LES CONTORSIONS DU VERBE
CHRISTUS N°244
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Christophe Langlois
« Et ils rient comme s’ils avaient avalé le tonnerre. »
Noviolet Bulawayo, Il nous faut de nouveaux noms.
Un soir d’été, invité parmi d’autres à une garden party que Katherine Mansfield aurait merveilleusement décrite à travers les yeux d’une adolescente, je me trouvais happé par les conversations qui, c’est la loi du genre, grondaient et s’éteignaient dans le noir comme des feux de paille.
Rapides présentations, jauge d’un regard, pirouettes. J’écoutais descendre en flammes le gouvernement, éclater la prochaine crise de l’immobilier, brasiller le dernier bouquin sur l’ennéagramme, mais surtout : crisser comme des glaçons le lexique spécialisé des métiers.
Volapüks et simulacres
On y parlait chacun sa parlure indispensable et incompréhensible. Vocables enveloppant les interlocuteurs de vapeurs, les rendant énigmatiques et superbes.
Le trader associait loi de Pareto et OPR pour décrire l’effet de levier du warrant call en pariant sur la hausse d’un sous-jacent ; l’infirmière causait HP, AMG et MAF ; le policier relatait un misfit pendant son inter avec un BCT où il y avait eu un AC3 (accident mortel) avec un BCS (baskets casquette survêt’) ; une chargée de com...
LA VIE LONGUE À VENIR
CHRISTUS N°254
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Christophe Langlois

Prendre l'éternité en flagrant délit.
Dans l'entrechoc du poème avec notre monde, parfois se reflète ce qui dépasse l'homme.
La vie longue à venir d'Yves Roullière recèle une attente impérieuse.
Pour qu'elle soit nôtre, il fallait en avoir fait autre chose qu'un balancement entre des sensations, des états d'âme, l'avoir référée au plus grand désir qui soit. C'est ce temps étrangement proche, insaisissable, qui a écrit un tel livre : des poèmes écrits entre 1987 et 2014, c'est-à-dire qu'il y a fallu toute une vie. Ils sont lestés. Après une parution numérique en 2015 sous le signe de Recours au poème, ils viennent de paraître chez Atopia, éditeur rennais qui pose avec ce volume l'impressionnante première pierre de sa collection « Les voix intérieures ». Comme un livre lui-même long à venir, pour des raisons parfaitement voulues par l'auteur, et comme une preuve que la poésie surgit d'eaux profondes et en des heures rares.
Pourtant, c'est bien le « quotidien bordé d'apocalypses » qui s'ouvre devant nous, comme l'écrit Jean-Pierre Lemaire dans sa préface, où il note aussi que nous sommes aux prises avec le « vertige de l'inconnu ». Restituant les moments...
DE MOI PAUVRE JE VEUX PARLER
CHRISTUS N°255
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Christophe Langlois

Qui ne rumine les fameux vers : « Frères humains qui après nous vivez / N'ayez les cœurs contre nous endurcis / Car si pitié de nous pauvres avez / Dieu en aura plus tôt de vous merci… » ? L'Épitaphe de Villon suffit à nous faire entendre à nouveau la voix du « mauvais sujet », François de Montcorbier, dit des Loges, dit Villon, né en 1431 et dont la trace s'est perdue après son bannissement en 1463. Mettant ses pas dans ceux de Suarès et de Carco, retournant aux sources, aux manuscrits conservés à Paris, Stockholm et Berlin, la médiéviste Sophie Cassagnes-Brouquet explore en biographe et en historienne cette vie criblée de drames. En décrivant le contexte intellectuel, géographique et pratique de cette fin de Moyen Âge, sans oublier jamais la poésie citée avec justesse, elle réussit à passionner le lecteur pour cette figure moqueuse, libre et consciente de ses limites. Cette voix unique prend à partie l'Humanité, la convoque en fraternelle misère et, dans un même mouvement, se recueille en Dieu avec la facilité d'un oiseau qui passe de l'arbre au ciel. Tout est uni, tramé d'une même connaissance tour à tour amère et souriante du réel, depuis le roman courtois dont il ridiculise l'idéal...
L'ARBRE AU FOND DE LA JETÉE
CHRISTUS N°255
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Christophe Langlois

Il y a de l'arbre en pleine mer dans ce livre, un parfum d'impossible douceur au pays « où s'essoufflent l'acide et l'effroi », mais aussi un désir de loin. L'arbre dit tant de celui qui le regarde. Pas seulement l'arbre dont la cantilène fut reprise, d'Émile Verhaeren à Robert Desnos qui lui faisait boire du vin, par celui qui sent que rien n'est grand comme ce ciel porté, mais aussi cette créature de flamme future dont l'encramponnement claudélien dans la terre et au fond de la chair se sent capable de tout, y compris de porter le monde dont il surgit. La folle et multicolore liberté perd parfois l'homme, et c'est une contemplation terrible : « Le monde au monde se vend par brassées de misères », écrit l'auteur comme du fond de l'océan, percevant la masse énorme d'êtres et de mots comme étrangère. Lui, le poète, ne s'y fixe pas, il ne le peut pas, il la traverse mais n'en triomphe jamais, contrairement aux apparences, parce que ce sont les pauvres qui manquent à leur pauvreté, et qu'il est de ceux-là qui savent qu'ils perdent tout à la fin. Claude Tuduri ne choisit pas telle ou telle branche, telle feuille, il ne retient rien, il se fait voix plurielle. Sa poésie, sensible aux voix populaires, aux jeux de langage – « tongs et diphtongues &ra...
DIEU A LE TEMPS
CHRISTUS N°257
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Christophe Langlois

Définir le temps, c'est toujours au fond définir Dieu. Fondé sur une citation de Romano Guardini, « Dieu a le temps… Dieu sait qu'une chose ne peut jamais venir qu'après l'autre. Il est patient », ce livre est à la croisée de la philosophie, de la théologie et de l'expérience pastorale de son auteur, aumônier d'hôpital gériatrique et auteur de Cent prières pour vivre le grand âge (Salvator, 2013). Il affronte le mystère du temps dont nous faisons partie, et dont il nous est impossible de nous abstraire pour en comprendre la vérité. Ainsi commence-t-il par un paradoxe : l'homme contemporain qui, par définition, en manque, est invité à prendre de son temps pour lire un livre sur le temps de Dieu !
N'hésitant pas à aborder les conceptions les plus ardues pour le néophyte, l'auteur prend le risque d'une première partie philosophique difficile pour conduire son lecteur à déplacer son attente. Communément, n'est-ce pas l'homme qui, se sachant promis à la mort, voit filer chaque minute avec amertume ? Il lui semble vivre une tragédie permanente : arraché à la durée, condamné à ce que Forster appelle « les petits paquets de dix minutes » dont chaque journée est faite. De là à postuler u...