve endurée. Quand l’événement est collectif, il nous met dans un état de sidération que nourrissent aussitôt sur nos écrans les images qui l’ont enregistré, puis les documentaires ou les oeuvres de fiction qui s’en inspirent. Quand l’événement est individuel, qu’il touche un être proche ou lointain, et a fortiori si nous en sommes les acteurs, nous nous trouvons au fil du temps d’étranges liens de parenté avec certains personnages des tragédies grecques, comme s’il avait fallu participer de leur fraternité dans le malheur pour devenir l’homme ou la femme que nous sommes à présent. Reste que la complaisance dans le sentiment tragique de la vie ne mène qu’à l’éternel ressassement de ces jours où l’effroi nous a saisis et abandonnés sur les rives du non-sens. La passion du Christ, tragédie des tr...
FACE AUX ÉLÉMENTS
CHRISTUS N°234HS
-
Yves ROULLIÈRE
Bernard Forthomme
Paul Legavre

Bernard Forthomme o.f.m. Centre Sèvres, Paris.
A récemment publié au Cerf : Théologie des émotions, structurée par l’expérience théâtrale (2008), et chez Lessius : Les aventures de la volonté perverse (2010) et Homme, où es-tu ? Abrégé d’anthropologie critique (2012).
Parution initiale de cet article (ici revu et augmenté) : juillet 2007.
Saint François d’Assise (José de Ribera) © Giraudon / The Bridgeman Art Library
Christus : Quelle est la visée du combat spirituel ? Quelles sont ses contrefaçons ?
Bernard Forthomme : Souvent, la notion de combat est liée à un aspect belliqueux, violent, alors qu’il peut être aussi un jeu qui, loin de favoriser la violence ou d’être un affrontement destructeur, est plutôt la manifestation de la paix. Il en va ainsi des Jeux Olympiques. Il peut y avoir dans le combat spirituel la dimension ludique de l’affrontement, et donc la joie – une joie austère, rugueuse, un bonheur difficile. À cause de la fonction militaire du combat, on identifie volontiers le combat spirituel à une certaine forme de volontarisme, à l’acquisition de vertus, à une forme de pélagianisme, alors que la dimension du jeu a ceci d’intéressant qu’on n’est jamais le vainqueur d&e...
L’ILLUSION SUR SOI
CHRISTUS N°236
-
Yves ROULLIÈRE
« Joie que l’on éprouve dans la possession, la contemplation ou l’espoir de quelque chose.» Tel est un des sens les plus courants de l’illusion (ilusión) en espagnol, à côté d’autres définitions, comme en français, plutôt négatives. Mais cette puissante acception positive montre que l’esprit espagnol aime regarder en face la ou les illusions qui s’imposent à lui, au lieu de les congédier d’emblée. Il vit avec, et il n’est pas rare qu’il en vive. Il exprime donc par ce biais la joie de l’instant et ses perspectives réjouissantes qui l’accompagnent pour se livrer durablement aux illusions d’un monde où les frontières entre rêve et réalité sont soigneusement évitées – et a fortiori si ces illusions se portent sur soi-même. Poussé, cultivé à l’extrême, cet état prend pour nom folie, de cette folie valorisée au Siècle d’Or au point d’y devenir un thème majeur, au sens où l’entend saint Paul : « Que nul ne se dupe lui-même ! Si quelqu’un parmi vous croit être sage à la façon de ce monde, qu’il se fasse fou pour devenir sage ; car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu » (1 Co 3,18-19). Forte de c...
L'ART ET LE REGARD
CHRISTUS N°236
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de MAINDREVILLE Remi
Yves ROULLIÈRE
Sculpteur, longtemps enseignant de l’histoire de l’art au Centre Sèvres, le P. Jean-Marie Tézé nous a quittés au début de l’été.
Chacun de ses articles publiés dans Christus, de 1962 à 2005, a été salué comme un événement, tant son regard était puissant et indifférent aux modes. Nous avons voulu lui rendre hommage en reproduisant un entretien publié dans notre revue (n° 181, janvier 1999), où se déploient à la fois sa vision personnelle de l’art et ses dons pédagogiques, qui ont marqué plusieurs générations au Centre Sèvres.
Christus : L’image, dit-on, reflète l’imaginaire d’une société. En quoi l’art peut-il aider à le comprendre ?
Jean-Marie Tézé : Les artistes ou les poètes ne sont pas des voyants ou des prophètes qui auraient reçu le don mystérieux de prédire l’avenir, ainsi que l’a prétendu toute une littérature romantique. « L’artiste n’augure pas l’avenir – dit fort bien, à la manière d’une devise, Alain Roger –, il l’inaugure. » Il l’inaugure, c’est-à-dire qu’il commence à mettre en oeuvre le regar...
CET ÊTRE ÉTRANGE QU’EST LE TOUT-PETIT
CHRISTUS N°237
-
Yves ROULLIÈRE
Sans doute n’avons-nous pas besoin de Noël pour nous émerveiller devant chaque nouveau-né rencontré tout au long de l’année. Mais que Dieu lui-même se soit fait si petit, qu’il soit passé de main en main, qu’il ait été ballotté au gré des événements, qu’il ait eu soif de lait, qu’il ait dormi des heures et des heures d’un sommeil souverain, voilà qui ne doit cesser de nous interroger. Car la plupart du temps, nous l’esquivons : cet être étrange qu’est le tout petit nous fascine autant qu’il nous dérange, et nous sommes alors prompts à ne le considérer – tel saint Paul – qu’en devenir, jusqu’à ce qu’il s’adapte à nous et acquière notre langage, à l’âge dit « de raison ». Pourtant, si Adam est né « adulte », Jésus, « nouvel Adam », est bien né, comme tout un chacun, nourrisson. Et le Christ en est tellement conscient qu’il confère aux tout-petits une connaissance des mystères divins supérieure à celle des savants spécialistes de l’Écriture. Ainsi lorsqu’il loue les petits enfants qui, dans le Temple, répercutent par leurs cris les acclamations entendues au moment de son entrée à...
S’ORDONNER DANS LA NOURRITURE
CHRISTUS N°238
-
de MAINDREVILLE Remi
Emmanuelle MAUPOMÉ
Yves ROULLIÈRE
Règles pour s’ordonner dorénavant dans la nourriture
Ces Règles sont les seules proposées dans la troisième semaine des Exercices spirituels (nos 210-217). Nous reproduisons ici la traduction dite « Gueydan » (Desclée de Brouwer, 1985, pp. 129-131).
La première règle. Pour le pain, il convient moins de s’en abstenir car ce n’est pas un aliment sur lequel, habituellement, l’appétit est tellement désordonné ou sur lequel la tentation se fasse pressante, comme pour les autres aliments.
La deuxième règle. Pour ce qui est de la boisson, l’abstinence paraît plus opportune que pour ce qui est de manger du pain. C’est pourquoi il faut bien regarder ce qui est profitable, pour l’adopter, et ce qui est nuisible, pour le rejeter.
La troisième règle. Pour les aliments, il faut pratiquer la plus grande et la plus complète abstinence car, en ce domaine, l’appétit est plus prompt à se désordonner et la tentation plus prompte à chercher une occasion. Ainsi, pour éviter tout désordre, on peut pratiquer l’abstinence sur les aliments de deux manières : l’une en s’habituant à manger des mets ordinaires, l’autre en n’en mangeant, s’ils sont raffinés, qu’en petite quantité.
La quatrième r&e...
SEUL DIEU EST DIGNE DE FOI
CHRISTUS N°240
-
Yves ROULLIÈRE
Il n’est jamais facile de faire confiance à Dieu. Non pas que nous doutions de lui, mais nous avons tendance à lui préférer telle ou telle personne – la nôtre en particulier –, voire tel ou tel objet. Et, reconnaissons-le, il faut souvent que notre vie ne tienne plus qu’à un fil – à l’heure de notre mort parfois – pour que nous consentions à l’admettre : seul Dieu est digne de foi. Avoir confiance en Dieu en pleine vie, en pleine possession de nos moyens, loin d’exclure le dialogue, le questionnement, nous offre une force, une assurance sans pareille. Le temps nous est alors vraiment donné, comme une occasion à ne manquer sous aucun prétexte. Que l’on garde bien cela à l’esprit dans l’ordinaire des jours, et nous pourrons, le moment venu, déplacer des montagnes. Et pourtant, on le sait, un rien peut faire vaciller la confiance : un regard mal compris, un nuage gris, et jusqu’au sentiment fugace d’être abandonné par Dieu, de ne plus sentir sa présence. Il arrive même que cette confiance s’évapore tout à fait et, si cela dure, nous ne voyons plus qu’elle, nous la cherchons partout, par tous les moyens, dans la peur ou la panique, comme des enfants égarés en terre inconnue. À qui se fier, par conséquent ? À...
« AGNEAU », UN AUTRE NOM DU CHRIST
CHRISTUS N°241
-
Yves ROULLIÈRE
Fray Luis de León
Fray Luis de León, de l’ordre des augustins, est un des plus grands écrivains et poètes du Siècle d’Or espagnol. Occulté par Thérèse d’Avila (dont il fut proche) et par Jean de la Croix (dont il fut le professeur), il a consacré toute sa vie à l’enseignement de la théologie et surtout de l’Écriture Sainte à Salamanque. Il est d’ailleurs connu pour sa traduction du Cantique des Cantiques (qui lui vaudra d’être emprisonné quatre ans) et celle du Livre de Job, dont il a renouvelé la lecture grâce à son recours systématique au texte hébreu (il était d’origine juive).
Des noms du Christ est l’œuvre ultime – et maîtresse – de Luis de León, maintes fois rééditée et dont on peut lire une traduction française par Robert Ricard (Études augustiniennes, 1978). Sous forme de dialogue d’un maître à un élève à la manière d’Érasme, il y réunit tous ses talents de traducteur, d’interprète et de poète qui semble chercher avec nous ses mots, ses phrases, ses images pour nous faire entrer en relation avec le Christ – centre de gravité de l’univers, selon lui, raison d’être du monde et for...
VING ANS À CHRISTUS
CHRISTUS N°243
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Yves ROULLIÈRE
Yves Roullière, arrivé en septembre 1993 à la rédaction de
Christus, la quitte à la fin du mois de juillet. Il devient directeur éditorial de Lessius, tout en collaborant avec les deux autres maisons d’édition jésuites franco-belges : Fidélité et Lumen vitae. Les diverses équipes de la revue lui sont extrêmement reconnaissantes pour ces vingt années de collaboration précieuse et d’une rare compétence. C’est l’occasion pour lui de recueillir ici, à ma demande, quelques fruits de cette riche expérience.
Remi de Maindreville s.j.
« La revue Projet se lit dans son bureau ; la revue Études, dans son salon, aux côtés du Monde et, suivant les cas, de La Croix. Quant à la revue Christus, elle se lit dans sa chambre. »1
Oui, et c’est aussi porte fermée, comme dans une chambre, que s’exerce le métier de rédacteur en chef adjoint de Christus2. Peut-on en effet rédiger quoi que ce soit de senti sans un minimum de silence, de recueillement, de retrait ? Ici, il s’agit moins de remplir des colonnes par des articles personnels que d’inscrire une multitude de notes en marge, dans cet espace blanc, vacant, où se joue son rôle de médiateur entre le texte brut de l’auteur et le texte auqu...
GENÈSE DE TON ABSENCE
CHRISTUS N°248
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Yves ROULLIÈRE

Comment vivre, une fois disparu l’être aimé ? Comment habiter les lieux où le couple a coulé tant de jours heureux, qu’évoquent chaque objet, chaque livre, chaque animal (d’espèce plutôt féline ici) ? L’auteure, qui reste sur la rive, ne choisit pas précisément de plonger dans la mélancolie (les lecteurs de Christus savent en outre que l’auteure a du mal à l’engendrer) mais plutôt de se concentrer sur la manière dont l’époux s’est absenté, depuis les premières attaques cardiaques jusqu’à ses funérailles. Autant d’événements qu’Annie Wellens lit à la lumière de la Bible (les sept jours de la Genèse et l’Exode) et en suivant la méthode de remémoration chère à Marcel Proust, que le couple lisait à haute voix les derniers temps. L’enjeu pour elle est de retrouver trace des gestes, regards, paroles, silences, écrits que l’époux, passé sur l’autre rive, avait discrètement distillés en guise de testament. Or plus elle découvre de signes, plus lui est révélé le mystère de leur couple, « concorde discordante » (ou, selon, « discorde concordante ») qui, sous le regard de Dieu, régna intens&e...
CHOSE PROMISE
30 JUIN 2016
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Yves ROULLIÈRE
Après avoir publié un premier recueil de poèmes (À taire et à planter, DDB, 2010), Benoît Vermander, jésuite, auteur régulier de Christus, a écrit Chose promise par nécessité, confronté à une nuit radicale dont la poésie seule peut témoigner, ne fût-ce qu’en « balbutiant » (Jean de la Croix). Il faut d’ailleurs savoir gré à ce disciple de Pierre Teilhard de Chardin et d’Yves Raguin d’avoir tenu la relation de cette expérience sans faux-semblant : voilà, c’est le moment ou jamais de me déposséder des langages appris jusqu’alors (religieux, savant, politique, etc.), de savoir de quelle promesse j’ai vécu et de quelle foi je vais pouvoir vivre désormais ; et si tout cela tient debout, je tenterai de dire le monde dans son unité, de l’unifier par le verbe qui m’a été donné.
S’ensuit un long combat, non dans le désert, mais dans un lieu beaucoup plus en adéquation avec notre univers soumis aux flux les plus épars : l’élément liquide. Écoulements goutte à goutte, par vagues ou en cascade : temps réels ou imaginaires, espaces concrets ou rêvés. D’où, lentement, émerge la pr&eacu...
CHOSE PROMISE
CHRISTUS N°251
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Yves ROULLIÈRE

Illustré de tableaux de l’auteur. Orients, 2015, 88 p., 15 €.
Après avoir publié un premier recueil de poèmes (À taire et à planter, DDB, 2010), Benoît Vermander, jésuite, auteur régulier deChristus, a écrit Chose promise par nécessité, confronté à une nuit radicale dont la poésie seule peut témoigner, ne fût-ce qu’en « balbutiant » (Jean de la Croix). Il faut d’ailleurs savoir gré à ce disciple de Pierre Teilhard de Chardin et d’Yves Raguin d’avoir tenu la relation de cette expérience sans faux-semblant : voilà, c’est le moment ou jamais de me déposséder des langages appris jusqu’alors (religieux, savant, politique, etc.), de savoir de quelle promesse j’ai vécu et de quelle foi je vais pouvoir vivre désormais ; et si tout cela tient debout, je tenterai de dire le monde dans son unité, de l’unifier par le verbe qui m’a été donné.
S’ensuit un long combat, non dans le désert, mais dans un lieu beaucoup plus en adéquation avec notre univers soumis aux flux les plus épars : l’élément liquide. Écoulements goutte à goutte, par vagues ou en cascade : temps réels ou imaginaires, esp...
LE PAYS DERRIÈRE LES LARMES
CHRISTUS N°255
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Yves ROULLIÈRE
Depuis 1981, date de sa première publication poétique, Jean-Pierre Lemaire (collaborateur régulier de Christus) a publié neuf recueils, très tôt suivis par de fidèles lecteurs et abondamment commentés. Cette anthologie personnelle permet de considérer le chemin parcouru, comme après un long pèlerinage. Les poèmes ici sélectionnés, en effet, attestent tous d'événements qui ont balisé l'existence du poète. Depuis la découverte des créatures merveilleuses de l'enfance dans la nature jusqu'à celle de la voix de Marie qui s'est comme imposée à lui pour exprimer ses joies et ses doutes, ses douleurs, à propos de son Fils.
La spécificité de Jean-Pierre Lemaire tient à son approche des multiples événements que la vie nous réserve. Il n'est pas de ceux qui les abordent frontalement, laissant le lecteur devant leur énigme, ou leur gouffre. Cette approche est toujours charitable, car l'auteur sait qu'il répond à un appel, à une vocation qui le dépasse infiniment sans pour autant l'écraser. Le lecteur peut alors se reposer sur la foi de ce témoin qui s'efface jusque dans son langage, deux réalités qui tendent à en faire une seule : celle qui nous entoure et celle qui entourait Jésus Christ. Va-e...
NUITS - LES NUAGES DE L'ÂME
CHRISTUS N°257
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Yves ROULLIÈRE

À la nuit tombée, dans une ville inconnue, mal éclairée, on vacille. Chaque pas compte alors. Un sifflotis s'échappe de notre bouche comme pour conjurer le silence pesant. Les yeux se font petit à petit à l'obscurité, d'autant qu'apparaissent soudain par milliers des scintillements de pierres volcaniques tout au long du chemin. Et, par instants, on palpe les murs comme de la chair et des os pour s'assurer qu'on ne rêve pas tout à fait. Ainsi en va-t-il à la lecture des poèmes de Gérard Bocholier, auteur d'une trentaine de livres depuis 1975. Tous se singularisent par un arrière-fond grave, d'une gravité jamais affectée qui ne cède en rien aux facilités du tragique. La voix du poète présuppose plutôt les cris étouffés, les lamentations évanouies, qu'elle met en harmonie en des vers subtilement mesurés. Bocholier prend soin de ses vers comme le vigneron de sa vigne, travaillant la forme vibrionnante de ses feuilles, non sans scruter à l'horizon, encore inatteignable, un autre pan de terre. Il impose sa présence, mais de telle sorte que son Je, comme dans les psaumes bibliques, inclue un Tu et surtout un Nous universels. Dans son journal (1996-2016) que l'on peut qualifier de spirituel, Bocholier affirme : « La nuit, tout est plus dur et vrai. Pâle image de la mort. /...
SECONDE INNOCENCE DE CHRISTOPHE LANGLOIS
CHRISTUS N°264
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Yves ROULLIÈRE

Ce nouveau livre de poèmes de Christophe Langlois est, d’un bout à l’autre, marqué par l’esprit d’enfance. La propre enfance du poète, certes, bien présente en ces pages, mais surtout l’enfant qu’une fois adultes, il nous faut être à nouveau pour reprendre notre souffle, revivre une « seconde innocence ». Aussi l’auteur évite-t-il avec soin les pièges de l’évocation nostalgique. Il ne revient pas, même en songe, sur son enfance ; il l’investit, l’incarne autrement : « Je suis redevenu comme un enfant / En tout lieu, je m’endors tout le temps / Partout, aux informations, à la banque / Toujours une nouvelle nuit me manque / Les voix écoutées plutôt que les mots / L’intention détectée aussitôt. » Ici, le « je » s’impose avec force et orgueil, puis s’efface. Seul compte désormais le discernement d’« esprits » dont il est si difficile de situer l’origine. Les poèmes sont le lieu d’innombrables pas de côté et rebuffades, avant « l’acide verdeur de l’acceptation » des dons reçus, qui suppose conversion, ou plutôt « reconversion » : chacun « Arrivan...
TROIS FOIS RIEN
CHRISTUS N°267
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Yves ROULLIÈRE
À peine le temps de dire « ouf », et c'était fait. Un geste peut-être plus insistant que d'habitude, une inclination intérieure sans doute plus décidée, ainsi en fut-il, un jour béni entre tous, de ton abandon à l'Esprit. Trois fois rien, vraiment. Pourquoi alors, avant cela, te prenais-tu pour un ange, déterminé une fois pour toutes ? À ta décharge, tu ne pouvais pas prévoir. Loi de l'abandon, inconditionnelle, inconditionnable. Pour autant, une longue préparation précéda cet instant, une rigoureuse attention à ce qui ouvre à la grâce, à ce qui y fait obstacle aussi…
La merveille, c'est que cela se répéta et se répète avec toujours la même surprise. Tu t'es livré en même temps que délivré ‒ des troubles du passé, des équivoques, des subtiles dissimulations qui t'empêchaient de te mouvoir librement, d'être à nu devant autrui, devant l'Autre. Et quel branle-bas de combat intérieur dès que tu fus touché, dès qu'à ton tour il te fut permis de toucher. Dès qu'Il te fit reposer sur des prés d'herbe fraîche et que l'on te vit accordé à son bon vouloir… Aujourd'hui, tu prends les choses comme elles se présentent, comme te les rend présentes le Dieu vivant. Pour toi-même, tu n'éprouves que peu d'intérêt ‒ non pas mépris, car s'il y a bien quelque chose dont tu t'enorgueillisses, c'est, mordicus, de valoriser la sensibilité de ton prochain plutôt que la tienne propre. Lorsque tu repars de ce point-là, aucune force du mal ne semble avoir de prise sur toi. Un...
LÂCHER ET DEMEURER
CHRISTUS N°267
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Yves ROULLIÈRE

Ni plus ni moins que les autres dispositions spirituelles, l'« abandon » ne manqua point d'être bouleversé par le passage du Moyen Âge aux Temps modernes, autrement dit d'une humanité tout enclose en Dieu à une humanité ouverte à soi-même, à sa propre nature, autonome, sans recours systématique au surnaturel. Avec excitation mêlée d'angoisse, hommes et femmes constatèrent l'ampleur de leur solitude et, par là, découvrirent la solitude du Christ et celle de la Vierge, jointe à la distance irréductible avec leur Créateur.
Quand le monde en vint donc à se vivre comme un vaste orphelinat, compte tenu du « lâchage » de Dieu à perpétuelle demeure, il fallut bien trouver les moyens de se réorienter. Les Espagnols consacrèrent dès lors un siècle et demi (1500-1660) à comprendre, saisir, intérioriser ce qui leur était tombé dessus de la sorte. Très vite, deux tendances émergèrent : le dejamiento (« lâchance ») et le quedamiento (« demeurance »), mots instables, en recherche, à l'image des attitudes qu'ils tentaient de cerner et qui révélaient des relations au monde – et donc à Dieu – fort différentes.
Les premiers à expérimenter cette « lâchance » furent lesdits alumbrados (« illuminés ») qui se composaient surtout de laïcs issus de familles juives converties, tels María de Cazalla et Pedro Ruiz de Alcaraz, dont on n'a gardé trace qu'à travers leurs réponses aux inquisiteurs et les écrits des franciscains qui les accompagnèrent un moment, tels Francisco Órtiz et Francisco de Osuna...
LA DÉPRISE
CHRISTUS N°267
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Yves ROULLIÈRE
Il y eut forcément, à l'origine, un instant, infime, où tu t'es pour la première fois abandonné. Forcément. Une seconde, éternelle, toujours là à se rappeler à ton bon souvenir lorsque tu en fais vraiment trop. À quoi a-t-elle pu ressembler ? À quels lendemains qui chantent ? Comme cela t'arrangerait de l'avoir présente à l'esprit dès que tu dois larguer les amarres avec un brin d'assurance… Que les mots attachés audit « abandon spirituel » – ces mots-là surtout – soient en porte-à-faux, pas le moindre doute là-dessus. N'empêche, il n'est rien de plus réel à tes yeux que cet initial mouvement de l'âme. Encore heureux, car c'est celui auquel s'abreuve depuis toujours ce que tu espères avoir de meilleur en toi… Reste à savoir où et quand s'est imprimé ce mouvement, dans quel palais, quelle demeure, quelles dépendances de ta mémoire il a cristallisé. En aurais-tu égaré les clés, si tant est qu'on te les ait jamais confiées ? Ce dut être suffisamment profond, spectaculaire, pour qu'aujourd'hui tu saches d'instinct de quoi il en retourne, sans presque rien en saisir… Est-ce à l'instant où ta mère perdit les eaux ? où l'on te fit sentir que tu allais êt...
NOTRE BIEN LE PLUS COMMUN : LA PERSONNE
CHRISTUS N°274
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Yves ROULLIÈRE

Emmanuel Mounier nous fait remonter aux causes historiques des crises dont nous souffrons actuellement, tant dans la relation avec la nature qu'entre les êtres humains : abandon d'un rapport d'amitié au profit d'un regard technique, réduction de la personne à l'individu, etc. Nous voici invités à repartir sur d'autres bases.
L'humanité est débordée. Elle prend l'eau de partout, ne sait plus où donner de la tête et de plus en plus nombreux sont les territoires où elle n'a plus pied. Selon Emmanuel Mounier1, ce naufrage date de la Renaissance, du divorce entre l'esprit humain et la matière. Certes, les relations n'avaient jamais été fluides dans l'Antiquité, le monde physique étant au païen d'une parfaite opacité, mais, avec l'incarnation de Dieu au sein d'une nature qu'il avait lui-même créée, le christianisme a permis à l'humanité d'entretenir durant des siècles, bon an mal an, des liens d'« amitié » avec ces biens communs que sont les éléments (eau, terre et air) – ce dont témoignaient entre autres les pratiques et la culture des mondes maritime et agricole, ou l'équilibre des églises et des cathédrales dans leurs rapports à la lumière et à l'atmosphère. La rupture, selon Mounier, remonte à Descartes : « Impatient de pureté rationnelle, intolérant des lenteurs et des lourdeurs de la matière, on sait comment il a coupé la matière de l'esprit, balayé en elle tous les appels et tous les échos qui l'unissaient à l'homme et au reste de la réalité spirituelle, et comment tout...
IL LES ÉCOUTAIT
CHRISTUS N°275
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Yves ROULLIÈRE

Il les écoutait par la porte entrouverte converser longuement jusqu'au creux de la nuit. Lumière généreuse, sourires obliques. Ils se rapprochaient. Le temps, comme on dit, avait fait son œuvre. Plus de vomissures, plus de crachats étalés comme en terrain conquis après la catastrophe. Mais bien des gouffres, oui, de larges gouffres à longer sans jamais regarder en arrière ni au fond. Ils n'osaient pas se toucher, à peine un baiser sur la joue en arrivant, un « Bonsoir, mon grand », un « Bonsoir, papa ».
Les corps se souvenaient des luttes anciennes, chaque peau gardait vive l'imminence de dangers jamais enfuis.
Alors, soigneusement, méthodiquement, ils refaisaient le monde. Pour, aussitôt après, s'en moquer complètement. Seuls comptaient ces instants attendus chaque semaine à heure fixe, tard, le cœur battant.
Et pourtant, toujours, insurmontable, cette distance. Se regarder en face ? Impossible. Est-ce pour cela que leurs voix rivalisaient de couleurs, passaient du clair au sombre, de l'ample au strident, pour se densifier, puis virevolter comme des passereaux affolés au moindre craquement de bois sec ?
Il y avait déjà, troublante, cette paix installée entre eux sous l'œil interloqué de la lune.
Ces heures ne faisaient qu'une, invariablement.
Le père craignait par-dessus tout d'avoir à se retrancher et le fils refusait dorénavant de se jeter seul dans le vide. Irréfragables soliloques, bourdonnements arythmiques. Quelquefois, le fils portait le verbe haut. Le père le lui...
AU SORTIR DE LA PRISON
CHRISTUS N°275
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Yves ROULLIÈRE

À Pierre Sauvage, jésuite
Luis de León (1527-1591), augustin, était un professeur d'Écriture sainte réputé à Salamanque, et non moins poète reconnu, à la fois mystique et satiriste. L'homme n'était pas à prendre avec des pincettes. Ordinairement taciturne, il pouvait se montrer publiquement offensif – pour ne pas dire offensant – vis-à-vis de ses pairs et de ses supérieurs. En outre, contre ceux qui ne juraient que par la traduction grecque de l'Ancien Testament, la Septante, il défendait avec rage le recours systématique à l'original hébreu. Suivant ce principe, il publia des traductions commentées de Job, de la Sagesse et du Cantique des cantiques. Sans compter l'adaptation de l'édition de la Bible établie et annotée par François Vatable (du Collège de France) qui mettait en regard version hébraïque et version grecque.
Cette édition mit le feu aux poudres. Les adversaires hellénisants de Luis de León dénoncèrent son hétérodoxie au Grand Inquisiteur récemment promu : il était des leurs et fit alors arrêter frère Luis au beau milieu d'un cours magistral. On l'expédia à Valladolid, en la prison centrale du Royaume, où, avec trois autres collègues hébraïsants, il passa presque cinq ans à l'isolement, dans l'attente d'un jugement. L'une des principales tortures qu'on lui infligea fut d'être à la merci des sbires du Saint-Office. Il est poignant de lire les lettres de Luis de León obligé de mendier papier, plume et encre, puis six ou sept livres de base pour continuer à étudi...