« Je crois en Dieu Créateur » : l'affirmation du Credo évoque-t-elle pour le chrétien qui la proclame chaque dimanche une expérience ? Quant à celui qui est moins familier de ces formules, s'il lui arrive, devant la beauté d'un paysage grandiose, devant une naissance, lors d'une éclipse ou encore à l'approche d'un changement de millénaire, d'être saisi d'une émotion forte et pénétré du sentiment d'être dépassé par la gratuité et le mystère de la vie, irat- il chercher dans le vocabulaire de la création de quoi exprimer l'expérience qu'il est en train de vivre ?
Nous n'avons pas été beaucoup aidés à intégrer dans notre expérience spirituelle celle de se laisser créer. Peut-être même nous demandons- nous si l'acte créateur, unique et originaire, peut, à proprement parler, être l'objet d'une expérience. Pourtant, il est bien dans nos existences des expériences qui, soit en trouant la trame ordinaire des jours, soit en la croisant, nous permettent de reconnaître la main du Créateur. Quel fond commun cache leur diversité ? Qu'est-ce qui peut autoriser à y reconnaître l'éclat de la création ? Sans doute faut-il répondre en allant voir ce que produit en nos vies une telle reconnaissance de l'oeuvre du Créateur.
 

LA MAIN DU CRÉATEUR EST SUR MOI


Essayons de nous souvenir : quand ai-je vécu moi-même, quand ai-je vu d'autres vivre une expérience que je nommerais volontiers l'expérience d'être créés ?
Sans craindre la force de l'élémentaire, évoquons d'abord ces moments où la vie, qui nous porte la plupart du temps à notre insu, se laisse percevoir en nous comme en un éclair étonnant : le souffle s'élargit ou s'apaise, un élan vital envahit notre corps, lui donne sa densité, l'unifie, le dynamise, le tourne vers autrui, le met à sa juste place, fait naître la joie. Ce surgissement simple, nous l'éprouvons parfois en un temps de repos, de disponibilité, de « vacance » si l'on entend par là l'attitude de quiconque, loin d'occuper, surcharger ou tuer le temps, laisse à son souffle l'espace propre pour se déployer. Il peut nous être accordé une fois accomplie une tâche où se sont déployées nos capacités, vécues comme des dons reçus et un don à offrir. Ou bien il prend la forme d'une « inspiration » : une intuition, une lumière qui vient au cours d'un travail intellectuel, une parole qui monte en nous et dont la justesse s'impose, ferme, sûre et douce, lors d'une rencontre, une découverte de sagesse nourrissante, nouvelle dans son contenu ou sa profondeur.
La joie peut naître d'une rencontre vraie : une relation nous fait respirer, nous donne la parole et nous éduque à accueillir celle de l'autre, nous construit l'un et l'autre en même temps que se construit l'amour ou l'amitié qui la porte et la rend possible.

La longue familiarité avec Dieu dans la prière est de ces rencontres-là, créatrices de vie. La Parole, ruminée, vient visiter tel lieu de notre existence, jeter sur lui une lumière nouvelle, permettre d'exprimer une souffrance, purifier une attitude, libérer un dynamisme, faire entendre un appel ; une phrase que nous avions pourtant lue déjà bien des fois prend relief et densité, soudain. L'écoute nous donne la parole, faisant naître en nous l'audace et la confiance de parler à Dieu d'ami à ami. La Parole s'éveille et devient vive en éveillant ou en réveillant. Ce peut être aussi le cas des événements qui ont marqué notre journée ou une tranche de notre vie lorsque nous les revoyons dans la prière : les uns prennent du relief et du poids, tandis que les autres s'estompent et perdent le clinquant ou l'âpreté qu'ils avaient sur le moment ; le paysage se recompose pour faire apparaître ce qui a été véritablement vivifié et vivifiant.

Il nous arrive aussi, lors d'une décision importante qui engage fortement notre existence, d'expérimenter notre liberté comme suscitée et portée par la liberté de Dieu. C'est le cas lorsque, nous étant vraiment remis devant Dieu, dans un acte de confiance en Lui, en laissant sa lumière travailler les faiblesses et attachements qui engluent notre propre liberté, nous accueillons en nous un choix qui est tout entier nôtre et en même temps tout entier reçu, vécu comme l'acte et l'effet d'une liberté donnée par un Autre.

Ou bien c'est l'expérience du pardon reçu, du pardon qu'il devient possible un jour de donner. Le pardon demandé, c'est un cri vers la vie au lieu même où j'ai brisé une relation vitale, c'est un pari sur la vie plus forte que toute déchirure, c'est un appel vers celui que j'ai blessé, dont la présence est et se découvre par là davantage vitale pour moi et dont j'attends la fidélité au-delà de toute infidélité de ma part pour pouvoir à nouveau vivre. Il est grâce, imprévisible et humainement impossible, hors de toute prise ; il surgit comme de l'anéantissement où la blessure avait laissé. Il se demande et se reçoit et celui-là même qui est rendu capable de le donner sait qu'il n'en est pas la source. Reçu, le pardon redonne le goût de vivre, permet de reprendre la route ; l'accueillir, c'est le laisser diffuser en nous, atteindre toutes les zones de notre être et nous réunifier.

La puissance du Créateur est encore pour nous à l'oeuvre dans ces moments, très intenses et marquants, de profond remodelage de l'être : un deuil, un échec professionnel, intellectuel, sentimental, une maladie, une souffrance relationnelle forte, une remise en cause radicale ébranlent tout l'équilibre qui s'était jusqu'alors construit, qui tenait ou semblait tenir. Il n'est point possible de passer à côté de la secousse : rien ne peut plus être comme auparavant, ni le discours, ni le comportement, ni les certitudes, ni le ressenti. Plus rien ne semble tenir de ce sur quoi l'on avait bâti. C'est d'abord ce tremblement de notre terre qui nous frappe. « Déjà vos tombes se descellent », comme le dit un chant que l'expérience invite à paraphraser : vous percevez ce qui se descelle et le craquement qui vous terrasse, avant même d'avoir compris que ce sont vos tombes qui sont frappées et d'avoir entrevu la vie qui soulève ou fracasse la dalle de vos enfermements. La vie est là, d'abord meurtrie sans doute ; mais, prête à une éclosion inespérée, frêle encore, elle tient dans l'existence et dans une invincible et douloureuse espérance celui-là même en qui la terre a tremblé. Et, lentement, le paysage va se recomposer. Il faut avoir vécu de ces moments pour comprendre que la solidité n'est pas dans le roc que nous rêvons tous d'être, mais dans le souffle et la parole, infiniment plus vrais et féconds.
S'opère alors, comme ce peut être aussi le cas dans l'endurance et dans un patient travail intérieur où bien souvent le labeur tient du labour qui rend meubles les terres pour la germination, une mise en ordre progressive de l'existence. Mes points d'appui changent, le rapport que j'entretenais à mon travail, à ma famille, à telle ou telle relation, à mes richesses comme à mes limites, m'est apparu mal ajusté, en quête maladroite, indéfinie et fallacieuse, d'une vie qui jamais ne parvenait à s'épanouir vraiment. Sous l'effet d'une rencontre, d'une parole entendue, d'une prise de conscience, d'un suivi attentif de ce qui, dans mon existence, va vers la vie, je réapprends à vivre, plaçant ailleurs ma confiance, me découvrant des capacités nouvelles ou accueillant leur déploiement généreux. Mes projets, mes paroles, mes actes s'ordonnent, trouvent leur place en une construction plus harmonieuse, unifiée, où Dieu, moi-même, autrui, toute chose ont la leur, sans concurrence ni effacement.

Parmi les moments de particulière intensité, évoquons enfin le rare relief et l'infini mystère de l'expérience qu'il est parfois donné de faire aux côtés de quelqu'un qui se laisse travailler pour s'abandonner aux toutes dernières heures de sa vie. Sous le mode de l'impuissance radicale, aux côtés de celui qui meurt, on est alors mis devant l'inouï de la vie encore présente jusqu'au dernier souffle que nul ne commande.

Explosion ou lente germination de la vie jusqu'à sa remise finale, apparue en forme de joie ou en forme de choc, cette émergence passe au fil des jours à travers les oscillations intérieures que nous fait vivre le quotidien, lorsque nous apprenons à les reconnaître et à discerner l'attitude par laquelle nous pouvons épouser le mouvement qui porte vers plus de vie. Certes, repérer les moments où nous sommes accordés à la source de vie en nous, c'est déjà faire l'expérience que la vie nous est donnée là où nous sommes, en ce que nous sommes. Goûter de tels moments et se guider sur eux, c'est déjà accueillir une force de vie. Mais notre temps n'est pas fait que de ces instants joyeux et paisibles... C'est aussi dans la tempête et, plus profondément encore, dans les alternances de soleil et de gros temps qu'il nous est donné de reconnaître sur quelle terre ferme tient notre vie. Lorsque tout vacille, comment se fait-il que nous tenions sans être emportés, sinon parce que nous sommes tenus, au-delà de ce que nous pouvons sentir ? Quant aux oscillations, elles nous apprennent à ne confondre ni la vie reçue avec la perception de sa plénitude ni les moments difficiles avec une disparition de tout appui ; elles nous éduquent à découvrir une fidélité indéfectible qui nous porte, plus profondément que nous ne le sentons.
Qu'ont donc de commun ces expériences, dans leur diversité ? Toutes, elles nous parlent de la force irrépressible de la vie dont la dynamique propre est d'être donnée et accueillie.
 

LA VIE : UNE GRÂCE À ACCUEILLIR


Notre désir de vivre risque de prendre la forme d'une avidité. Ou bien, se heurtant à la réalité, il se replie, s'étouffe. C'est vers d'autres attitudes que nous sommes invités à nous orienter, si nous suivons ce qu'indique le surgissement de la vie.
 

Gratuité et démaîtrise


La vie surgit, la vie est là, sans que nous y soyons pour rien. Sans non plus qu'il y ait à y chercher quelque justification que ce soit. Elle est simplement offerte, en toute gratuité.
Voilà qui s'accompagne, de notre côté, d'une radicale démaîtrise, que les moments de bouleversement font éprouver tout particulièrement. Lorsque ma terre tremble sous la poussée d'une vie nouvelle, il me faut lâcher sécurités et appuis du passé, pour prendre une autre main. Le mouvement lui-même échappe à ma maîtrise et me la fait perdre : il est hors de mes prises de pouvoir transformer quoi que ce soit d'autrui ou de moi-même, faire avancer plus vite le processus, comprendre, savoir où mène le chemin, quel en sera le terme et plus encore ce qu'il aura fait de moi. Pas plus que je ne peux maîtriser mes propres réactions ou celles d'autrui. La seule possibilité est de me livrer à l'expérience, de la laisser faire et de me laisser faire par elle. La même démaîtrise est en réalité tout aussi présente lorsque la main du Créateur est reconnue sur fond d'un ciel plus immédiatement serein. Car nous ne commandons en rien ni le moment, ni la forme, ni l'intensité du surgissement de la vie en nous, encore moins ses effets.
 

Présence


Une telle démaîtrise ne signifie en rien absence ; au contraire, en elle et par elle nous est donnée une présence à nous-même, à la création, au Créateur. Toutes les expériences citées plus haut nous touchent au corps ; elles nous rendent présents à ce que nous sommes, dans la densité et la singularité propres à chacun, avec la force de l'élémentaire.
Elles nous rendent présents à ce qui se présente. A la différence de nos rêves, le surgissement de la vie nous ramène toujours au réel ; c'est particulièrement fort dans le cas d'une décision ou lorsque se recompose le paysage de notre existence, mais quelle est celle des expériences que nous venons de passer en revue qui n'est vécue dans une relation à autrui et aux choses ou orientée vers elle ? Cette présence au réel prend la couleur d'une confiance accordée à ce qui est plus qu'à ce que nous imaginons ou désirons, une confiance qui n'est en rien naive et n'esquive pas la douleur — celle de la blessure en attente du pardon ou du craquement avant le remodelage de notre vie. Elle intègre le réel avec ses ombres autant qu'avec ses lumières.
Elle est surtout présence à autrui et présence d'autrui. C'est patent lorsque la vie surgit sous l'effet d'une rencontre, d'une parole ou d'un événement. La vie vient toujours d'ailleurs, d'un autre, même lorsque c'est en nous-même que nous en entendons le surgissement gratuit : pas de gratuité sans un don, c'est-à-dire sans un donateur, autre que moi-même et qui m'empêche de m'encerder en moi-même. Accéder à ma liberté par l'accueil d'une décision, qui, en étant mienne, est éprouvée comme réponse à un appel, le fait découvrir avec une force unique. C'est aussi la grâce propre aux alternances, dont est tissée notre vie, de nous permettre, si nous ne les vivons pas en nous laissant simplement ballotter de l'une à l'autre, de laisser apparaître, plus profond que ce qui nous affecte, la solidité d'un Autre qui nous porte dans l'existence et dont la fidélité nous assure au-delà des alternances et pour les vivre. Merveille d'une vie qui est bien mienne, puisqu'elle est en moi et me constitue, et qui m'advient comme mienne par la grâce d'un autre. Je ne nais à moi-même que par la grâce d'un Autre ; en me remettant radicalement à un Autre, c'est moi-même que je trouve, en une naissance nouvelle ; et cet Autre n'est pas ailleurs qu'au fond de moi-même : Il a fait « de moi son temple, puisque je suis créé à [son] image et à [sa] ressemblance » (Ex. sp. 235).
Une telle présence, dense et juste, que nous contemplons dans le Christ de la Passion, déboulonne les idoles et libère des oppressions. Car elle permet de ne rien confondre avec la vie ou avec son origine, de ne s'asservir à aucune créature, de trouver sa liberté, quelle que soit la violence que des puissances, internes ou externes, tentent d'exercer ; elle donne la force de les dénoncer.
 

Dans notre temps


C'est dans notre temps, sur les deux registres complémentaires de l'instant — l'instant du surgissement, repérable et que l'on voudrait prolonger — et de la durée lente d'une maturation obscure, que s'expérimente l'acte créateur. De ce fait, il conduit à goûter le temps ou à l'endurer. La plénitude et l'épreuve du temps se donnent à vivre — sa plénitude, lorsque le surgissement de la vie engendre cette qualité de présence ; son caractère éprouvant, car, dans tout processus de création, je ne saisis pas immédiatement ce qui se produit, ce qui se défait comme ce qui se construit. Le goût de vivre fait désirer cette plénitude sous forme d'achèvement, mais la construction humaine ne se fait que peu à peu, et ce sont aussi les instants de joie qui permettent de durer dans l'attente, de même que l'attente leur donne tout leur éclat et leur poids. « La création gémit en travail d'enfantement. » La tentation serait de nier la création en raison du gémissement. Mais c'est bien dans la composition des deux — l'éclat de l'instant et la douleur ou le secret de la durée — que s'expérimente une autre dimension importante de l'acte créateur.
Le lent travail de création ne doit pas en effet faire oublier ce qui est un donné : nous sommes créés ; c'est fait, c'est toujours déjà là, à la racine. La vie est première, déjà donnée. Mais parce que ce donné originel n'est en rien une explication, parce qu'il est don d'une vie, il convie à une tâche : nous sommes constamment invités à nous laisser créer. Nous ne pouvons profondément accepter d'être créés qu'en nous ouvrant à l'expérience de nous laisser créer, au jour le jour, d'y consentir. C'est tout le cheminement de notre existence, jusqu'à la mort. Mais, dira-t-on, pourquoi parler de création ? Ne serait-il pas plus juste de reconnaître à l'oeuvre ici salut et résurrection, ou , tout simplement, la vie ?
 

Pourquoi faire appel à la création ?


Certes, nous ne faisons jamais l'expérience de l'action créatrice autrement que sur fond de vie menacée Nous ne sommes pas en cela éloignés du chemin vécu par le peuple d'Israël, écrivant les récits de création sur la base de l'expérience d'avoir été sauvé Mais peut-être justement sommes-nous bénéficiaires du même parcours et places devant la même nécessité de recounr a la création
Un souffle communiqué, une Parole, le surgissement d'une nouveauté, une mise en ordre à partir d'un tohu-bohu et grâce à une séparation qui est en même temps lien d'origine les figures sont communes a l'Ecriture et à nos expériences propres Dans les deux cas également, le rapport à Dieu est inséparable du rapport à la vie et aux choses Et si l'expérience d'être dans la main du Créateur a à voir avec la lutte contre l'idolâtrie et l'oppression, nous ne pouvons oublier que c'est dans ce double contexte que la foi du peuple d'Israël s'est expnmée avec les récits de création Un tel rapprochement ne saurait être fortuit De même que le peuple d'Israël a eu besoin de recourir à la figure de la création, de même il nous est utile, pour respecter l'originalité de ces passages de Dieu dans notre vie et nous y rendre plus attentifs, de voir en eux l'action du Créateur Car ce n'est pas dans telle difficulté particulière, ni dans tel domaine de mon existence, ni a tel moment seulement que Dieu intervient pour moi, c'est à la racine de ma vie, de mon rapport à Lui et à tout être ou toute chose De l'acte créateur, dont la Bible désigne par un verbe unique et réservé l'originalité, je ne peux avoir aucune idée, et pourtant il me consume dans la durée de mes jours Je peux en être l'objet sans même l'identifier L'origine n'est pas lointaine, elle est inaccessible, et pourtant — ou plutôt en cela — elle fait vivre C'est le propre de l'appel à la catégorie biblique de création que de le faire apparaître
Craindrait-on de ne pas interpréter suffisamment alors le don de la vie en termes tnnitaires ? Ce serait oublier que l'acte créateur, en régime chrétien, est opération trinitaire Ce serait oublier que le Christ, en son humanité, nous invite à entrer davantage en notre propre humanité, que l'Esprit « se joint à notre espnt » et nous donne de pouvoir vivre toute chose ouverts à l'action créatnce de Dieu Ou bien se demanderait-on pourquoi parler d'acte créateur lorsque l'on évoque le plus élémentaire de la vie ? Mais c'est la force de ce recours que de pouvoir situer la relation à Dieu en notre vie telle qu'elle est, de nous faire voir combien cette relation est vitale et d'attiser en nous le goût de vivre.
 

Epouser le mouvement de l'acte créateur


Car le repérage accueillant de l'action créatrice de Dieu dans nos vies nous conduit à épouser le mouvement que nous sentons à l'oeuvre, à suivre le courant que trace le jaillissement de la vie. Ce qu'ont en effet de commun les expériences évoquées, c'est aussi ce qu'elles produisent en nous : une unification profonde entre attrait vers Dieu et goût de vivre, une mise au monde, dans une attitude de louange, de respect et de service.
Tout accueil de l'action créatrice de Dieu réconcilie et fait grandir ensemble orientation vers Dieu et goût de vivre. En même temps que nous y découvrons ou approfondissons sans cesse que Dieu seul est le Créateur et que toute chose est créature, nous faisons l'expérience que Dieu prend pour nous davantage de consistance : il devient « quelqu'un », tandis que nous existons nous-mêmes plus intensément ; sa Parole et la nôtre se chargent de vérité, de personnalité et de force ; la prière se densifie ; le dialogue avec Lui peut réellement avoir lieu, intégrant les beautés et les rudesses de nos existences, libre des phrases tout apprises, trop pieuses ou sages, aseptisées, déjà trop connues pour avoir quelque nouveauté. Et nous trouvons davantage près de Lui repos et force. Bref, nous vivons davantage dans la relation à Lui. Notre goût de vivre se développe : la donation donne du goût au don. Nous apprenons que Dieu nous donne le droit de vivre et se réjouit que nous vivions à plein. Avons-nous mesuré combien cela allège notre existence et lui donne de valeur que de la vivre en la recevant d'un Autre, au lieu de vouloir la faire et la conquérir, à la force du poignet, ou la défendre ? En cette grâce, la profondeur sait être légèreté...
Et voici qu'advient une compréhension totalement renouvelée de nous-même, du monde, d'autrui, de l'existence ; non plus une saisie qui maîtriserait ou tenterait de le faire, qui fabriquerait du discours, mais une vérité qui s'inspire en nous en même temps qu'elle nous inspire ; une vérité qui germe de notre terre. Voici, de même, notre parole délivrée du bavardage, de l'insipide ou de la domination, et notre action sauvée de la consommation des biens et des forces. Nos yeux et nos mains s'ouvrent à la contemplation.
Nous entrons dans la circulation de la vie : y a-t-il plus grand facteur d'ouverture à autrui que de reconnaître que nous sommes tous l'objet d'une donation, de ne pas s'approprier ou dénigrer jalousement ce qui nous a été donné, à nous ou à autrui ? La vie se communique en une irrésistible contagion lorsque nous l'accueillons vraiment : la vie d'autrui nous fait vivre, la nôtre est le seul bien que nous puissions lui offrir.

* * *

« L'homme est créé pour louer, respecter, servir Dieu son Créateur et par là sauver sa vie. » Les premiers mots du « Principe et fondement » des Exercices spirituels n'ont ni la froideur de l'abstraction, ni la dureté d'un carcan. Ils disent ce sans quoi nous ne pouvons vivre. Nous reconnaître créés, repérer la main du Créateur à l'oeuvre en notre temps, accueillir ce travail, c'est permettre à notre désir de vivre de s'affermir et de se déployer. Et c'est de lui-même que ce mouvement conduit à louer joyeusement le Donateur de vie, à respecter le don et le Donateur, à servir, entrant par là dans la circulation de la vie reçue. Peut-être cela pourrait-il se dire en termes d'amour : aimer sans chercher le retour — ce n'est pas ainsi qu'il viendra, il est déjà à la source — ; se laisser aimer sans la réserve qui cherche à mesurer ou vérifier l'amour reçu — ce serait se mettre à distance du courant alors même que l'on a soif. « Louer, respecter, servir », ce n'est pas accomplir un devoir, c'est seulement laisser s'épanouir la grâce reçue d'un Dieu qui n'est pas en concurrence avec nous, mais en qui nous avons la plénitude de la vie.