LE VIDE LAISSÉ PAR DIEU EST UN APPEL
CHRISTUS N°263
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Agnès MANNOORETONIL
Toute la vie chrétienne est une recherche de la présence de Dieu, mais l'expérience la plus immédiate que nous faisons, c'est une absence. Or, notre désir n'est pas vain car il repose sur la promesse que Dieu sera toujours avec nous. À nous d'œuvrer pour rendre sa présence effective.
Quel saint du XXIe siècle, siècle technologique, nous procurera enfin l'instrument qui nous permettra de mesurer la présence de Dieu ? Un « théoprésentomètre » gradué (et rechargeable), qui nous dirait s'il est là, un peu, beaucoup, pas du tout, dans la prière et dans les cœurs, dans nos rassemblements et dans notre travail, dans telle décision et dans tel acte… Toute la vie chrétienne est une recherche de la présence de Dieu, mais l'expérience la plus immédiate que nous faisons, c'est une absence, une absence qui ne nous laisse pas en repos. Car la présence, telle que nous la vivons avec des êtres que nous aimons (et aussi avec ceux que nous n'aimons pas), est une présence vivante, donnée au corps et aux sens. Ce n'est pas ainsi que Dieu est présent dans notre vie.
Une présence promise
Nous savons pourtant, d'un savoir hérité de la longue chaîne des témoins depuis Abraham, que Dieu a choisi une fois pour toutes de « marcher...
LES MÉTAMORPHOSES DU PÉLICAN
CHRISTUS N°270
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Agnès MANNOORETONIL

Cerf, 2020, 296 pages, 20 €.
Dans le bestiaire chrétien, le pélican figure le Christ, qui se donne lui-même par amour comme l'oiseau qui, selon la légende, donne son propre cœur en nourriture à ses petits. Ce titre intrigant, invitation à entrer dans les questions spirituelles par la voie colorée et séduisante de l'image, du récit et de la figuration, place donc toutes les histoires racontées ici à la lumière de l'amour vrai, du don véritable, dont le Christ est le vivant exemple. Mais reconnaissons qu'on trouve rarement dans un traité de vie spirituelle une fête alcoolisée dans une école d'ingénieurs, la dégustation d'un plat de pâtes à la carbonara selon la vraie recette (sans lardons ni crème), une croisière sur le Nil ou une chanson de Mylène Farmer jouée par une playlist au bord d'une piscine. Et, pourtant, ces moments de vie ouvrent tout autant que d'autres, réputés plus « spiritualisables » (la maladie, le deuil, un conflit familial), à cette question essentielle : qu'est-ce qu'aimer l'autre en vérité ? Jouir et dévorer ou donner et, en définitive, régner avec le Christ ? Les lecteurs du Petit manuel de speed dating avec Dieu (Cerf, 2014) retrouveront avec joie le caractère iconoclaste du style du dominicain Jean Druel, qui tourne le dos avec conviction, et une bonne dose de provocation, au « langage catho » éthéré d'une certaine littérature spirituelle. Mais ce n'est pas là qu'une question de style. L'enjeu est bien celui de l'incarnation, de la présence réelle de...
PRIÈRE DE NE PAS ABUSER
CHRISTUS N°273
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Agnès MANNOORETONIL

Seuil, 2021, 96 p., 12 €.
Patrick C. Goujon raconte que, jeune garçon, il a subi des violences sexuelles commises par un prêtre, que l'oubli involontaire de ces faits a été la seule issue pour continuer de grandir, qu'il a souffert pendant quarante années de douleurs de dos incapacitantes et inexpliquées jusqu'à ce que la parole d'un médecin permette en lui la révélation brutale que, par ces douleurs, un cri voulait se faire entendre. L'écriture de ce livre est l'étape ultime d'un travail de reconstruction jalonné par les soins reçus, les revirements d'une difficile action en justice et la traversée du doute sur sa vocation de prêtre. En réalité, ce récit chronologique a peu à voir avec la réalité vécue par la victime que fut et reste l'auteur. L'anéantissement initial de l'enfant et de sa parole produit en effet un démantèlement complet et durable de la vie, telle que Dieu a désiré la donner, c'est-à-dire un puissant et heureux mouvement d'unification. Dans une histoire de vie dominée par le déni, le temps est brisé et le corps, prenant en charge une parole impossible, mène une vie parallèle. Aussi, cette voix écrite que peut aujourd'hui formuler Patrick C. Goujon comme homme et comme auteur est-elle une matière entièrement nouvelle. La douleur, parole informe, a été passée au creuset d'émotions violentes et contradictoires (rage, découragement et honte) et en ressort comme parole capable de dire « Je t'aime », capable de prier, c'est-à-dire de « parler la langue de [son...
PAROLES DE CEUX QUI VONT MOURIR
CHRISTUS N°273
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Agnès MANNOORETONIL

Traduction de Julie Higaki, préface de Dolores Aleixandre, Lessius, « Au singulier », 2020, 180 p., 17 €.
Cet extraordinaire petit livre sur l'événement de vie, c'est-à-dire sur la naissance à la vie que peut être la fin de la vie, honore tout particulièrement le titre de la collection auquel ces paroles appartiennent : « au singulier ». Si la mort semble dépouiller le mourant de ce qui le rend unique (sa vie même), en le mettant face à l'expérience brutalement universelle des adieux à la vie, c'est pourtant toujours « au singulier » que devrait se faire le grand passage. Hideko Suzuki, religieuse du Sacré-Cœur, nous fait suivre les pas de Madame Shion Ohara, de qui elle a beaucoup appris dans l'accompagnement des personnes confrontées à leur mort prochaine. Chaque chapitre rend compte avec une grande précision des circonstances de quelques-unes de ces rencontres : pas seulement le parcours de vie de ces personnes, les souvenirs qu'ils chérissent, leurs douleurs présentes et les fautes avec lesquelles leur conscience et leur corps se débattent, mais aussi les gestes posés sur eux, un oreiller remonté, une main tenue, deux respirations accordées. C'est par des gestes choisis, médités, que la parole advient. Nous entrons dans ce grand mystère qui fait de l'agonie une naissance à soi, en accompagnant l'entêté Monsieur Sudo qui, par son alcoolisme, a abandonné sa femme et ses filles, ou la religieuse vouée à la mission qui se rend compte qu'elle n'a agi et été joyeuse que par...
SUR L'ESPÉRANCE DE JANIQUE PERRIN
CHRISTUS N°276
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Agnès MANNOORETONIL

Labor et Fides, 2021, 160 p., 18 €.
« Peut-on parler d'espérance hors de la théologie chrétienne et de la foi ? » Le livre de Janique Perrin n'est pas seulement intéressant pour ses propositions, mais aussi pour sa démarche. Désirant vérifier théologiquement une « intuition personnelle », la pasteure, docteure en théologie, a mis à l'épreuve sa définition de l'espérance comme « la présence de l'avenir dans le présent » par un travail littéraire pensé comme une « expérience ». Elle confronte notamment sa lecture du Lambeau de Philippe Lançon (Gallimard, 2018) et du Patient anglais de Michael Ondaatje (McClelland & Stewart, 1992), avec le récit de la guérison du possédé de Gérasa (Mc 5, 1-20) qui est, selon elle, un récit de l'espérance comme « désincarcération de soi-même », pour montrer comment ces textes littéraires, en dehors de toute référence à la Résurrection, recèlent « une puissance d'énonciation eschatologique ». Ainsi, quand l'auteur du Lambeau « jongle à la fois avec l'avenir et avec la précarité » et, ayant traversé une expérience de mort, parle de « la vie enrichie d'un surplus de vie », non seulement il relate une expérience du surgissement de l'avenir dans le présent, mais il le fait d'une manière telle que les lecteurs peuvent faire eux-mêmes l'expérience d'une espérance. Le patient anglais met, quant à lui, en récit « l'inconnu à venir de la vie », « l'émergence d'une tension entre le monde de la réalité et une transcendance ». Ces lectures amènent l'auteu...
AFIN QUE VOUS DONNIEZ DU FRUIT, ANNE LÉCU
CHRISTUS N°277
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Agnès MANNOORETONIL

Il est bon de réentendre (pour s'en étonner encore) l'appel premier de Dieu à l'homme, tel qu'il s'exprime dans la Genèse : « Viens à la vie ! » Ou dans le Deutéronome : « Choisis la vie ! » Que cet appel s'exprime constamment dans la Bible à travers les images de l'arbre, du fruit et de la fructification est une évidence qu'Anne Lécu nous invite à regarder de plus près. Le parcours qu'elle propose suit l'histoire du salut depuis le jardin de la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, sans jamais quitter du regard Jésus aimant l'humanité sur l'arbre de la Croix. Elle interroge les notions de fertilité, de multiplication, de propriété, de consommation ou de dévoration comme déposées au creux des figuiers, des vignes et des épis de blé dont la Bible regorge. L'inépuisable richesse de ces récits choisis parmi les « incontournables » (le figuier stérile, les vignerons homicides) comme parmi les plus discrets (la mort d'Uzza dans le deuxième livre de Samuel) révèle le caractère central de ce fait de nature, le fruit, qui est aussi (qui est par conséquent) une réalité spirituelle. Sans relâche, l'auteure nous fait revenir aux expériences premières de la vie « naturelle », une vie reçue des parents, dépendante des productions de la terre, une vie tenue à la patience par le temps. Dieu s'y fait déjà connaître. Si la vie spirituelle se détache de la contemplation de cette « logique d'accomplissement » qui veut que « le fruit porte en lui sa semence, cachée », et que « la semence porte en ell...
LA LECTURE ENSEIGNE-T-ELLE À ENTRER EN CONVERSATION ?
CHRISTUS N°278
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Agnès MANNOORETONIL

La lecture est une école de l'esprit où peut s'exercer le détachement de soi, l'attention aux mouvements de la vie, mais aussi l'écoute et l'accueil de l'autre. Mais si la conversation spirituelle s'enrichit de nos lectures, elle peut en retour transformer nos façons de lire.
On lit seul, on converse à plusieurs. Ce n'est que par métaphore qu'on peut dire que le lecteur entretient avec l'auteur du livre, ou les mots du livre lui-même, une conversation. Solitaire, le lecteur ne l'est peut-être pourtant qu'aux yeux de ceux qui le regardent et, si l'on pouvait entendre toutes les voix qui chahutent, professent, enseignent, pleurent ou interrogent dans ces têtes penchées, on en serait plus étourdi qu'au sortir d'une bruyante assemblée générale. Par ailleurs, la lecture entretient avec la conversation des liens essentiels qui ont à voir avec deux facultés nécessaires à l'une comme à l'autre, une certaine mobilité ou souplesse de l'esprit et, tout autant, une grande attention. La fréquentation des bons livres est ainsi considérée depuis longtemps comme un exercice préparatoire à la pratique de toutes ces formes de la conversation qui fondent et réalisent un idéal politique (qu'il s'agisse de l'aristocratie ou de la démocratie), culturel (la République des lettres) ou spirituel.
Regardant ces liens de plus près pour identifier les conditions selon lesquelles la lecture forme l'esprit et la personne tout entière à entrer dans une conversation féconde avec un autre, on verra aussi...
UN SI GRAND DÉSIR DE SILENCE, ANNE LE MAÎTRE
CHRISTUS N°278
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Agnès MANNOORETONIL

Cerf, 2022, 192 p., 18 €.Anne Le Maître, dont les lecteurs de Christus ont découvert la belle plume dans le numéro sur « L'expérience spirituelle » (« Épiphanie », n° 276, octobre 2022, pp. 8-10), nous invite à écouter notre « si grand désir de silence ». Nous sentons la nécessité de faire une place au silence, nous en crions souvent le manque, alors pourquoi cette impossibilité d'en profiter quand il est là ? Anne Le Maître nous accompagne dans cette contradiction particulièrement frappante dans les vies actives mais, au fond, à l'œuvre en chacun. Le silence a en effet partie liée avec la mort et avec l'éternité. Au cœur du désir de silence s'exprime ainsi une recherche de Dieu. L'auteure commence par situer son propre désir de silence (qu'elle appelle son « rêve d'abbaye ») dans la tradition philosophique et religieuse de l'Occident, où l'antique supériorité de la vie contemplative sur la vie active a laissé place progressivement à la suprématie de l'homme actif et productif, figure centrale d'une « civilisation du vacarme ». L'espace dévolu à l'intériorité s'est resserré jusqu'à dispara&i...