Alain CUGNO

Philosophe, enseignant associé à la faculté de philosophie du Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris.
A publié La séduction du diable (Mame, 2019) et Jean de la Croix ou le désir absolu (Albin Michel, 2020).
RÊVE ET PROGRÈS
CHRISTUS N°221
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Alain CUGNO
Il faut faire l’apologie de l’imagination. Il faut faire l’apologie du rêve. Mais de quel rêve ? Celui du sommeil ? C’est bien dans leurs rêves que plus d’une fois le Dieu de la Bible s’adresse aux hommes. Et il y a des rêves qui nous laissent tels « qu’il nous faudra vivre maintenant pour de longs jours comme dans une chambre familière dont la porte battrait inopinément sur une grotte » 1. Car il y a une réalité du rêve dont je ne connais pas d’exemple plus saisissant qu’au détour d’un amour de Swann, une affirmation singulière : Swann pensait qu’il ne reverrait jamais Odette. « Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un rêve » 2.   Du rêve à la rêverie Ou bien au contraire s’agit-il du rêve éveillé, de la rêverie bache­lardienne qui est si proche de la méditation ? « On devrait alors accumuler les documents sur la conscience rêveuse » 3. Et l’on se prend à rêver : que fait donc Descartes d’une méditation à l’autre ? Car enfin, six méditations, cela signifie clairement une semaine consacrée à régler, une fois pour toutes, les fondements de la cer­tit...
Mots clés : Action Affectivité Art (cinéma, peinture, sculpture) Contemplation Expérience spirituelle Imagination Mensonge Réalité Résurrection Saint Jean de la Croix
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CE QUI SE JOUE DANS LE SPORT
CHRISTUS N°247
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Alain CUGNO
  Le sport constitue sans nul doute l’une des catégories anthropologiques les plus fondamentales qu’il convient de placer au côté de l’art, de la religion, de l’exercice du pouvoir ou encore de la magie et de la guerre, alors même (et sûrement parce) qu’il est tenu dans le même mouvement pour privé de sérieux et capable de déclencher les passions les plus âpres ; admirable, noble et d’une vulgarité à couper le souffle ; aussi profondément inscrit dans la vie universitaire anglo-saxonne qu’absent et méprisé dans la nôtre ; sain et rien n’est plus malsain (vous avez vu la tête d’un sportif de haut niveau ? Il fait en général dix ans de plus que son âge)… On n’en finirait pas d’enchaîner les contrastes de ce genre, et ce sont probablement eux qui masquent l’essentiel : en lui se joue quelque chose de spécifique dont rien d’autre que lui-même ne peut assurer la fonction – mais cette fonction, quelle est-elle ? Pourquoi toutes les sociétés connaissent-elles, sous une forme ou sous une autre, quelque chose qui ressemble au sport ? Qu’est-ce qui se trouve engagé là ? La voie d’entrée la plus évidente (presque trop évidente) est sa parenté avec la guerre, comme en t&ea...
Mots clés : Foi Vérité développement personnel Bien-être Connaissance de soi Sport Dépassement de soi
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CE QUE NOUS TROUVONS DRÔLE
01 JUILLET 2016
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Alain CUGNO
D’abord ceci : le rire est un geste. Autrement dit, il appartient au corps et plus précisément à la capacité du corps de signifier en excédant le langage. Son registre est celui du corps qui en sait plus que nous-mêmes, qui a compris avant nous de quoi il s’agissait et le manifeste, comme les larmes ou le tremblement. Passion de l’âme, dirait Descartes. Il a son ordre propre, qui nous enracine dans le monde avec une originalité que rien ne peut remplacer. Mais de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que cela signifie, et de nous-mêmes et du monde ? Que sait donc le corps, en quoi et par quoi est-il capable de nous devancer ? Il y a tant de formes différentes du rire, depuis celle qui ne dépasse pas le simple sourire amusé au fou rire à en perdre la respiration, en passant par la pure méchanceté de la moquerie ; il y en a tant que vouloir dégager une essence du rire en général n’aurait pas grand sens. Je voudrais poser la question à propos de ce que nous trouvons tout simplement drôle. Rire avec d’autres On rit toujours avec d’autres. On peut assister à la scène la plus hilarante que l’on puisse imaginer : en elle-même et par elle-même, elle n’est pas comique. Ainsi le prédicateur évoqué par Pascal1&th...
Mots clés : Rire
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PRÉSENT, PETITE ÉTHIQUE DU TEMPS
01 JUILLET 2016
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Alain CUGNO
Non pas un livre sur le temps, plutôt un livre sur notre rapport avec le temps. Quatre moments définissent cette articulation : d’abord le besoin, puis le devoir, le droit, et enfin le temps comme vertu. Le point de départ est impressionnant par son ancrage ontologique qui fait apparaître le statut original du temps : il ne relève ni de l’étendue, ni de la pensée ; ni de l’intériorité, ni de l’extériorité. Il est « comme quelque chose, précisément, qui n’est jamais disponible » car « chaque instant se présente à l’expérience comme symbole d’autre chose ». « Le temps fini de l’homme annonce à l’homme l’éternité. » Certaines formules doivent beaucoup à Søren Kierkegaard dont la filiation est clairement reconnue : « Se décider éternellement dans le temps afin de ne pas être irrémédiablement absent quand son temps est présent. » Le reste de l’ouvrage est peut-être un peu moins convaincant, un peu plus convenu, un peu à la remorque des auteurs cités. Il y a cependant de très belles analyses comme celle de l’ennui défini par Giacomo Leopardi comme « la simple vie...
CE QUE NOUS TROUVONS DRÔLE
CHRISTUS N°251
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Alain CUGNO
D’abord ceci : le rire est un geste. Autrement dit, il appartient au corps et plus précisément à la capacité du corps de signifier en excédant le langage. Son registre est celui du corps qui en sait plus que nous-mêmes, qui a compris avant nous de quoi il s’agissait et le manifeste, comme les larmes ou le tremblement. Passion de l’âme, dirait Descartes. Il a son ordre propre, qui nous enracine dans le monde avec une originalité que rien ne peut remplacer. Mais de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que cela signifie, et de nous-mêmes et du monde ? Que sait donc le corps, en quoi et par quoi est-il capable de nous devancer ? Il y a tant de formes différentes du rire, depuis celle qui ne dépasse pas le simple sourire amusé au fou rire à en perdre la respiration, en passant par la pure méchanceté de la moquerie ; il y en a tant que vouloir dégager une essence du rire en général n’aurait pas grand sens. Je voudrais poser la question à propos de ce que nous trouvons tout simplementdrôle. Rire avec d’autres On rit toujours avec d’autres. On peut assister à la scène la plus hilarante que l’on puisse imaginer : en elle-même et par elle-même, elle n’est pas comique. Ainsi le prédicateur évoqué par Pascal 1 &th...
Mots clés : Rire
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PRÉSENT PETITE ÉTHIQUE DU TEMPS
CHRISTUS N°251
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Alain CUGNO
  Préface de Ghislain Laffont, traduit de l’italien par Christophe Carraud. Éditions de la revueConférence, 208 p., 17,10 €   Non pas un livre sur le temps, plutôt un livre sur notre rapport avec le temps. Quatre moments définissent cette articulation : d’abord le besoin, puis le devoir, le droit, et enfin le temps comme vertu. Le point de départ est impressionnant par son ancrage ontologique qui fait apparaître le statut original du temps : il ne relève ni de l’étendue, ni de la pensée ; ni de l’intériorité, ni de l’extériorité. Il est « comme quelque chose, précisément, qui n’est jamais disponible » car « chaque instant se présente à l’expérience comme symbole d’autre chose ». « Le temps fini de l’homme annonce à l’homme l’éternité. » Certaines formules doivent beaucoup à Søren Kierkegaard dont la filiation est clairement reconnue : « Se décider éternellement dans le temps afin de ne pas être irrémédiablement absent quand son temps est présent. » Le reste de l’ouvrage est peut-être un peu moins convaincant, un peu plus convenu, un peu à la remorq...
ALENTOUR DU VERSET
CHRISTUS N°268
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Alain CUGNO
Préface d'Emmanuel Falque, Ad Solem, « Philosophie », 2019, 536 p., 26 €.Voici un livre étrange et séduisant. Chacun des vingt mystères joyeux, lumineux, douloureux et glorieux du rosaire est l'objet d'une méditation originale puisqu'elle est de nature résolument philosophique. En effet, les mystères renvoient à des moments (par exemple, l'Annonciation au commencement, le Baptême à l'engendrement, l'Agonie au désemparement, la Résurrection à la surprise) qui ont une consistance phénoménologique propre. Il ne s'agit pas d'exégèse. Par exemple, les noces de Cana sont méditées non pas selon leur signification dans l'évangile, où elles annoncent et inaugurent, semble-t-il, le passage d'un judaïsme qui a épuisé son vin à une toute nouvelle fête transformant l'eau des rites anciens en vin à la saveur jusqu'alors inconnue, mais, rosaire oblige, une interrogation sur la relation réciproque de Jésus et de sa mère. Le parti pris est fort clair : ces moments phénoménologiques suggérés par la lecture des textes, que deviennent-ils quand on les décrit avec précision en leur lieu théologique ? Les quelque 540 pages de ce livre sont la méditation personnelle, l'appropriation aussi profonde que possible de ce que l'itinéraire du rosaire suggère à une lectrice philosophe, infiniment attentive. Méditation donc, c'est dire que l'avancée ne se fait pas en fonction du déploiement d'une problématique, mais selon un cheminement qui est celui du rosaire ; c'est dire aussi que le tempo n'est pas...
OUVERTURE VERS L’ESPÉRANCE CHRÉTIENNE
CHRISTUS N°271
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Alain CUGNO
Il y a des pertes qui ne se compensent pas et pour lesquelles nous refusons d'être consolés, le deuil par exemple. N'est-ce pas parce qu'au cœur même du désespoir, une promesse énigmatique est entrevue ? la promesse d'une consolation au-delà de la consolation ? Il y a des pertes qui ne se compensent pas. Le deuil et certains deuils en sont l'exemple le plus évident. Ils nous atteignent à une telle profondeur qu'on peut les considérer comme l'archétype de la perte. Or le premier réflexe qui en marque la nature et donne quelque prise pour les penser est le refus d'être consolé. Rien ne fait plus horreur que celui qui s'avance vers vous pour vous dire des paroles de consolation du genre : « Tu la reverras. Elle est au ciel, près du Père… » Mais oui, mais oui ! Mais il ne faut pas faire passer Pâques avant les Rameaux, comme on disait dans nos campagnes, à propos d'un tout autre sujet. Il faut, au contraire, séjourner en ce lieu car la douleur que l'on éprouve est le seul lien que l'on a avec celles et ceux qui sont morts, comme si cette douleur était la brèche par laquelle ils s'étaient enfuis (mais où ?). Un savoir mystérieux Mais il n'y a pas que cela. Dans la douleur même, se tient un savoir dont on sait aussi bien qu'il est éphémère, que bientôt, dans un mois, dans un an, nous souffrirons encore mais qu'il aura disparu ou plutôt se sera enfoui comme une écharde sous la peau, et nul ne sait ce qu'il sera devenu. Mais, pendant un temps plus ou moins long, la mort de l'autr...
DOUCEUR ET VIOLENCE, UNE ÉTRANGE PARENTÉ
CHRISTUS N°275
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Alain CUGNO
La douceur n'a pas très bonne presse parce qu'elle est souvent confondue avec la faiblesse : l'une comme l'autre se déclarent villes ouvertes et ne s'opposent pas à l'envahisseur. Mais la faiblesse cède sur ce qu'elle devrait maintenir, s'avilit jusqu'à penser contre sa pensée et à vouloir contre sa volonté, quand la douceur accueille, ce qui est sa manière de ne jamais céder mais au contraire de s'affirmer, de résister, au-delà de toute peur. Aussi bien l'Évangile promet-il à la douceur ce que le monde promet à la violence : la domination de la Terre (Mt 5, 5).C'est cela la première énigme de la douceur : sa parenté avec la violence dont la meilleure image est sans doute la si célèbre toile d'Eugène Delacroix en l'église Saint-Sulpice de Paris, montrant avec quelle tendresse l'ange reçoit et maîtrise un Jacob hors de lui. Il n'empêche qu'il lui brisera la hanche et que la claudication restera inséparable du nouveau nom que Jacob reçoit alors, « celui qui a été fort contre Dieu », Israël (Gn 32, 23-30). Car la seconde énigme de la douceur est celle-ci : elle transforme, non sans blessure parfois, ceux qui la rencontrent.La résolution de l'une ou de l'autre de ces énigmes passe par une interrogation...
AFFECTIVITÉ ET EXPERIENCE SPIRITUELLE
CHRISTUS N°276
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Alain CUGNO
L'expérience ouvre plus qu'elle n'achève. En cheminant avec Jean de la Croix, nous décelons trois moments de l'expérience spirituelle qui, après avoir opéré un travail de purification, renouvellent le regard et appellent à œuvrer. L'affectivité fait incontestablement partie de l'expérience spirituelle et d'abord parce qu'elle est une expérience. On n'imagine pas une expérience qui se déroulerait indépendamment des affects. Tout événement de notre vie qui mérite d'être promu au rang d'expérience doit nous avoir transformés. Il demande que nous l'ayons accueilli selon sa force, c'est-à-dire sa puissance de bouleversement ; or, en ce domaine, notre corps – en sa capacité d'éprouver – comprend plus vite que nous : ainsi les larmes, le rire ou le tremblement. Si le corps ne comprend pas ce qui se passe à travers ses émotions, cela signifie que nous refusons, pour une raison ou une autre, d'accueillir le sens même de ce que nous vivons, par exemple dans le déni ou le traumatisme. Ou encore pour se protéger : je me souviens très bien de ma perplexité effrayée d'enfant qui n'éprouvait rien à la mort de ses grands-parents que, pourtant, il aimait. Cependant tout événement bouleversant n'est pas encore pour autant une expérience. Hans-Georg Gadamer rappelle que si « paradoxal que cela paraisse, le concept d'expérience est […] un des concepts les moins élucidés que nous possédions1 ». Pour qu'il y ait expérience, il faut qu'elle soit ouverture à l'expérience, « l'expérience trouve s...