Yves Roullière, arrivé en septembre 1993 à la rédaction de
Christus, la quitte à la fin du mois de juillet. Il devient directeur éditorial de Lessius, tout en collaborant avec les deux autres maisons d’édition jésuites franco-belges : Fidélité et Lumen vitae. Les diverses équipes de la revue lui sont extrêmement reconnaissantes pour ces vingt années de collaboration précieuse et d’une rare compétence. C’est l’occasion pour lui de recueillir ici, à ma demande, quelques fruits de cette riche expérience.

Remi de Maindreville s.j.

« La revue Projet se lit dans son bureau ; la revue Études, dans son salon, aux côtés du Monde et, suivant les cas, de La Croix. Quant à la revue Christus, elle se lit dans sa chambre. »1


Oui, et c’est aussi porte fermée, comme dans une chambre, que s’exerce le métier de rédacteur en chef adjoint de Christus2. Peut-on en effet rédiger quoi que ce soit de senti sans un minimum de silence, de recueillement, de retrait ? Ici, il s’agit moins de remplir des colonnes par des articles personnels que d’inscrire une multitude de notes en marge, dans cet espace blanc, vacant, où se joue son rôle de médiateur entre le texte brut de l’auteur et le texte auquel aura affaire le lecteur. Titres, intertitres, brèves introductions, corrections3, réécritures de détail ou de fond en comble4, recensions et informations – tels sont les terrains d’action spécifiques, quotidiens, du rédacteur en chef adjoint. Terrains plutôt vagues, voués à l’oubli, à l’anonymat, et non certes pour contribuer à la renommée des auteurs, mais pour faire le maximum de place à l’esprit de celui dont la revue porte le nom.

 La prière au centre de la vie

Le rédacteur est d’abord et avant tout un lecteur professionnel5. Il est de ceux réputés ne pas s’effrayer de montagnes de textes à arpenter chaque semaine. Pourvu que ses yeux tiennent la route. Pourvu que son esprit demeure ouvert du matin au soir à ce dialogue auquel l’invite chaque auteur6, dialogue certes muet mais où ce lecteur (c’est son office) doit deviner ce qui palpite en chaque correspondant. À cet égard, l’invasion des courriels, il y a une dizaine d’années, a exigé tout un temps d’adaptation, d’ascèse, pour ne pas céder à la tentation des échanges instantanés.
De façon générale, nous travaillons avec deux sortes d’auteurs : 1. Ceux, en petit nombre, qui placent la prière au centre de leur vie, c’est-à-dire qui considèrent la prière (contemplation, méditation) comme leur moyen privilégié d’accéder quotidiennement à l’intelligence des réalités qui nous entourent ; 2. Ceux, majoritaires, pour lesquels la prière n’est pas forcément un acte quotidien, mais qui estiment cependant les hommes et les femmes de prière comme des références incontournables pour comprendre les enjeux de notre monde.
Ces deux types d’auteurs, quoi qu’il en soit, se reconnaissent à la place qu’ils donnent dans leur vie à ce qu’on appelle l’« expérience spirituelle »7. Tout en sachant que cette expérience quotidienne ne serait rien si elle n’avait d’abord été donnée par le Créateur, et que la prière, la pause, le recueillement, l’exercice intérieur, sont les moments privilégiés pour en prendre le plus conscience.

 Une façon de procéder

Une fois posées ces bases, comment procédons-nous dans la revue Christus pour mettre au jour ces expériences ? Nous n’excluons a priori aucun champ intellectuel. Certes, notre premier devoir est d’honorer la manière dont la tradition spirituelle et mystique a abordé les thèmes que nous proposons8. Mais, de même que la spiritualité ignatienne n’a jamais été considérée comme un « en-soi » ou une « cerise sur le gâteau » de la pédagogie ignatienne, de même la philosophie, la théologie, l’exégèse, l’esthétique, la politique, la psychologie, la psychanalyse, et même les sciences exactes, en pratique, peuvent être accueillantes, selon nous, à l’expérience spirituelle9. Tout dépend de la personne qui en parle. Quand l’auteur réunit tous nos critères en terme d’engagement et d’écriture, nous pouvons nous reposer sur lui, car il nous comprend à demi-mot. Il arrive aussi que tel spécialiste nous fasse part d’une expérience spirituelle très riche dans son domaine sans pour autant avoir les moyens appropriés de l’exprimer. Tout notre travail consiste alors à l’aider à sortir de ses codes afin qu’il accède à une parole personnelle, et donc à un engagement hic et nunc, qui est déjà pour nous le premier signe d’une expérience spirituelle assumée.
À l’autre extrême, notre travail consiste à faire prendre conscience à des personnes porteuses d’expériences fortes, et reconnues comme exemplaires, qu’elles font une expérience spirituelle authentique et que nous serions très honorés si celle-ci pouvait être réfléchie et exprimée dans nos pages, le cas échéant à travers un entretien... Il se trouve que la majorité de ces personnes travaillent auprès des malades, auprès des prisonniers et auprès des pauvres.

 Conversations et discernements en petit comité

La conversation est la part la plus invisible du métier, celle qui ne sera jamais archivée, et qui en est pourtant le cœur. Pas un jour où ce type d’échanges intensifs ne prenne ordinairement deux à trois heures. Échanges avec les auteurs, bien sûr, mais d’abord avec le rédacteur en chef10. C’est là que les idées d’articles et de dossiers s’échafaudent, certaines pour vaciller assez vite, voire s’effondrer à la première objection sans réplique, d’autres pour se renforcer et entrer dans une structure suffisamment solide pour qu’auteurs et lecteurs puissent s’y sentir comme chez eux – et qu’ils acceptent par là même d’en sortir à travers des propositions de sujet parfois inattendues…
Jusqu’ici, rien de très original pour une revue thématique ; l’originalité, me semble-t-il, tient surtout au moment, qui peut très vite survenir, où la conversation entre rédacteurs devient « spirituelle », où elle épouse pleinement le mode d’approche et d’interprétation propre à la revue, qui se méfie a priori des systèmes, des raisonnements trop bien huilés, des enchantements de l’imagination ou des débordements émotionnels. Chaque rédacteur en fait lui-même l’expérience au sein de la conversation en consentant non seulement à être corrigé par son interlocuteur mais – et c’est le plus dur – à corriger celui-ci ; il doit s’efforcer à s’ouvrir au maximum à la manière dont l’autre sent ou ressent le thème ou l’article reçu, et de couper court s’il juge que son confrère se perd en des spéculations qui ne tiennent pas assez compte du ressenti spirituel de nos contemporains – et singulièrement de celui de nos lecteurs représentés pour nous par les membres de notre comité de rédaction11.

Ce comité est avant tout un comité de lecteurs, un comité dit « consultatif ». Mais il est le lieu par excellence où les rédacteurs trouvent des thèmes et éprouvent leurs intuitions. Explicitement ou non, le comité les aide à se fier à l’intelligence qu’ils doivent avoir de l’action de l’Esprit du Christ dans la vie de tout un chacun, croyant ou non. Ce n’est pas pour rien que Christus a la réputation d’être une des revues qui tiennent le plus compte, pour se décider sur tel ou tel thème, non seulement des arguments mais des silences, des expressions du visage et des gestes des membres du comité.
On se gardera d’oublier deux autres types d’échanges, l’un en amont, l’autre en aval :
• En amont, les rédacteurs permanents de Christus sont amenés à rencontrer le provincial jésuite12. Nulle directive à attendre de lui, mais une mise en perspective de la place de notre mission au sein des multiples œuvres dont la Compagnie de Jésus a la charge dans l’Église, en vue de l’annonce de l’Évangile.
• En aval, les rédacteurs sont remis presque quotidiennement devant leurs responsabilités grâce aux collègues des services administratifs en lien depuis une dizaine d’années avec Bayard : promotion, gestion des abonnements et des stocks, vente par correspondance13. En prise directe avec le poids, le format, le coût et la publicité de la revue, ces collègues préservent la rédaction de toute tendance à la dématérialisation qui peut les guetter, absorbés qu’ils sont dans leurs projets.
Ce métier privilégié n’est pourtant pas sans danger. Je ne parle pas de l’habitude qui installerait le rédacteur en chef adjoint de Christus dans une douteuse et ridicule posture de « professionnel de la spiritualité » ; je parle plutôt de cette ascèse qui l’oblige à tirer systématiquement la leçon spirituelle de toutes choses et qui peut insensiblement l’empêcher de goûter lui-même à ces mouvements de l’esprit qu’il est censé « accompagner » à longueur de pages, à longueur de conversations et de correspondances... Saturation difficile à assumer, et qui nécessite que ce drôle d’oiseau réapprenne régulièrement à voler14.



 

Notes :

1. Cette formule est de Christian Blanchon, qui fut un temps directeur administratif de la SER (société qui édite Christus et Études). À cette fonction, lui ont succédé Jean-Pierre Rosa et, depuis huit ans, Antoine Corman. À mon arrivée, c’est André Costes s.j. (†) qui présidait la société éditrice de ces revues ; lui ont succédé deux autres jésuites : Pierre Faure et, depuis dix ans, Bruno Régent.

2. Depuis la création de la revue (1954), mes prédécesseurs à cette fonction, tous jésuites, ont été François Roustang, Michel de Certeau (†), Dominique Bertrand et Étienne Lepers (†).

3. Ce travail s’est appuyé à Christus sur les compétences de trois correcteurs jésuites : Roger Tandonnet (†), André Derville et, depuis dix ans, Étienne Celier.

4. Certains aspects de ce travail relèvent du secrétaire de rédaction, poste que j’ai longtemps cumulé avec celui de rédacteur en chef adjoint. M’ont précédé à ce poste Iléana de Vogüé, Sophie Goutal-Darly et Hélène Pollissard ; et m’y a succédé Olivier Pradel. Durant quelques années, j’ai aussi cumulé ce poste avec celui de maquettiste : m’y avaient précédé Claire Deschamps et sœur Véronique f.m.j. ; m’y ont succédé Anne Pommatau (qui était aussi graphiste), Julia Nion et, depuis un an, Ketty Hoffschir.

5. Cf. mon article « Une patience d’ange » (Études, octobre 1999). J’en profite pour signaler l’importance des relations entre l’équipe de Christus et celles d’Études. J’ai ainsi pu bénéficier de l’écoute amicale de Jean-Yves Calvez s.j. (†), Pierre de Charentenay s.j., Dominique Cupillard s.j., Franck Delorme s.j., François Euvé s.j., Dominique Geay-Hoyaux, Françoise Le Corre, Henri Madelin s.j., Guy Petitdemange, Chloé Salvan, Nathalie Sarthou-Lajus, Michel Souchon s.j. et Sylvain Urfer s.j.

6. Voici les auteurs avec lesquels j’ai principalement collaboré (certains sont devenus des amis) : Marie-Thérèse Abgrall s.f.x., Christophe André, Jacques Arènes, Marie Balmary, René-Claude Baud s.j. (†), Jeanne-Marie Baude, Claire-Anne Baudin, André Beauchamp, Paul Beauchamp s.j. (†), Nicolle Carré, François Cassingena-Trévedy o.s.b., Jean-François Catalan s.j., Régine du Charlat s.a., Jean-Louis Chrétien, Geneviève Comeau xav., Robert Comte f.e.c., Franck Damour, Philippe Demeestère s.j., Adrien Demoustier s.j. (†), Daniel Desouches s.j., Pierre Emonet s.j.,
F. Euvé s.j., Nicole Fabre, Emmanuel Falque, P. Faure s.j., Michel Fédou s.j., Claude Flipo s.j., Sylvie Germain, Dennis Gira, Maurice Giuliani s.j. (†), Patrick Goujon s.j., Étienne Grieu s.j., Jean-Marie Gueullette o.p., Marie Guillet xav., Noëlle Hausman s.c.m., Natalie Héron, Nicole Jeammet, Geneviève Jurgensen, Xavier Lacroix, Marc Leboucher, Isabelle Le Bourgeois s.a., Marie-Amélie Le Bourgeois s.u., F. Le Corre, Philippe Lécrivain s.j., Paul Legavre s.j., Jean-Pierre Lemaire, Marguerite Léna s.f.x., Chantal Leroy, André Louf o.c.s.o. (†), H. Madelin s.j., Remi de Maindreville s.j.,
Véronique Margron o.p., François Marxer, Emmanuelle Maupomé s.a., Françoise Mies, Joseph Moingt s.j., Anne-Marie Pelletier, Geneviève Perret m.a., Étienne Perrot s.j., Brigitte Picq, Bernard Pitaud p.s.s., Marc Rastoin s.j., B. Régent s.j., Philippe Robert s.j., Sylvie Robert s.a., Claude-Henri Rocquet, Michel Rondet s.j., Éric de Rosny s.j. (†), Mark Rotsaert s.j., Mgr Albert Rouet, Luc Ruedin s.j., Dominique Salin s.j., Robert Scholtus, Bernard Sesboüé s.j., Pascal Sevez s.j., Yves Simoens s.j., Jean-Louis Ska s.j., Jean-Marie Tézé s.j. (†), Christoph Theobald s.j., Alain Thomasset s.j., Jacques Trublet s.j., Claude Tuduri s.j., Paul Valadier s.j., Albert Vanhoye s.j., Denis Vasse s.j., Benot Vermander s.j., Annie Wellens, Agata Zielinski xav.
 
7. C’est aussi suivant ce critère que nous traduisons des articles. Pour ma part, j’ai eu la joie de faire découvrir en français des auteurs principalement espagnols et péruviens : Dolores Aleixandre r.s.c.j., Rogelio García Mateo s.j., Benjamn González Buelta s.j., Juan Antonio Marcos o.c.d., Javier Melloni s.j., Gabriel Miró (†), Miguel Nicolau s.j. (†), Fernando Roca Alcázar s.j., Richard Romero, Pedro Trigo s.j., Juan Julio Wicht s.j. (†).
 
8. Dès ses débuts, Christus a contribué à redonner une fracheur toute nouvelle aux sources de la spiritualité ignatienne. À ce titre, j’ai eu l’honneur de participer à la réédition d’œuvres de Jerónimo Nadal s.j., Achille Gagliardi s.j., Louis Lallemant s.j. (éd. D. Salin s.j.), Jean-Joseph Surin s.j. (éd. Henri Laux s.j.), du Pseudo-
Caussade (éd. D. Salin s.j.), Yves de Montcheuil s.j., et de la publication d’ouvrages de Blaise Arminjon s.j. (†), Hans Urs von Balthasar (†), Franz Jalics s.j., Xavier Léon-
Dufour s.j. (†), John O’Malley s.j. et Benot Vermander s.j.
 
9. C’est ainsi que nous concevons l’année comme un accompagnement. Le numéro d’octobre relève plutôt de l’« anthropologie » (pour partir du point où nous en sommes) ; celui de janvier est à mi-chemin entre anthropologie et thème spirituel (début d’une sortie de soi) ; celui d’avril touche à la dimension socio-politique (épreuve de la réalité) ; celui de juillet est consacré à un thème spirituel (relecture de vie). C’est pour mieux faire jouer cette interdisciplinarité, qui est dans les gènes de la spiritualité, que j’ai créé et animé deux collections « Christus » chez Bayard : « Repères » et « Spiritualité et politique », avec les auteurs suivants : M.-T. Abgrall s.f.x., R.-C. Baud s.j. (†), J.-M. Baude, C.-A. Baudin, Maurice Bellet, G. Comeau xav., F. Damour, P. Demeestère s.j., Claire Fourcade, M. Giuliani s.j. (†), Jean-Luc Jeener, M.-A. Le Bourgeois, F. Le Corre, J.-P. Lemaire, Frédéric-Marie Le Méhauté o.f.m., Katia Mikhaël, É. Perrot s.j., Jean-François Petit a.a., Alain J. Richard o.f.m., R. Scholtus, P. Valadier s.j., A. Vanhoye s.j. et A. Wellens.
10. J’ai collaboré avec trois jésuites appelés à cette mission : Cl. Flipo (onze ans),
P. Legavre (trois ans) et, depuis sept ans, R. de Maindreville. À ces conversations se joint parfois depuis deux ans notre webmaster Cl. Tuduri.
 
11. Voici les membres du comité que j’ai côtoyés : C.-A. Baudin, R. du Charlat s.a., A. Corman, A. Demoustier s.j. (†), D. Desouches, P. Faure s.j., M. Fédou s.j., Joëlle Ferry xav., M. Guillet xav., Agnès Hédon n.d.c., N. Héron, Jean-Paul Lamy s.j.,
M. Léna s.f.x., E. Maupomé s.a., élodie Maurot, Françoise Muckensturm, B. Picq, B. Régent s.j., J.-P. Rosa, Christian Sauret, J. Trublet s.j., Cl. Tuduri s.j. En dehors du comité, nous avons bien sûr l’occasion de rencontrer les lecteurs durant toute l’année, en particulier au cours des sessions et soirées-débats que la revue organise dans toute la France, et de façon régulière au Centre Sèvres à Paris et au Centre de La Baume à Aix-en-Provence. Ces « épreuves du feu » sont la plupart du temps, pour la rédaction, source de grande consolation.
 
12. J’ai ainsi pu échanger, parfois longuement, avec Jean-Noël Audras, François-Xavier Dumortier et, depuis cinq ans, Jean-Yves Grenet.
 
13. Je signale ici les personnes avec lesquelles j’ai le plus travaillé (outre les directeurs plus haut cités) : Maÿlis Bachy, Monique Bellas, Deborah Biolzi, Claude Blaizot, Isabel Broussot, Marie-Anne Cazzi, Nathalie Crepy, Emmanuelle Giuliani, Jean-Claude Guyot, Yolande d’Hérouville, Gisèle Jacquot, Ophélie Kimbebe, Antoine Kokolo, Amália Marques, Viviane Mbogba, Cécile Monteil, Laetitia de Montsabert, Olivier Sarrazin, Olivier Sauvadet, Marie-Laure Simon, Eva Sinanian...
 
14. À cet égard, j’ai pu bénéficier de conseils d’anés : Paul Corset s.j. et D. Salin s.j., ainsi que de ceux d’amis de ma génération : Thierry Anne s.j., Luc Crepy s.j.m.,
E. Falque, P. Goujon s.j., F. Roca s.j., L. Ruedin s.j. et Bruno Saintôt s.j.