Il m'a fallu du temps pour comprendre que le temps, justement, était un espace à habiter et à investir pour rencontrer le Seigneur et me mettre à son écoute, et non un bien à consommer de la façon la plus « rentable » possible.

Dans certains milieux catholiques, il est consensuel d'admirer les personnes qui se donnent sans compter, cumulent les engagements et les talents, sont à la fois bon père ou bonne mère de famille (nombreuse, de préférence), cadres à hautes responsabilités, paroissiens actifs, sportifs accomplis, grands intellectuels.

Ainsi, assaillie à la fois par toutes mes envies et par l'injonction morale à être une femme dynamique sur tous les tableaux, j'ai plus ou moins consciemment « sur-rempli » mon agenda pendant les premières années de mon mariage : tout en fondant une famille nombreuse, je me suis investie dans mon travail, recherchant toujours plus de challenge et de responsabilités ; je me suis engagée dans ma paroisse et dans ma vie spirituelle ; je me suis remise à la musique (piano, chorale) ; je me suis toujours rendue disponible pour organiser des réunions entre amis. Tout cela était très bon a priori.

Or, dans la prière, et face au surmenage récurrent, j'ai pris peu à peu conscience que cette suractivité était régulièrement source de tristesse, que ma fatigue tuait ma capacité à aimer.

En effet, s'installait régulièrement une sorte de frustration : je courais, j'étais fatiguée et je dus admettre que je n'aurais clairement jamais le temps de tout bien faire ; je ne serais jamais une excellente pianiste, ni une grande cadre de direction. Je ne pourrais pas prendre des cours de chant en plus des cours de piano et de la chorale. Tristesse !

Et il m'a fallu en arriver à la conclusion que c'était mon rapport au temps que je devais évangéliser, pour mon bien et celui de mes proches. Non, je n'aurais pas le temps de tout faire, de tout découvrir, de tout accomplir. Mais, au fond, ce n'était pas là que le Seigneur m'attendait.

Le temps est un don que Dieu me fait, pour me mettre à son écoute et creuser mes désirs profonds, afin d'être fidèle à mon élection et trouver ainsi la joie parfaite qu'il me promet. Comme Marie, sœur de Marthe, je suis avant tout appelée à une expérience spirituelle, à vivre dans une profonde amitié avec le Seigneur, cherchant ce qui me mène à Lui, dans toutes mes activités et expériences, et évitant ce qui m'en écarte et me met dans la tristesse.

La maîtrise de moi-même, fruit de l'Esprit saint, ne me permet pas seulement de résister à des tentations intrinsèquement mauvaises, elle m'apprend aussi à réguler tous mes désirs a priori bons en apparence, qui font en fait que je me disperse, que je ne suis plus présente au temps présent. Je suis dans une telle suractivité que je ne suis plus attentive à écouter mes motions intérieures : je ne savoure plus ce que je vis, je ne prends plus le temps de discerner, dans le silence de la prière, ce qui me permet de répondre à mon élection personnelle et ce qui m'en éloigne. Or, dans le « Principe et fondement », saint Ignace nous invite à choisir ce qui va nous mener à louer, à révérer et à servir le Seigneur. Quand je ne suis plus dans la joie parce que j'ai trop rempli mon temps, c'est que le Seigneur m'appelle à moins, pour aimer plus. Mère Teresa, face à ses religieuses qui disaient manquer de temps pour s'occuper des pauvres et proposaient donc de réduire le temps de prière, leur avait répondu qu'elles allaient au contraire augmenter le temps consacré à l'oraison !

Le Seigneur ne me demande pas de caser toujours plus de choses dans mon emploi du temps, et je n'ai pas à culpabiliser de ne pouvoir le faire. Au contraire, il m'encourage à me libérer de ce « faux » appel, piège dans lequel je retombe régulièrement, et mauvais fruit d'un long héritage éducatif et culturel qui valorise le faire. Le Seigneur désire à l'inverse que j'enlève des choses pour lui donner du temps, temps pour savourer le présent, temps pour relire le passé et rendre grâce pour ce qui a déjà été donné, temps pour discerner avec le Seigneur, en devisant avec lui, ce qu'il est bon que je fasse ou non et, surtout, ce qu'il est bon que je sois ; temps du discernement pour utiliser librement ce « capital temps » : que fais-je actuellement de ce temps ? Comment est-ce que je l'alloue ? Est-ce que je demande au Seigneur son avis avant toute décision d'« allocation temps » ? Chaque « allocation temps » me permettra-t-elle ou non de louer, de révérer et de servir le Seigneur ? Me laissera-t-elle du temps pour la prière ? Car c'est cela que je dois chercher avant toute chose.

Un jour, mes parents m'ont obtenu une place gratuite pour un récital unique de flûte traversière, alors que j'ai moi-même un excellent niveau et que j'aurais rêvé être flûtiste. Le jour J, les heures passant, l'inquiétude a pris le dessus sur la joie de cet événement. J'étais à la fois tiraillée par mon envie d'y aller et par le stress de réussir à me rendre à l'heure après ma journée de travail. Je craignais par ailleurs de décevoir mes parents si je n'y allais pas. La fin de journée approchant, le sujet tournait dans ma tête avec une inquiétude grandissante quand, écoutant mes motions intérieures, je me suis tout à coup adressée au Seigneur dans un cri qui m'a libérée : « Seigneur, Tu le sais, je rêverais d'aller à ce concert, d'honorer ce cadeau. Je me sens coupable et triste de décevoir mes parents si je n'y vais pas, mais je sens profondément que mon appel pour ce soir, qui est aussi une joie, c'est d'être auprès de mon mari et de mes enfants, après la fatigue de cette journée. » Libérée, j'ai ainsi décidé de rentrer directement chez moi en sortant du bureau. C'était un renoncement, à la fois par rapport à mon désir réel pour ce concert mais aussi par rapport au jugement potentiel de mes parents. Puis, une autre tentation a surgi : « Après tout, je profiterai de la retraite, quand je n'aurai plus d'enfants à la maison, pour aller à des concerts et répondre à tous les désirs qui m'assaillent. » Et le Seigneur m'a à nouveau inspirée : « Mais, Delphine, pourquoi penser à tout cela ? Peut-être ne vivras-tu pas jusqu'à la retraite, peut-être sera-t-elle différente de ce que tu imagines ? » J'ai alors eu la conviction que je devais vivre maintenant, que cela seul devait me suffire. Avoir des désirs et des projets pour l'avenir, les confier à la Providence, mais sans m'y accrocher trop, sans cette impatience qui m'empêche d'aimer le présent, et de l'habiter maintenant.

C'est ainsi que je demande aujourd'hui au Seigneur de m'aider avant tout à mettre la prière au cœur de mon temps, pour justement Le laisser me guider dans mes décisions, me libérer de tous les liens qui me mettent dans l'inquiétude, de tous ces désirs qui me happent et me font courir après le temps.

Prier, c'est inviter l'éternité dans ma vie, c'est me permettre de louer, de révérer et de servir le Seigneur dès ici-bas, afin de goûter à la joie parfaite qu'Il désire pour nous : c'est faire entrer l'éternité dans le temps.